4. Sam
22ème Jour de Cefmes
Les rayons du soleil printanier se frayaient un passage difficile au travers d'une couche nuageuse tenace, marbrant les rues du port de pointillés de lumière. Louvoyant entre les flaques, Sam frissonnait sous sa veste, contrarié d'avoir mal choisi sa tenue du jour. Cefmes était un mois pourri, imprévisible, aux températures capricieuses et aux humeurs chagrines. On l'appelait aussi le Mois de la Loutre, mais Sam aurait opté pour la grenouille ou le gardon s'il avait eu le choix de l'appellation. Il se hâtait, bras serrés autour de sa fine carcasse, pour gagner le marché aux poissons avant la première averse du jour.
Fils d'aubergiste, il avait l'habitude de se lever aux aurores, et il connaissait le chemin par coeur, ce qui lui permettait d'éviter les « mouillettes », ces pavés déchaussés qui trempent la cheville de celui qui y pose le pied, nombreuses dans le quartier. En passant devant les devantures des échoppes, il salua les uns et les autres : le boucher, la couturière, le menusier, la boulangère. Il sourit de les voir surveiller le ciel et déplier leurs auvents par précaution. Au retour, il lui faudrait s'arrêter pour prendre la commande de pain qu'avait faite sa mère, mais autant garder les mains libres pour son tour de marché.
Le parfum de la mer lui emplit les narines bien avant qu'il atteigne les quais. Un vent piquant soufflait du large, chargé de particules de glace, et Sam éternua avec bruit, dérangeant quelques mouettes. Pour les oiseaux voraces, c'était l'heure du festin, car les pêcheurs étaient en train de décharger leurs prises du jour, en cageots grouillants aux abords du marché. Les petits bateaux colorés s'alignaient le long du débarcadère et les drisses vibraient dans la brise en un tintamarre de claquements.
Au sol, c'était le ballet quotidien des matins ordinaires, apaisés ces dernières années, depuis que la dictature avait pris fin, que la guerre était terminée, que l'horizon, enfin, semblait s'éclaircir. Mais Sam savait que chaque personne dont il croisait la route avait perdu quelqu'un. Surtout des jeunes, des maris, des enfants. Lui-même faisait figure de rescapé : il avait servi en Jasarin, mais ses compétences aux fourneaux l'avaient gardé à l'abri des combats.
Malgré la défaite, les troupes tyrgriannes avaient pu se retirer et retraverser la mer, sauvegardant bien des vies. On disait qu'il y avait eu dix mille morts, peut-être autant de prisonniers, et bien sûr, les Griphéliens n'avaient libéré personne, trop heureux de renflouer les rangs de leurs esclaves.
Parmi ses amis, Sam savait que Lydie et Jules étaient morts sur le front ouest ; Prudence était rentrée, mais elle n'avait plus toute sa tête, et elle ne sortait quasiment plus jamais ; Will, Colin et Joseph s'étaient volatilisés et il valait mieux ne pas trop s'interroger sur leur destin. Chaque fois qu'il croisait leurs parents, il lisait le ressentiment dans leur regard, leur colère qu'il ait survécu, lui, indemne, alors que leurs enfants ne reviendraient jamais d'outremer. Qu'il ne soit pas responsable n'y changeait rien.
Griphel. Lointaine, maudite, meurtrière.
Surtout lointaine.
Il frissonna et poursuivit sa route jusqu'aux halles où se déroulait la criée. Avant d'y pénétrer, il relut rapidement la petite liste que lui avait donnée sa mère : deux crabes, un bar, dix harengs, deux livres de crevettes, une bonne tranche d'espadon s'il y en a. Prévisions généreuses mais honnêtes : l'Ombre de l'Arbre était une adresse courue, même si sa localisation laissait à désirer. Mais Melantheria vouait un attachement sentimental aux lieux, l'endroit où elle avait rencontré et aimé son père. S'il avait toujours été vivant, Malcolm l'aurait sans doute convaincue de revendre l'auberge et de déménager vers les quartiers plus aisés, mais cette pourriture de Koneg avait fait en sorte que ce ne soit pas possible. Trente mille morts dans les purges, disait la rumeur. Un dixième de la population.
« Sam ! » le héla une voix forte, et il bifurqua en direction de l'étal de Simon, la quarantaine bien sonnée et le sourire facile dans une barbe broussailleuse aux reflets dorés.
Des crevettes surexcitées s'agitaient dans une dizaine de cageots alignés.
« Comment va ta mère ?
— Bien, elle va bien, merci. »
Depuis la mort de Malcolm, Melantheria avait ses prétendants... Il fallait dire qu'elle était magnifique – du moins quand on était touché par la beauté elfique – et veuve. Mais elle était aussi farouchement indépendante, et bien décidée à ne plus jamais livrer son coeur à un être humain. La plupart des hommes qui tournaient autour d'elle le savaient, mais cela ne les empêchait pas de tenter leur chance. Après tout, elle avait tenu le même genre de discours vingt-cinq ans plus tôt, et Malcolm avait réussi à se glisser auprès d'elle. Sam surveillait donc les soupirants transis avec vigilance. Il comprenait bien qu'elle puisse avoir envie de retrouver l'amour, mais lui-même se satisfaisait très bien de leur vie en tandem. Ils n'avaient besoin de personne, merci.
« Je veux bien deux livres de crevettes, poursuivit-il néanmoins, affable.
— Les plus belles ! »
Des crevettes, il se rendit vers la travée des pêcheurs de gros, se fit emballer de l'espadon, du bar, puis revint vers le fretin et dénicha des harengs. Par gourmandise, il ajouta deux poignées de sardines puis acheta un petit poulpe encore vivant. Sitôt sorti, il relâcha ce dernier dans la rade, en adressant une courte prière à Cefnor. Les Juvéliens vénéraient plutôt la version dauphin du dieu de la mer, plus en accord avec les préceptes solaires de la cité, mais Sam était le fils de son père, et celui-ci avait eu une vision plus sombre de l'océan. Melantheria aurait levé les yeux au ciel : comme tous les elfes, elle ne croyait pas aux dieux, même si elle ne se serait jamais permise de le dire à voix haute en ces terres humaines. Même si la Tyrgria était libérale sur le plan religieux, c'était une chose de vénérer Béal plutôt que Valgrian, Eiri plutôt que Gallud, mais une tout autre de clamer qu'il n'y avait là qu'un ramassis de sornettes, inventées par des esprits simples en quête de sens.
Sam ne savait pas si d'autres elfains ressentaient ce même tiraillement entre leurs deux cultures : ils étaient peu nombreux et ceux qu'il connaissait étaient bien plus âgés que lui. La plupart paraissaient parfaitement assimilés aux lieux, même s'ils parsemaient leur discours de mots étranges, aimaient des associations de saveurs audacieuses et portaient parfois des couleurs qui faisaient pleurer les yeux de leurs voisins.
Il repartit vers la ville, chargé de son poisson du jour, et remonta la rue commerçante pour passer par la boulangerie. Il mit ensuite le cap vers l'Ombre de l'Arbre, lorgnant toujours le ciel de plus en plus sombre. Autour de lui, Juvélys terminait de s'éveiller : les volets étaient ouverts, on vidait les pots de chambre aux égouts, certains bavardaient sur le pas de leur porte et d'autres partaient travailler. Ça et là, Sam échangeait un geste ou une salutation, ailleurs il pressait le pas en baissant les yeux, pour éviter les regards envieux ou courroucés. Certaines rumeurs malveillantes prétendaient qu'il avait été protégé du front grâce à l'amitié entre sa mère et Dame Damaer, qui siégeait au conseil juvélien. Le fait qu'il soit un excellent cuisinier, bien sûr, ne comptait pour rien. Comme si le général Maelwyn se souciait de l'opinion de sa collègue, de surcroît... C'était juste de la jalousie, mais elle était difficile à encaisser, jour après jour.
Perdu dans son propre malaise, il décida d'éviter la Rue des Espoirs, où la vieille Mona du coin avait l'art de le guetter pour lui balancer des ordures, au sens propre comme au sens figuré, et il ne se sentait pas d'humeur. Il opta pour une ruelle plus étroite, se glissa entre les caisses et les tonneaux, conscient qu'il crottait inutilement ses bottes, pour une raison absurde. Mona vitupérait, mais il aurait dû y être habitué, depuis le temps. Pas aujourd'hui. Il fut arraché à ses pensées par un brusque mouvement sur sa droite et poussa un cri au moment où un oiseau, dérangé dans ses agapes de détritus, s'envolait. C'était une pie. Elle voleta un peu plus loin, puis encore, avant de se poser pour l'observer de ses yeux noirs. Son jacassement dépité le fit frissonner.
Mauvais présage.
Sans la quitter des yeux, il se hâta de gagner l'allée plus large, puis tourna vivement à droite, s'éloignant de l'auberge, une nouvelle destination, urgente, en tête. Il se surprit à courir sur les dernières toises, gravit les quelques marches du perron et se retrouva devant porte close. Le Temple de Mivei, la déesse du destin, était fermé. Il ne se souvenait pas que ce soit jamais arrivé. Il frappa, poussa la porte sans succès, puis recula d'un pas. Le ciel choisit bien évidemment cet instant précis pour crever.
Piteux, trempé, il fit vivement demi-tour, se maudissant de sa stupidité. Son poisson allait finir par sentir, s'il ne se hâtait pas, et si sa mère apprenait qu'il avait fait un détour par pure superstition... Il valait mieux ne pas y songer.
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