34. Helga
Jour Humide ne voulait pas dire Jour Oisif. Sur le Haut Continent, loin au sud de Jasarin et de la Tyrgria, on ne se terrait pas à l'intérieur en gémissant pendant toute la journée. On affrontait le Dieu Retors la tête haute, sans frémir, on lui démontrait qu'on n'avait pas peur, qu'on pouvait lutter. On avait l'âme forte, fière, déterminée. Les Insulaires étaient pathétiques.
Mais puisqu'Helga et son équipe avaient accepté de travailler pour l'armée juvélienne, il fallait se plier à leurs petits délires, au moins en apparence. La capitaine mercenaire savait que ses hommes avaient honte de cette mollesse, mais elle avait été claire avec eux : leur contrat nécessitait qu'ils s'adaptent aux lieux et qu'ils la bouclent. Les Juvéliens payaient bien, la Tyrgria était un endroit agréable, et il n'y avait pas de concurrence.
Debout dans la salle d'entraînement qu'on avait mise à leur disposition, elle marchait de long en large, supervisant les exercices quotidiens de leur troupe. Ils étaient douze, et leur équipe s'était créée dans les ruines d'une cité lointaine, sur les cendres d'une guerre de plus. Certains d'entre eux avaient servi les vaincus, d'autres les vainqueurs, mais cela n'avait plus la moindre importance depuis longtemps. Aucun d'entre eux n'avait le luxe d'idéaux très solides, sinon celui d'effectuer un travail de qualité pour leur commanditaire.
Les derniers jours avaient été relativement tranquilles. Seuls trois d'entre eux avaient participé aux interrogatoires des fameux Griphéliens. Ce n'était pas la première fois qu'ils s'y frottaient, car ils avaient été recruté par le général Maelwyn au cours de la guerre tout juste terminée en Jasarin. Cela n'avait pas renversé le cours du conflit, bien sûr, mais ils avaient pu infliger quelques pertes spectaculaires à l'ennemi, dans un style un peu différent de ce qu'offraient les troupes régulières.
Les Juvéliens étaient empêtrés dans les scrupules, c'était leur principal point faible, et leur général, tout pragmatique qu'il soit, était muselé par des principes très jolis mais franchement ridicules. Même la racaille ennemie, il avait fallu la ménager. Sauf certains, ceux qu'on leur avait livrés, discrètement, derrière certaines portes, avec l'assurance que les choses ne s'ébruiteraient pas. Il y avait eu deux morts. Maelwyn n'avait pas apprécié, Helga le savait, mais il s'était contenté d'un grognement peu amène et ne leur avait rien reproché.
Ils avaient débusqué une petite secte casinite, mais pas d'Obscurs. Helga n'était pas surprise. Les fanatiques étaient parfois déments mais rarement complètement stupides. Or il aurait fallu l'être pour imaginer qu'après le massacre perpétré parmi les Mivéans, les autorités juvéliennes ne bougeraient pas. En même temps, cette rafle était apparemment très peu typique des habitudes des lieux, et Maelwyn, elle le comprenait, avait espéré jouer sur l'effet de surprise. Échec. Du moins sur ce plan-là. Pour le reste, la peur s'était certainement immiscée dans le coeur des étrangers, et ce n'était pas une mauvaise chose, si on voulait qu'ils se tiennent à carreau.
La porte s'ouvrit et le général entra, dans son habituel fracas d'étoffe et de métal. Helga s'extirpa d'entre les lignes, et vint à sa rencontre.
« Mon général », lâcha-t-elle avec aplomb.
Elle savait qu'il appréciait ces marques de déférence, comme la plupart des commanditaires. Il tenait les cordons de la bourse, elle pouvait plier.
« Venez. »
Helga fit signe à son second, Léopold, qui hocha la tête et la remplaça. Elle suivit le général dans le couloir, où il s'arrêta un peu plus loin.
Taillé comme un buffle et tout aussi revêche, Gareth Maelwyn avait la quarantaine bien sonnée, une barbe hirsute et des yeux couleur acier. A la tête de l'armée depuis quelques années, il était devenu conseiller en remplacement d'un dignitaire de l'église valgrianne, tué par des Obscurs. C'était un homme dur et efficace, qui avait mené les troupes tyrgriannes durant la guerre en Jasarin, en renfort de l'armée rhyvanne, leurs alliés contre Griphel. Mais les Rhyvans avaient déclaré les hostilités sans prendre la mesure de l'ennemi et la guerre s'était muée en débâcle. Juvélys, affaiblie par la dictature tout juste renversée, n'avait pas pu déployer toute sa force de frappe et Griphel avait envoyé ses adversaires au tapis.
Le paradoxe, pour le général Maelwyn, était qu'il était contre l'entrée en guerre de Juvélys. Il l'avait dit, redit et re-redit au conseil, mille fois, mais il avait dû céder face à l'intransigeance de ses collègues, puis mener ses hommes au casse-pipes. Aujourd'hui, de l'avis commun, on le blâmait pour le tout, alors qu'il s'y était opposé depuis le premier jour. Il semblait ne rien en penser mais Helga trouvait étrange cette combinaison de loyauté totale envers Juvélys, et de mépris tout aussi impérieux pour ceux qui y vivaient. Il ne fallait sans doute pas trop creuser ce genre de contradiction, et dans le fond, elle n'en avait rien à cirer.
Elle savait aussi, car les gens parlaient facilement, qu'il avait perdu son fils unique sur le front. C'était une anecdote dont se servaient volontiers les Juvéliens pour démontrer la personnalité de marbre de leur chef militaire. Le gamin, un Flambeau de Valgrian égaré au mauvais endroit, avait été fait prisonnier par l'ennemi, qui avait ensuite monnayé un retrait des troupes juvéliennes d'une cité frontalière, en échange de sa survie. Maelwyn avait refusé. Les Griphéliens avaient décapité le gosse et lui avaient envoyé la tête. Maelwyn ne s'en était guère ému et les hostilités avaient continué, comme la veille, dans le sang et la violence.
Tel était le général et Helga se sentait en phase avec ce type d'hommes, car elle partageait son manque de sentimentalité et son désir que les choses nécessaires soient faites, quel qu'en soit le coût. Mais il devait louvoyer, elle ne le devait pas.
« Ces saletés d'Obscurs ont encore frappé, lâcha-t-il sans préambule. Chez les Béalites. Ils ont tué des femmes qui allaient accoucher, personne n'a rien vu, évidemment.
— Vos hommes ?
— Aucun signe d'intrusion. Mais ce foutu Temple est une sorte de dédale qui bouffe un bloc entier... Surveiller toutes les issues... c'est quasiment impossible. Même ces abrutis de prêtres n'en connaissent pas toutes les entrées. »
Il relâcha sa respiration, soufflant comme un taureau. C'était d'ailleurs le symbole de sa maison : un bovidé argent sur fond azur.
« De quoi avez-vous besoin ?
— D'un accès immédiat au site et d'un ou deux cadavres en bon état, pour commencer.. »
Le général ne broncha pas. Il avait rechigné les premières fois, en Jasarin, quand il avait compris de quel type de magie ils allaient user, mais l'amertume du breuvage s'était dissipée depuis longtemps.
« Je fais passer les ordres. Mettez-vous en mouvement.
— Bien, mon général. »
Sur une courbette, elle le laissa repartir, aussi fulminant qu'à son arrivée, avant de regagner la petite salle d'entraînement. Elle claqua deux fois dans les mains pour attirer l'attention de ses hommes, et ils se rassemblèrent. Elle les avait sélectionnés personnellement, chacun d'entre eux, et ne doutait pas de leurs compétences.
« La bande de fanatiques a frappé un autre temple. Celui de Béal. Carl, Théo, Val, nous allons nous y rendre. Fern, Jally, vous allez recevoir des cadavres. Les autres, continuez vos exercices. »
Personne ne protesta, personne ne posa la moindre question. Les deux hommes et la femme qu'Helga avait désignés se détachèrent du rang pour gagner les chambres où on les avait installés. Le Fort de Juvélys était un exemplaire classique d'une architecture militaire fonctionnelle, peu portée sur les enjolivures. Il était carré, crénelé, doté de murailles épaisses où se déroulaient une partie des activités, et d'un bâtiment secondaire en face des portes principales, tout aussi austère. Murs de pierre grise, presque noire, fenêtres étroites, tours imposantes, meurtrières, il n'aurait pas dépareillé sur le continent. Au cours de la guerre en Jasarin, Helga avait pu constater que les architectes ennemis avaient les mêmes modèles. Rien de très Valgrian dans l'ensemble, et c'était tant mieux. Les élans pragmatiques étaient peu nombreux dans la capitale, c'était un soulagement de voir qu'ils avaient prévalu aux endroits critiques.
Les quatre mercenaires remontèrent donc une volée d'escaliers étroits, puis une seconde, avant de déboucher dans l'aile qu'on leur avait consacrée. Les petites chambres s'échelonnaient de part et d'autre d'un couloir qu'éclairaient chichement quelques meurtrières. Il ne leur fallut que quelques minutes pour ceindre leurs armes et passer leurs manteaux, et pas davantage pour regagner le rez de chaussée puis la cour. Elle était pratiquement déserte, battue par les flots du ciel, qui semblaient accompagner le désir des Juvéliens à rester calfeutrés chez eux.
« 'Tain quel temps de merde », remarqua Théo de sa voix grinçante.
Sous le capuchon de sa cape grise, ses traits de néjo se crispaient de mauvaise humeur et modifiaient son apparence pour la rendre beaucoup plus animale qu'elle n'était à l'habitude, en accentuant la courbe de son nez busqué, la profondeur de ses orbites, l'aiguisé de ses crocs. Ce n'était pas le plus amène de ses compagnons, mais l'un des plus efficaces dans la traque, et Helga se fichait bien qu'il perturbe les humains. Maelwyn avait exigé qu'il soit discret mais la capitaine n'entendait pas le garder au placard.
Val s'était dirigée vers les écuries et Carl lui emboîta le pas en courant. Helga resta un moment en arrière, sous le porche : quelqu'un s'occuperait de son cheval. Théo demeura à ses côtés.
« Tu temporises, lâcha-t-il brusquement.
— Non, répondit-elle.
— Nous pourrions utiliser les grands moyens.
— Non, répéta-t-elle.
— Pourquoi ? »
Elle croisa les bras en lui faisant face.
« Tout le monde est crevé. Ce coin est tranquille, tu sais ça ? A moins que tu n'aies envie de descendre vers cette Forêt Pourrie pour combattre ces bêtes ombreuses dont ils parlent tant ?
— Nous aurions pu changer de bord. Il y a toujours du boulot, autour des Casinites.
— Et nous retournerons là-bas tôt ou tard. Mais pas tant que Prudence et Wolf ne sont pas en meilleure forme. Ici, nous sommes accueillis comme des princes. C'est l'affaire d'un petit mois. Prends ton mal en patience.
— Tu vas laisser ces Obscurs foutre le brin pendant un mois, alors ? Vraiment ?
— Je n'ai pas dit ça non plus. Mais on en reste à la base pour l'instant. C'est suffisant. »
Le visage du néjo devint lisse, comme s'il avait quinze ans, puis reprit des rides profondes, comme s'il en avait soixante. Il pinça les narines, ses yeux clairs se plissèrent.
« Il y a des elfes dans cette ville, lâcha-t-il.
— Et quoi ? Tu as peur ? »
Il esquissa un sourire, et passa une langue vive sur ses crocs.
« Non. J'ai faim. »
Helga fronça les sourcils et le fusilla du regard.
« Je plaisante ! se défendit-il en levant ses mains gantées en signe de reddition.
— Y'a intérêt. »
Val et Carl étaient sortis avec les chevaux. Helga jeta un dernier regard noir à son subordonné, qui se para d'une mine innocente, puis s'engouffra sous l'averse pour monter en selle. Le Temple de Béal les attendait.
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