25. Aigéan
Les vagues léchaient la coque sombre du Cageot, clapotis d'écume blanche, distante. Penché au dessus du bastingage, Aigéan observait le mouvement de la lumière à la surface de la mer. De temps en temps, une mouette passait dans son champ de vision, avant de reprendre de l'altitude. Plus que tout, il essayait de s'abstraire de ce qui se passait dans son dos, le chargement, homme après homme, de trois cents quarante-huit ressortissants griphéliens estampillés indésirables par les autorités juvéliennes.
Après sa rencontre avec Frédérich, Aigéan était passé voir son père : il avait besoin d'une assurance, n'importe laquelle, que ce qu'ils s'apprêtaient à faire était juste. Il n'était pas sentimental : ce qui était nécessaire à la stabilité de la capitale et au-delà, de l'île, devait être fait. Convoyer des individus qui représentaient une menace, et les débarquer, vivants, intègres et libres, sur les côtes qu'ils avaient quittées, était une tâche dont il pouvait s'acquitter.
Mais juger de ce genre de choses en deux jours à peine, et jeter autant de gens sur les flots en plein Jour Humide, lui semblait une initiative surprenante, basée sur une décision hâtive. Il s'était donc rendu à l'amirauté.
En tant que conseiller juvélien, l'amiral Ferdinand Fortebrise était un homme très occupé, mais il avait toujours du temps pour son curieux rejeton à la peau blafarde et aux vêtements trempés. Aigéan en profitait rarement. Son étrangeté conjuguée à ce passe-droit attisait davantage la jalousie que le respect. De surcroît, il détestait laisser une piste humide sur les planchers et les tapis du somptueux bâtiment, conscient qu'il donnait un surcroît de travail à certains.
Mais la question des expulsions et du Cageot était trop grave pour qu'il cède à son envie de discrétion. L'amiral l'avait reçu dans son vaste bureau lambrissé de bois clair. A presque soixante-dix ans, il était déjà âgé pour un humain, mais encore plein de vivacité intellectuelle si pas toujours physique. Du moins sur terre. Au gouvernail de son navire, il rajeunissait de plusieurs décennies en un éclair, comme si le vent marin portait en lui quelque élixir magique. Ce n'était pas forcément impossible, car le monde était plein de mystères, Aigéan était bien placé pour le savoir.
Comme il l'avait anticipé, son père l'avait laissé exposer toutes ses questions sans le tancer. C'est seulement ensuite qu'il lui avait expliqué ce qui s'était produit au Temple de Mivei, le massacre des enfants, la torture des prêtres, l'impuissance, la souffrance et l'horreur. Puis il lui avait parlé de Damien Koneg, le dictateur qui avait écrasé Juvélys sous sa botte pendant deux ans. C'était un sujet sensible et douloureux pour tout le monde, et Aigéan était d'autant plus incapable d'en mesurer la portée qu'il avait été loin lorsque le coup d'état avait eu lieu, loin pendant les purges, loin pendant l'oppression, la révolte, le retour de la démocratie. Ce traumatisme partagé par ses concitoyens lui était étranger et il lui était donc impossible de comprendre à quel point la crainte d'un serpent parmi les Griphéliens était vive chez certains. Koneg n'avait été rien d'autre, un réfugié soi-disant tranquille, un homme « intégré ».
Aigéan n'avait pas demandé si on avait trouvé les coupables de l'attaque sur les Mivéans parmi les ressortissants de la cité de Casin. Il avait compris que ce n'était pas la question. S'ils y étaient, de toute façon, on ne les ferait pas embarquer sur un navire pour les déporter. On s'était servi d'un prétexte pour nettoyer les rues, rien d'autre. C'était à la fois scandaleux et nécessaire, mais les ordres étaient les ordres, et il était obéissant.
De son perchoir sur le Cageot, il aperçut le dos luisant d'un marsouin qui passait au large, puis un second, un troisième.
Dans sa situation, vu ses errements des dernières années, s'opposer à cette initiative était juste impensable. Il n'en avait ni le droit, ni les bonnes raisons. Juste un sentiment de malaise très intime. Il devait avoir foi en ceux qui les gouvernaient. Ces Griphéliens étaient dangereux, indésirables, les ramener chez eux avant qu'ils ne causent des dégâts était une solution beaucoup plus humaine que ce qu'auraient fait leurs concitoyens, en Jasarin. Les suppôts de Casin auraient réduit la plupart de leurs prisonniers en esclavage et exécuté les autres, de manière plus ou moins barbare selon les affinités.
Il entendit des pas derrière lui, se redressa et tourna la tête vers le nouveau venu. Séraphine était son second depuis qu'il avait réintégré la marine, une femme aux cheveux prématurément gris, qu'il avait connue avant sa capture par les pirates, et qui avait accepté de servir sous ses ordres, malgré toutes les casseroles qu'il trimballait dans son sillage. Même si le Cageot avait son propre équipage, Aigéan avait exigé et obtenu qu'elle l'accompagne. C'était peut-être cruel, mais il avait besoin d'une personne, au moins une, en qui avoir confiance sur ce foutu rafiot.
« On arrive au dernier quart. » annonça-t-elle, bras croisés, le visage neutre.
C'était une professionnelle, dure et efficace, intransigeante, qui ne discutait jamais les ordres. Impossible de savoir ce qu'elle pensait de tout ce cirque, son visage était aussi fermé qu'un coffre.
« Très bien, répondit-il. Comment cela se passe-t-il au fond ?
— Tranquillement. Si vous voulez mon avis, capitaine, ils ont épicé leur gruau. »
Drogués, alors. C'était sans doute sage.
Il se risqua à regarder les prisonniers flanqués de leurs gardes, qui disparaissaient un à un dans la gueule du monstre flottant. La plupart étaient des hommes, jeunes et moins jeunes, mais il y avait aussi quelques femmes et même des enfants, qu'on n'avait sans doute pas voulu séparer de leur famille.
Chaque cellule du Cageot comprenait deux lits superposés étroits, séparés d'à peine une demi-toise. La promiscuité allait être abominable pendant les deux sixaines de traversée. Aigéan se prit à espérer que les cuisiniers du bord disposaient des mêmes « épices » que ceux du Fort.
« Nous appareillerons dès que le dernier est monté à bord.
— Tout est paré. »
Il acquiesça. Sans doute aurait-il dû descendre dans sa cabine pour vérifier une dernière fois leur route, mais il se sentait oppressé à l'intérieur du navire. Le vent, au dehors, était un baume apaisant.
Soudain, il se figea.
L'homme qui venait de monter à bord, torse nu sous une couverture, il le connaissait. C'était le supplicié du mât, le prostitué de Mullin, un ancien esclave griphélien que les services secrets juvéliens avaient rapatrié en Tyrgria après le sac de l'île. Il avait eu les cheveux clairs, à l'époque, et les avait désormais noirs. Mais il n'y avait pas de confusion possible.
Il s'appelait Martin.
« Celui qui vient de monter. » lâcha-t-il.
Séraphine se retourna et détailla l'individu, qui titubait sur le pont, sous la poigne de son escorte.
« Faites le conduire dans mon bureau.
— À vos ordres, capitaine. » répondit Séraphine sans broncher.
Si elle en pensait quoi que ce soit, elle m'en montra rien et quitta son supérieur. Ce dernier resta immobile un moment, indécis, avant de se mettre en mouvement.
Lumineux et propres, les appartements du capitaine présentaient un contraste saisissant avec l'atmosphère oppressante du vaisseau. Quand Aigéan y pénétra, Martin et son geôlier étaient debout dans l'entrée.
« Vous pouvez nous laisser et attendre dehors. » annonça d'emblée le Primitif.
Le militaire parut surpris mais obéit aux galons dans un bref salut. Le prisonnier demeura campé sur ses jambes, incertain. Il avait le visage pâle, une ecchymose violacée lui mangeait la moitié du front et l'oeil gauche, mais il semblait en meilleur état que la dernière fois qu'Aigéan l'avait vu, exsangue et moribond. Il n'était pas certain que le Griphélien sache qui il était : même s'ils avaient voyagé sur le même navire pour rentrer en Tyrgria, Martin avait été aux arrêts tandis qu'Aigéan jouissait de sa liberté. Ils ne s'étaient jamais croisés, mais le capitaine savait que le prostitué avait été infernal.
« Asseyez-vous », proposa-t-il, affable, en désignant le siège qui faisait face à la table de travail.
L'ancien esclave hésita puis s'affala sur la chaise. Son oeil valide, bleu ciel et nimbé de fatigue, se posa vaille que vaille sur lui. Il semblait peu impressionné par le spectacle, ce qu'Aigéan trouva admirable. Mais il savait que l'individu avait du cran, si pas de la jugeote.
« Voulez-vous rentrer en Jasarin ? »
Derrière sa brume, le prisonnier haussa un unique sourcil.
« C'est donc là que nous allons. » lâcha-t-il d'une voix alourdie par ce qu'on lui avait fait ingurgiter.
Aigéan grimaça en retour.
« Où imaginiez-vous aller ?
— Oh... les rumeurs disent que vous allez nous balancer à la mer une fois au large. Certains pensent que vous nous égorgerez d'abord, mais d'autres disent que vous connaissez les coins infestés de requins et que ce ne sera pas nécessaire. »
Il assortit sa déclaration d'un sourire finaud tandis qu'Aigéan fermait lentement les yeux. Il les rouvrit quelques secondes plus tard et contempla la satisfaction de son interlocuteur, ravi de l'avoir choqué.
« Nous vous ramenons chez vous, rien d'autre. » finit par dire le capitaine.
Le Griphélien haussa les épaules, indifférent.
« La nuance est légère. »
Aigéan relâcha sa respiration en un soupir agacé. Il devait mettre fin à cet entretien mal inspiré au plus vite.
« Voulez-vous rester en Tyrgria ? »
A nouveau, les yeux humides du prisonnier se plissèrent de méfiance.
« Ce n'est pas une question piège, poursuivit l'officier. Juvélys vous serait interdite, bien sûr. Mais vos talents seraient grandement appréciés à Belhime, je n'en doute pas. »
Martin sourit, cette fois, et Aigéan craignit d'avoir lâché ses derniers mots avec un peu trop de mépris. L'idée que cet homme puisse faire commerce de son corps lui était absolument répugnante et incompréhensible. Il devait souffrir d'une tare profonde pour s'adonner à pareil vice, mais ça n'en faisait pas un individu dangereux.
« Pourquoi feriez-vous ça ? Me libérer ? Qu'est-ce que vous voulez en échange ? Sûrement pas mon corps... Je le vois à votre... charmante expression. Alors ? Quoi ? »
Aigéan croisa les bras.
« Je vous ai sauvé, sur le Narval. Vous étiez mourant. Attaché au mât. C'est moi qui vous ai tiré de l'océan. Vous aviez donné votre vie pour votre ami. »
Le Griphélien haussa à nouveau les épaules.
« Je sais. »
Cette fois, le capitaine manqua rire devant tant d'indifférence. Sans lui, il serait mort, et cela ne lui faisait absolument rien.
« Je vous suis déjà redevable. Mais vous... vous ne me devez rien, continua le Griphélien. Alors pourquoi ? »
Aigéan soupira.
« Je ne vous crois pas dangereux.
— Comme les trois quarts des gens qu'on a entassés sur ce bateau. »
Le Primitif se détourna, bras croisés, et jeta un regard sur le large. L'ancien esclave avait raison, bien sûr, et Aigéan ne savait pas exactement ce qui le poussait agir, un sentiment de le devoir, à une personne qu'il connaissait, à laquelle il était lié.
Pour te donner bonne conscience, songea-t-il, devant cette infamie, alors que tu es à nouveau impuissant.
Il frissonna malgré lui.
« Mais d'accord. Oui. Je veux bien rester. » l'interrompit soudain le Griphélien.
Aigéan se retourna. Malgré sa mine piteuse, Martin arborait un sourire apaisant.
« Puisque vous le proposez. Avant que vous changiez d'avis. Je n'ai, dans le fond, pas besoin de connaître vos raisons. »
Le capitaine relâcha sa respiration.
« Je vous ferai descendre à la nuit. Je vous ferai porter... de quoi vous vêtir. Je compte sur vous pour faire profil bas.
— C'est ma spécialité. »
Aigéan acquiesça.
« Pas un mot à vos voisins de cellule.
— Bien sûr. »
Le capitaine le contourna et regagna la porte, qu'il entrouvrit.
« Vous pouvez le descendre. » annonça-t-il froidement à l'homme qui était demeuré en faction.
Martin s'était levé et suivit son gardien en titubant. Avant de sortir, il croisa le regard au Primitif et lui adressa un ultime sourire, un peu moqueur, un peu sceptique. En le regardant s'éloigner dans la coursive, Aigéan espéra qu'il n'était pas en train de commettre une grave erreur.
Mais cette petite goutte de bienveillance, dans le ventre de ce navire immonde, lui mit un peu de baume au coeur.
Se donner bonne conscience, oui. C'était le mieux qu'il puisse faire.
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