60. Diane
Brouhaha au dehors, le désordre redouté.
Mains sur les oreilles, nimbée d'une brume presque opaque, Diane se rendit jusqu'aux portes du Temple, poussée dans le dos par deux prêtres terrifiés. Elle ouvrit les vantaux pour découvrir les soldats qui en protégeaient l'accès aux prises avec un énergumène bien décidé à forcer le barrage.
Brendan Devlin.
Celui qu'elle avait craint de voir débarquer depuis le premier jour.
« Diane ! Je veux juste te parler ! »
Ils se connaissaient un peu, car le Mivéan avait grandi dans ce quartier de la capitale. C'était un de ces jeunes coqs au sourire facile, populaire, du genre qui traîne avec une bande de copains sur les pelouses du Parc dès qu'il y a un rayon de soleil. Rien ne le prédisposait à la prêtrise : ses parents tenaient un négoce de pigments populaire auprès des peintres en bâtiment et des teinturiers, et il y travaillait en dehors des heures passées sur les bancs de l'école ou à musarder sur le gazon. Mais il y avait eu un incident, autour de ses quinze ans, des rumeurs d'agression, l'intervention de la garde, et la famille Devlin avait brusquement déménagé pour Omneiri. Brendan n'était rentré que bien plus tard, prêtre de Mivei, le passé oblitéré. Sa nature bravache était demeurée, sous un vernis de sagesse souvent craquelé.
Plus âgée, Diane avait grandi dans les jupons de Tymyr. Arrachée à l'orphelinat par la Flamme Nocturne qui l'avait précédée, le Temple lui avait permis à la fois d'exister dans son étrangeté et de venir en aide à ceux dont Juvélys ne voulait pas entendre parler. Il ne fallait pas être Primitif pour être en marge, de nombreuses tares déplaisaient à la bonne société, et l'ombre ne cachait pas que le pire, parfois juste le secret. Elle savait que certains la considéraient comme une émanation de la Lune, ce qui était bien sûr ridicule, mais cela servait la mystique de leur déesse.
« Le Temple est fermé, répéta l'officier. Rentrez chez vous.
— Diane ! C'est important ! »
Elle avait su qu'il viendrait. Immanquablement. Le repousser maintenant, c'était laisser sa fureur grandir et risquer qu'elle se métamorphose en quelque chose de terrible.
« Laissez-le passer, dit-elle d'une voix lasse.
— Vous êtes sûre ? demanda le soldat à mi-voix. C'est le chef des Mivéans.
— Je sais. »
Le militaire, un quinquagénaire à la moustache luxuriante, jeta un oeil vers la rue et fit signe à ses hommes de s'écarter. Il se planta en travers de la route de Devlin.
« Je ne veux pas de grabuge. Vous êtes un invité. »
Le Mivéan semblait fébrile, mais il acquiesça avec un sourire maîtrisé. L'officier se tourna vers Diane.
« Deux de mes hommes vont entrer avec lui. S'il vous ennuie, faites signe, et on le met dehors. »
Diane masqua son incrédulité. Croyait-il vraiment que ses soldats faisaient le poids face à un homme de l'expérience de Brendan ? L'attaque des Obscurs avait indéniablement brouillé les sens de certains.
« Merci », se contenta-t-elle de répondre.
Elle s'effaça et le grand prêtre entra, suivi de sa paire de gardes du corps. Dans la pénombre, elle distingua la silhouette de Jost et d'Isaure qui battaient en retraite, peut-être effrayés de cette visite imprévue. Diane ne chercha pas à entraîner Brendan très profondément dans le petit sanctuaire. Elle tourna une poignée, l'invita à entrer dans la pièce puis referma au nez des soldats, qui n'eurent pas le temps de protester.
En pleine nuit, la petite salle aurait été plongée dans le noir le plus total. En journée, de fins rais de lumière pénétraient au travers des volets disjoints, révélant les nombreux coussins qui jonchaient le sol. C'était un endroit confortable, accueillant, où les sporeux venaient terminer leur nuit à l'abri des hallucinations les plus terribles que leur occasionnait leur vice. Plus aucun n'était venu depuis que les soldats montaient la garde, bien sûr.
Brendan parut un peu incertain de la conduite à tenir, puis s'assit sans plus faire de manière. Diane ne s'était pas attendue à ce qu'il s'installe, mais, après un instant d'hésitation, elle l'imita.
« Brendan, je suis...
— Désolée, je sais. Mais être désolé ne sert à rien. Et, Diane, je te blâme de rien. Je sais que vous n'avez rien à voir avec eux. Mais ils se réclament quand même de Tymyr, et c'est pour ça que j'ai besoin de ton aide. J'ai besoin de savoir ce qui les ferait sortir de leur trou. »
La Primitive secoua la tête, interdite.
« Je ne comprends pas.
— Ils mènent la danse, tu vois ? Ils ont tué mes novices, tué les parturientes chez Agathe... fait je ne sais quoi à Soren...
— Soren ? Qu'est-ce que Soren...
— Cette nuit. Chez les Himéites. Le Temple n'était pas vide. Soren y était. Il n'y est plus. C'est dans son atelier qu'il y a eu un massacre. »
Diane siffla entre ses dents. Soren n'était pas n'importe qui. Il était imbuvable, la plupart du temps, mais il avait un véritable talent... et elle avait posé pour lui, dans sa jeunesse. Il aimait les choses belles et rares, et elle avait captivé son regard. Pour une femme que tout le monde avait toujours crainte et rejetée, attirer l'attention d'une telle personnalité n'avait pas été anodin. Il l'avait emmenée dans son atelier et elle s'était dénudée... Mais la gêne avait démultiplié sa brume, et Soren n'avait rien pu voir. Plutôt que de s'énerver du contretemps, il avait pris la peine de la mettre à l'aise, en bavardant de tout et de rien, en lui posant des questions sur Tymyr, en répondant aux siennes. Et peu à peu le brouillard s'était estompé, jusqu'à ce qu'elle puisse apparaître sous ses yeux, révélée, magnifique, comme elle ne l'avait jamais été devant personne. Le travail avait duré six jours. Ils avaient fait l'amour après chaque séance de pose. Il était tendre, empli de révérence, intrépide et vigoureux.
La statue était un chef d'oeuvre. Elle trônait désormais dans le Temple de Doma d'Omneiri, dans la rotonde des quatre éléments. La relation n'avait pas été plus loin : Soren était himéite et distribuait ses affections comme le printemps sème la pluie sur Juvélys : avec générosité et sans contrepartie. Elle l'avait su dès la première étreinte et il ne lui avait jamais menti. Et en l'aimant sans crainte, il l'avait libérée de sa honte d'elle-même. Soren avait été le premier mais pas le dernier. Même s'il était fantasque, prétentieux, imbu de lui-même à un point vertigineux... Elle se souviendrait toujours de ce qu'il lui avait offert. Elle ne pouvait pas être indifférente à son destin.
Dans la pénombre, Brendan ne la vit sûrement pas rougir.
« Nous ne pouvons pas attendre qu'ils s'attaquent aux suivants, continua le Mivéan. Les mesures prises par les autorités ne servent à rien. Nous devons gérer les choses nous-mêmes, et le plus vite possible. Et pour ça, nous devons les faire sortir de leur cachette et venir à nous. Et c'est là que tu peux nous aider. Tu n'es pas Obscure mais tu connais leur doctrine. »
Diane leva des paumes blanches vers son visage.
« Tu veux leur tendre un piège ?
— Exactement. Mais j'ai besoin de savoir lequel. La garde m'a parlé de ma novice... Blanche... née le Jour Ténébreux... qu'ils aimaient ce genre de symbole... »
Ce n'était pas franchement original. De nombreux enfants nés les Jours Gris portaient des prénoms qui visaient à conjurer le mauvais sort.
« Mais elle est entre leurs mains, si elle est seulement vivante. »
Son regard s'était voilé. Diane n'osa pas de geste de réconfort. Ce qui était arrivé aux Mivéans était trop énorme pour se contenter de mains tendues.
« Il y a eu quatre jours entre l'attaque de mon temple et celle des Béalites, et puis seulement trois avant le Temple d'Hime... »
Diane joignit les mains et rassembla ses robes.
« Les Obscurs ne sont généralement pas aussi mystiques ou fanatiques qu'on le croit, intervint-elle. Leurs objectifs sont clairement déterminés, et si une partie de leurs membres sont des illuminés... Leurs chefs sont plutôt des stratèges. »
Brendan avait relevé la tête et elle vit, dans le reflet de sa cornée, tout l'espoir qu'il mettait en elle. Diane s'en sentit déstabilisée mais aussi convaincue, brusquement, que c'était sa chance, son unique chance, de sortir de cette crise avec les honneurs. Elle se sentit curieusement reconnaissante envers le Mivéan, qui lui offrait cette confiance, alors même qu'elle louait la déesse qui avait inspiré, malgré elle, les ténèbres qui avaient déferlé sur lui.
« N'y a-t-il aucun moyen, pour toi, de détecter leur usage du Flux de Tymyr ? » demanda-t-il.
Elle secoua la tête.
« Ce n'est pas un Flux très puissant, surtout ici, à Juvélys... Nous ne sommes que trois prêtres... Le plus petit Temple de la cité. Si j'étais dans leur proximité immédiate lorsqu'ils y puisent... Oui, je pourrais sans doute le percevoir... Mais à cette échelle... Ça m'est impossible. »
Il attrapa un coussin, le glissa dans son dos. Diane songea aux sporeux alanguis, gisant dans la tourmente de leurs esprits stupéfiés par la drogue, à l'urine et aux vomissures qu'il fallait nettoyer en fin de nuit, aux gémissements de terreur et de souffrance. Un lieu pour accueillir la dérive. Brendan semblait s'en extirper, peut-être trop vite, vu ce qu'il avait vécu.
« Parle-moi des Obscurs. Leur désir de chaos. Cela semble... tellement vague.
— Ce sont généralement des âmes en peine, promptes à la fureur. Des gens qui ont perdu tout espoir de reconnecter avec la société... qui n'en attendent plus rien... qui veulent se venger de torts réels ou imaginaires... mais leurs chefs ont probablement des objectifs plus précis... politiques. Qu'ils dissimulent à leurs petits soldats.
— Donc Maelwyn avait raison de suspecter Griphel. »
Diane haussa les épaules.
« Pas forcément. Politique au sens large. Et de toute façon, les ressortissants de Griphel à Juvélys n'ont probablement rien à voir avec tout ça. »
Il pinça les lèvres.
« Et donc... Comment je les fais sortir du bois ? »
Elle croisa les bras.
« Il faut convaincre les Valgrians de s'exposer. C'est la cible reine. Retranchés comme ils sont... Ils forcent, quelque part, les Obscurs à s'attaquer à plus faible... mais si les Valgrians baissent leur garde... Les Obscurs ne pourront pas y résister.
— C'est logique », murmura-t-il en hochant la tête.
Puis, sans prévenir, il bondit sur ses pieds.
« Je vais leur parler. Je peux les convaincre. »
Il était déjà à la porte, main sur la poignée.
« Attends ! » s'exclama Diane.
Le Mivéan se figea, surpris.
« Si vous montez quelque chose, je veux en être, annonça la Primitive. Ces ordures salissent le nom de Tymyr. Il est de mon devoir de les neutraliser. »
Brendan eut un sourire.
« Bien sûr. Je te ferai savoir ce qu'il en est. Ensemble, nous vaincrons l'ombre. La mauvaise ombre. »
Diane acquiesça et il sortit dans le couloir. Un des soldats jeta un oeil à l'intérieur de la petite pièce, sans doute pour vérifier que le Mivéan n'avait pas assassiné son hôtesse, mais elle lui adressa un signe de la main pour le rassurer. Elle demeura assise sur le tapis, parmi les coussins, pendant de longues minutes, curieusement galvanisée par cet entretien imprévu. Brendan avait raison : ils devaient retrousser leurs manches et porter le combat à l'ennemi, sans quoi le sang continuerait à ruisseler sous la porte des temples et dans les rues. C'était, après tout, un combat de religions, et les prêtres étaient les mieux placés pour le remporter.
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