36. Martin
Martin avait l'habitude d'attendre à ne rien faire, sans possibilité de sortir, sans horizon autre que les quatre murs d'une chambre, d'une cellule, d'une salle enfumée. La nouveauté était de porter des vêtements et d'être en compagnie. Ce qui changeait tout : Iris, manifestement, ne partageait pas cette habitude, et ne supportait pas le silence.
Sans faire beaucoup d'efforts, Martin avait réussi à lui faire raconter l'intégralité de son voyage depuis Griphel et beaucoup de choses sur sa vie là-bas sans avoir rien lâché sur la sienne.
Elle n'osait pas le questionner, c'était manifeste, et Martin sentait que c'était en grande partie parce qu'elle savait qu'il avait été esclave. Il ignorait ce que Kerun avait cru bon de révéler à son sujet, mais elle n'avait pas l'air de connaître les détails. Le prostitué ne savait qu'en penser : était-ce un bien, un mal, voulait-il lui dire ou pas ? Comme elle ne demandait rien et qu'il hésitait, le dilemme était momentanément résolu. Il devinait sa gêne, le souci qu'elle avait de ne pas le mener sur des sentiers d'un autrefois douloureux. Venant d'une Griphélienne, noble de surcroît, c'était déstabilisant. Martin avait subi les exigences de cette engeance à plus d'une reprise, et l'empathie n'avait jamais été leur apanage.
Mais Iris avait besoin de se déverser. Les préparatifs de sa fuite, pendant plusieurs sixaines, la manière dont elle avait réussi à fausser compagnie à l'école en prétextant une urgence familiale et à sa famille en prétextant une urgence scolaire, la descente du Venin jusqu'à la côte et la petite cité de Sorgo, le cabotage jusqu'à Tavellan dans un chalutier de pêche, puis la traversée jusqu'à Juvélys, elle lui décrivit tout en détail, tandis qu'au dehors, la pluie noyait la cité, de plus en plus féroce. Tout au long de son récit, elle insistait et insistait encore sur combien elle avait toujours détesté les manières griphéliennes, l'oppression, la violence, le culte de Casin, parce qu'elle avait besoin de le convaincre, lui, l'ancien esclave, qu'elle déplorait ce qui lui était arrivé, mais qu'elle avait été trop jeune, prisonnière d'une machine implacable, sans parvenir à imaginer une voie de sortie.
En d'autres temps, Martin l'aurait écoutée sans rien en penser. C'était une noble griphélienne, et les nobles griphéliens étaient des ordures qui s'enrichissaient sur le dos des créatures misérables qu'ils avaient asservies. Ils étaient maîtres dans le jeu de la manipulation, du mensonge et de la trahison. Elle avait fatalement du sang sur les mains. Ne fut-ce qu'en étudiant dans cette Ecole de magie infernale, où les cobayes humains étaient sacrifiés à la pelle, chaque jour. Ses regrets, elle pouvait se les garder, s'ils étaient seulement réels.
Ils l'étaient. Il le sentait. Il le savait, même. Elle ne pouvait pas le tromper, il devinait sa franchise et sa honte, à ses mots et ses expressions, mais aussi à tout son langage corporel. Il aurait pu la haïr, mais il n'y parvenait pas. Elle avait été prisonnière, elle aussi. D'une autre manière, mais tout de même. Contrainte au pire pour survivre, enfin délivrée. Il pouvait la comprendre.
Mais lui n'était pas délivré. Il ne voulait pas l'être. Pourquoi se fourvoyait-il dans cette pièce, avec cette pauvresse, alors qu'il aurait dû être à genoux, ailleurs ?
Attendre le retour de Kerun d'abord. L'elfe le retrouverait, s'il filait. Il ne le laisserait pas disparaître si aisément, à présent qu'il lui avait révélé ce qu'il attendait de lui.
Au milieu de toutes ces péripéties, relatées le coeur battant avec l'épouvante sincère d'un premier partage, Iris ne livrait rien sur les causes profondes de son désaveu des manières griphéliennes. Martin entendait bien qu'elle ne parvenait plus à donner le change, que les exigences de l'Ecole des Arcanes devenaient trop dures, qu'on parlait de la marier à un jeune voisin peu amène, mais n'importe quel rejeton de bonne famille, ayant grandi dans ce monde, s'y serait soumis avec bonheur. On était casinite dès le berceau, et quand on venait des bonnes strates de la société griphélienne, c'était une bénédiction. Alors comment la perversion des lieux avait-elle glissé sur la peau mate de la jeune femme sans atteindre son coeur ? Il était sans doute trop tôt pour le savoir. Bavarde comme elle l'était, cependant, Iris finirait par tout dire. Martin avait l'habitude des confidences, mais en général, il les récoltait sur l'oreiller. Les Juvéliens, en particulier, étaient particulièrement volubiles après le sexe. C'était peut-être ça, dans le fond, qui intéressait Kerun.
Martin se promit de ne jamais révéler à Iris qu'il avait fait la connaissance très intime de son père et de son frère, à plus d'une reprise pour le second. Les circonstances l'auraient pétrifiée et emplie d'une honte qu'elle n'aurait jamais digérée, même si elle n'y était pour rien. Mais à l'écouter parler, il avait de plus en plus de mal à repousser certaines images, et il finit par l'interrompre et prétexter le besoin d'une petite sieste après les événements de la nuit. Elle ne s'en offusqua guère.
S'isoler ne lui apporta aucun réconfort, mais au moins put-il affronter ses démons en solitaire, poings serrés entre les cuisses, respiration sifflante. Il se rasséréna en songeant à Mullin, à la ferme, à ces endroits où il avait été piégé et incapable de subvenir à ses besoins émotionnels. Il avait survécu. Il survivrait encore.
Mais quand il entendit Kerun rentrer, il était dans un tel état de tension qu'il hésita à faire semblant de dormir. Il n'était pas certain de parvenir à contrôler son angoisse, et il savait comment elle s'exprimerait : par l'agression.
Trois coups frappés à la porte.
« Est-ce qu'on peut parler ? » demanda la voix claire de l'elfe.
Ne réponds pas, se morigéna-t-il. Ne réponds pas.
« J'arrive. » grommela-t-il en repoussant les draps.
Il entra dans la petite pièce commune et grimaça en découvrant l'elfe, les vêtements maculés de fluides infâmes.
« Diable, tu pues. » lâcha-t-il.
Kerun soupira en passant une main lasse dans ses cheveux flamme, qui semblaient humides.
« Je sais. Si vous me le permettez, j'emprunterai votre salle d'eau ensuite.
— Et si tu commençais par ça ? » répondit Martin avec hargne.
L'elfe jeta un oeil vers Iris, qui lui décocha un ravissant sourire. C'était une jolie fille, indéniablement, mais Martin eut la certitude que Kerun était aveugle à ses charmes, comme à ceux de n'importe quel être humain.
« Bon. D'accord. Je vous ai apporté des boulettes de viande et une fricassée de légumes... à réchauffer... »
Il faisait noir au dehors, le Jour Humide touchait doucement à sa fin. L'espion disparut dans la salle d'eau et Martin l'entendit actionner la pompe. Pendant une seconde, il eut envie de s'accroupir devant la porte pour jeter un oeil par le trou de la serrure, mais la présence d'Iris l'en empêcha. Il se saisit plutôt du sac de nourriture, histoire de tromper sa nervosité. Iris semblait avoir rassemblé du papier devant elle, et il y jeta un oeil distrait, tout en vidant le contenu des bocaux de l'elfe dans une casserole plus grande.
C'étaient des dessins, des croquis, plutôt, de visages. Il fut sidéré de reconnaître le sien. Les miroirs n'étaient pas des objets très fréquents, sauf dans sa branche, et il savait à quoi il ressemblait. Effectué de mémoire, son portrait était vraiment réussi. Captant son regard, Iris rougit comme un coquelicot et dissimula aussitôt son oeuvre sous une autre, qui représentait, immanquablement, Kerun.
« Tu es douée, dit Martin en retournant à sa pitance.
— Pas vraiment. Mais j'ai toujours aimé dessiner... Mon père considérait que c'était une activité futile... Mais comme j'étais une fille... promise de toute façon à pas grand chose de glorieux, il l'a plus ou moins toléré. J'ai appris avec... un bon professeur. »
Sa voix avait fléchi et Martin devina que le professeur en question avait été un esclave, et qu'il n'était sans doute plus de ce monde.
« As-tu quitté Griphel depuis longtemps ? » chuchota-t-elle soudain, comme si elle craignait d'être entendue depuis la salle d'eau.
Martin se retourna vers elle, surpris, et vit qu'elle lorgnait l'extérieur, le visage rougi par une émotion qu'elle tentait de contenir. A nouveau, il se demanda si elle bluffait, ou si c'était le reflet de quelque chose de véritable. Il avait du mal à croire que cette gamine à fleur de peau ait pu mentir à ses proches pendant des années. Mais elle était loin de chez elle, épuisée et bouleversée après les événements des derniers jours, et persuadée d'avoir trouvé un havre. Ce n'était pas rien.
« Bientôt quatre ans. »
Elle acquiesça sans le regarder, toujours hypnotisée par quelque chose au dehors, peut-être les ténèbres, peut-être son propre reflet.
« Est-ce qu'à un moment... ça s'estompe ? »
Martin ne savait pas à quel « ça » elle faisait référence, car leurs expériences de Griphel étaient trop dissemblables, mais elle avait besoin d'être rassurée, et il se sentit magnanime.
« Oui. Oui, ça s'estompe. »
Mais seulement un rien. Certaines blessures étaient trop profondes, trop vissées à l'âme, pour simplement disparaître. On pouvait enfouir une partie sous la surface, sans doute oublier une autre. Mais Griphel ne partirait jamais complètement.
Elle parut satisfaite de sa réponse, esquissa un sourire apaisé, et Kerun en profita pour ressortir. Il avait manifestement puisé dans les vêtements mis à leur disposition car tant sa chemise que son pantalon étaient trop grands pour lui.
« Désolé. J'ai traîné un moment dans les égouts. »
Martin se sentait curieusement rasséréné, comme si le bref échange avec Iris avait désamorcé son irritation. L'elfe leur jeta un regard, à l'un puis à l'autre, mais ne posa aucune question, comme satisfait.
« Tu as réfléchi à ma proposition ? »
Martin sortit un pichet du sac et le déboucha : du cidre. Il chercha des coupes, servit Iris et lui-même, Kerun déclina.
« Débusquer les Obscurs, alors ?
— Oui. »
Il s'était attendu à ce que la jeune femme en parle.
« C'est dangereux. Ces gars sont rarement des novices d'Eiri.
— Je sais. » répondit simplement l'elfe, avec une désinvolture qui fit rire son vis-à-vis.
Martin croisa les bras.
« Pourquoi tu penses qu'ils vont approcher les Griphéliens ?
— Je n'en ai aucune certitude. Mais même s'ils ne recrutent pas... ils ont besoin d'un certain soutien logistique... et je pense qu'après ce qui s'est passé, la communauté va être un bon terreau, à tous niveaux. Les gens devraient sortir demain. Certains ont été malmenés, certains sont traumatisés, d'autres vont réaliser qu'en leur absence, la garde n'a pas réussi à protéger leurs biens, et c'est sans compter ceux dont le fils ou le mari a été déporté sans qu'ils le sachent. Il y aura de la colère à foison, un sentiment de trahison... des envies de vengeance. Tout ça, c'est exactement ce dont les Obscurs ont besoin. »
Martin se pencha pour lancer un feu dans le fourneau.
« Vos autorités doivent le savoir.
— Sans doute. Mais je pense qu'elles imaginent avoir fait des choses nécessaires, surtout. Et elles surestiment le pouvoir de la peur. Ou elles le comprennent mal. »
Iris observait les deux hommes sans rien dire, mais aux mouvements de ses yeux, Martin se demanda si elle n'était pas en train de les examiner pour un dessin ultérieur.
« Il y a des milliers de Griphéliens, à Juvélys, reprit le prostitué.
— Ce n'est pas un souci. »
L'elfe fronça ses fins sourcils.
« Martin, j'ai besoin que tu prennes une décision. Je ne peux pas m'avancer davantage si je ne sais pas où tu te tiens. »
Le jeune homme le laissa mariner un moment, lorgnant ses boulettes et ses haricots tandis qu'ils frémissaient dans la casserole. Soit il acceptait et il pourrait ressortir, soit il resterait en cellule le temps que la crise soit résolue. Or il avait besoin de ressortir. Absolument. Kerun ne définirait pas les modalités de la surveillance.
« J'accepte. »
Un léger sourire colonisa les lèvres de l'agent, une seconde, avant d'être ravalé. Martin jura intérieurement. Ce salopard l'avait kidnappé, ramené de force en Tyrgria, séquestré, forcé à bosser dans une foutue ferme, et maintenant... il obtenait une reddition totale de sa part. Il se demanda si ce qui lui crispait les entrailles n'était pas de la haine, pure et simple, mais il la garda bien précieusement à l'intérieur.
« Qu'est-ce qu'on y gagne ? » ajouta-t-il in extremis.
Kerun ne parut guère s'en offusquer.
« Comme je l'ai expliqué hier à Iris, je vous obtiendrai la nationalité juvélienne. Je peux aussi lui permettre d'intégrer l'Académie du Flux. »
A voir les étincelles dans le regard de la jeune fille, cela semblait être le rêve de toute une vie.
« De ton côté... ça dépendra de ce que tu veux. »
Un léger fléchissement dans sa lèvre inférieure sembla refléter un instant de désapprobation, mais son visage reprit aussitôt son calme.
« Je n'ai pas les fonds pour vous rétribuer grassement, mais je peux vous aider à vous établir. »
Il parut sur le point d'ajouter quelque chose mais n'en fit rien, fixant une seconde le prostitué droit dans les yeux, avant de se détourner. A nouveau son expression s'apaisa.
« Si ton désir reste de rentrer en Jasarin, ou de retourner sur Mullin, je peux aussi faire en sorte que cela s'organise. »
L'elfe esquissa un geste des mains, sa proposition était sur la table. Martin retourna à sa casserole, la souleva et la ramena devant eux.
« D'accord. » dit-il en s'asseyant.
Kerun acquiesça, sévère, sans trahir la moindre émotion.
« Bon. »
L'elfe croisa les bras et les laissa se servir, déclinant à nouveau de partager leur repas. Martin trouva la chose vaguement condescendante, mais se garda bien de faire la moindre remarque. Ce n'est que lorsqu'ils eurent bien commencé que l'agent juvélien se lança dans l'explication précise de ce qu'il espérait d'eux.
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