6. Jehannah
Inerte, Brendan avait presque l'air serein. Assise sur le bord de sa couche, Jehannah ne savait que faire de ses mains. Elle avait froid, aussi. Ces Valgrians étaient incapables de chauffer correctement leur temple colossal. Mais elle savait que quémander une couverture passerait pour de la frivolité, alors qu'une chose terrible avait frappé les Mivéans, et que cela aurait dû être son unique souci.
Elle regrettait qu'on l'ait fait appeler car sa présence était basée sur un malentendu, qu'elle n'arrivait pas à dissiper. Peut-être aurait-elle dû être plus claire, mais elle appréciait les attentions de Brendan. C'était attendu, espéré, lorsqu'on servait Hime. Séduire, être courtisé, se donner, parfois, de temps en temps, à un partenaire choisi. Mais ce que ressentait Brendan allait bien au-delà de ça, et Jehannah avait toujours eu trop de respect envers lui pour lui offrir du bout des lèvres quelque chose qu'il désirait ardemment. Le Mivéan avait continué à croire que quelque chose était possible, et elle n'avait rien fait pour l'en dissuader. Elle ne pouvait pas s'étonner que lorsqu'on l'avait retrouvé agonisant sur les dalles froides de son temple, on l'avait faite chercher.
Désormais, au chevet de son corps meurtri, elle ne parvenait pas à ressentir l'horreur qu'on attendait d'elle. Bien sûr, elle ne lui souhaitait aucun mal et elle était choquée de ce qui s'était produit, même si elle n'en savait encore que des bribes — une agression, le temple mis à sac, de nombreux morts, autant de blessés. Mais elle ne pouvait prétendre être l'amante éplorée. Elle ne l'était pas. Elle ne l'aimait pas. Et toutes ces années au service d'Hime lui permettaient de savoir, sans aucun doute possible, qu'elle ne l'aimerait jamais. Pas comme il le voulait. Pourquoi avait-il été raconter des mensonges à son ami chevalier ?
« Je suis vraiment navrée », dit une voix dans son dos.
Jehannah étouffa un soupir et se tourna vers Céleste. La vieille Valgrianne, longs cheveux gris tressés sur sa robe noire, venait d'entrer dans la petite chambre en compagnie d'une novice, un plateau chargé entre les mains. Une odeur de soupe s'entremêla au parfum de chèvrefeuille que portait toujours l'Himéite. Au dehors, les senteurs du printemps rivalisaient d'ardeur, mais la fenêtre était fermée. La novice s'éclipsa aussi vite qu'elle était entrée, mais Céleste demeura en arrière.
« Vous n'y êtes pour rien, murmura Jehannah.
— Il reste que cela doit être douloureux pour vous. » dit la vieille prêtresse en s'approchant d'elle.
Jehannah serra les dents lorsqu'une main se posa sur son épaule. Heureusement Céleste ne s'y attarda guère et se pencha sur le Mivéan inconscient. L'Himéite en profita pour se lever et s'éloigner de quelques pas. Elle alla se placer à la fenêtre, là où les rayons du soleil pénétraient dans la petite chambre, et s'y réchauffa aussitôt. Sa robe de soie blanche et rouge n'était pas prévue pour des endroits aussi glacés. Bras croisés autour de sa carcasse gracile, elle secoua ses longs cheveux noirs, espérant qu'en couvrant ses épaules nues, ils puissent lui servir de protection.
Au dehors, un étage plus bas, le Parc Circulaire déployait sa splendeur, en massifs de fleurs somptueux, pelouses verdoyantes et arbres gigantesques. Bien sûr, les jardins du temple d'Hime étaient sublimes, chaque élément pensé pour envoûter les sens, mais en cette saison, la luxuriance du Parc dégageait une force irrépressible. Les Valgrians, bien sûr, disposaient du meilleur emplacement de la ville. Jehannah se détourna.
Céleste s'était assise à la place qu'elle avait laissé vacante sur le bord du lit et elle examinait Brendan avec circonspection, lui frôlant le front, puis la gorge, de sa paume pâle, parcheminée par les années. Elle passa ensuite une main au-dessus du bandage qui lui barrait le regard et pendant quelques secondes, une lueur dorée irradia de ses doigts. Dans son sommeil, le Mivéan grogna.
« Le sortilège nécessaire pour le régénérer va demander quelques jours de préparation. » murmura la Valgrianne.
Pour une raison obscure, ceux qui avaient mis le Temple de Mivei à sac avaient arraché les yeux du grand prêtre. C'était la seule chose que Jehannah savait de ses sévices. Elle n'avait posé aucune question, on ne lui avait rien dit, et c'était très bien comme ça.
« Nous pouvons le transférer au Temple d'Hime d'ici là. Je pourrais...
— Ce n'est pas nécessaire. » trancha Jehannah, d'une voix peut-être trop sèche.
L'expression de Céleste se fronça, sourcils et lèvres, mais elle ne dit rien. La douleur pouvait excuser les pires comportements et Jehannah poussa son avantage.
« Seuls les Béalites peuvent rivaliser avec vos soins, Céleste, nous le savons tous. A présent que Brendan a trouvé la paix en vos murs... Le déplacer serait cruel. Et il voudra rester auprès de ses ouailles. Le Temple d'Hime ne peut les accueillir tous. Je viendrai le voir. Je vous fais confiance. »
Et mes talents de comédienne ont leurs limites, songea-t-elle, en se parant d'un doux sourire.
Céleste acquiesça, sans se départir d'un léger trouble. Elle parut sur le point de dire quelque chose, mais Brendan remua à nouveau, un gémissement s'échappa d'entre ses lèvres sèches avant qu'il ne relâche un soupir profond. Puis sa main se referma brutalement sur le drap qui le couvrait et il sursauta.
« Où... où... » lâcha-t-il.
Jehannah s'approcha d'un pas. Il était réveillé.
Céleste posa la main sur sa joue hirsute.
« Vous êtes en sécurité. Au Temple de Valgrian. »
L'expression du Mivéan se crispa, révélant les rides qu'il arborerait d'ici une dizaine d'années. Ses cheveux châtains grisaient déjà au niveau des tempes et s'il s'était risqué à arborer une barbe, elle aurait sûrement été poivre et sel. C'était un bel homme, de taille moyenne, athlétique, toujours souriant et prompt à la plaisanterie. Jehannah avait l'impression que ces derniers aspects de sa personnalité appartiendraient désormais au passé. Il fut saisi d'un long frisson.
« Mes... mes prêtres ? » demanda-t-il, la voix cassée.
Céleste avait pris sa main et elle la serra doucement.
« Ils sont ici. Nous en prenons soin. Détendez-vous. »
Jehannah se sentit monstrueuse de ne ressentir qu'un grand vide. Elle n'avait pas souhaité sa mort, bien sûr. Mais elle restait incapable de se comporter comme il l'aurait fallu. Céleste lui jeta d'ailleurs un regard aigu, qu'elle choisit d'ignorer. Tant qu'elle ne disait rien, Brendan ne saurait pas qu'elle était là.
« Ils sont... vivants ? demanda Brendan.
— Je ne sais pas exactement...
— Combien ?
— Nous avons accueilli dix-neuf personnes. »
Brendan lâcha une brève plainte et sa main se porta au bandeau qui lui barrait la vue. Pendant une seconde, Jehannah craignit qu'il ne l'arrache, mais il n'en fit rien. Dix-neuf survivants. L'Himéite ne savait pas exactement combien de personnes vivaient au temple de Mivei, mais probablement le double.
« Les autres...
— Nous n'en savons pas davantage. Les autorités sont sur place. Je suppose que quelqu'un viendra, tôt ou tard... Mais vous devriez vous reposer...
— Je dois aller voir...
— Vous n'êtes pas en état, Brendan, dit Céleste d'une voix ferme. Vous vous sentez sans doute bien, mais c'est lié aux remèdes que nous vous avons administrés. Vous avez été sévèrement... bousculé.
— Torturé », lâcha-t-il.
Jehannah se crispa.
« Oui », dit simplement Céleste.
Elle jeta à nouveau un regard vers l'Himéite, mais Jehannah ne bougea pas d'un pouce, figée sous sa chevelure ébène, dans les rayons du soleil.
« Jehannah... »
C'était la voix de Brendan, qui la cherchait sans la voir. Céleste se leva et désigna le bord du lit. Renonçante, la prêtresse abandonna la chaleur du ciel et rejoignit la couche du Mivéan. Dès qu'elle se fut assise, il tendit la main, effleurant sa chevelure. Elle lui prit la main pour l'empêcher de tâtonner davantage. Il l'avait reconnue à son parfum, immanquablement.
« Tu es venue, souffla-t-il.
— Tout ira bien, murmura-t-elle en retour.
— Mon temple...
— Je sais. Repose-toi, Brendan. »
De son autre main, elle effleura sa tempe, en écartant quelques cheveux mouillés par la sueur, puis effleura ses joues hérissées par plusieurs jours de déchéance, avant de remonter vers son front.
« Moïra... Anton...
— Ils se reposent, eux aussi. »
Elle n'en avait pas la moindre idée.
« Sonia... Artémise... Phil...
— Brendan...
— J'ai besoin de savoir ! » s'exclama-t-il avec véhémence, avant de grimacer de douleur.
Céleste, restée debout, pinça les lèvres.
« Je vais voir si je peux trouver quelqu'un pour vous renseigner. »
Les deux femmes échangèrent un regard, Jehannah masquant son inquiétude à l'idée de rester seule avec son soupirant foudroyé, puis la vieille Valgrianne sortit.
« Jehannah... souffla Brendan. Nous étions... »
Elle ne voulait rien savoir. Il savait combien les Himéites détestaient la violence.
« Chhhh... Je vais te donner quelque chose à boire... Tu dois te ménager. »
La prêtresse se releva, marcha jusqu'au plateau qu'avait abandonné la novice et y choisit l'infusion qu'elle espérait, ardemment, piquée de plantes soporifiques.
« Merci d'être venue. » souffla-t-il dans son dos.
Sa reconnaissance la rendit malade et elle s'en voulut d'être à ce point ambivalente. Ils avaient été amis, autrefois, avant qu'il ne développe ces sentiments malvenus. Elle l'avait encouragé, bien sûr, mais c'était le credo des Himéites. Elle avait stupidement espéré qu'en tant que grand prêtre, lui aussi, il comprendrait qu'elle était forcée de jouer ce rôle, comme il était contraint à tenter le diable, pour plaire à Mivei. Mais les sentiments se jouent de la raison, toujours, elle était bien placée pour le savoir.
« Je sais que tu n'as aucune envie d'être là. » ajouta-t-il.
Elle lâcha un bref rire, avant de le rejoindre. Elle posa l'infusion sur la petite table de nuit, puis aida Brendan à se redresser sur ses oreillers, avant de glisser le bol entre ses paumes.
« C'est Othon qui vous a trouvés. Il ne doit pas être très loin. » dit-elle finalement.
L'amitié entre ces deux-là était solide et pure, dénuée de secrets et de non-dits. Elle aurait aimé qu'ils puissent en être restés à une relation aussi lumineuse, eux aussi, mais tout cela était révolu. Le silence se nicha entre eux, souverain, oppressant. A l'extérieur, les oiseaux chantaient avec vigueur, sourds et aveugles aux turpitudes humaines.
« Je vais voir si je peux le trouver. »
Brendan opina du chef et elle posa un baiser chaste sur son front, avant de se relever et de l'abandonner à ses ténèbres. Pourquoi diable avait-on cru bon de la faire chercher ?
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