23. Moïra
TW : évocation de beaucoup de choses désagréables... (viol et violence)
A côté de Moïra, l'homme était calme. Un habitué de l'horreur, tranquille, bienveillant, sans désir de la presser. C'était la troisième fois, déjà, qu'elle le rencontrait. La première fois, elle n'avait pas desserré les lèvres. La seconde, elle avait répété sans cesse qu'elle ne savait pas, qu'elle ne savait plus, une litanie épouvantable, qu'elle ne parvenait pas à museler. Cette fois-ci, c'était elle qui l'avait fait appeler. Il se nommait Falco Malgor. Ce n'était pas un elfain, mais sa mère ou son père devait l'être, car il lui restait tout juste assez de traits elfiques pour qu'on lui devine un aïeul de cette race. Sans doute le grand-père paternel. Le nom avait des consonances de la Sylarith.
Il lui avait proposé de s'installer dans le jardin, et elle avait accepté. Les Valgrians n'étaient qu'à demi ravis de voir les rescapés mivéans hanter leurs parterres enchanteurs, mais ni l'officier de la garde, ni elle-même ne s'en souciaient. Leurs hôtes se prétendaient accueillants, ils pouvaient bien l'être. Aucun n'oserait les chasser.
Ils avaient choisi un banc sous un cerisier alourdi par ses fleurs roses. Le vent en arrachait quelques pétales, mais l'anneau de marbre qui enserrait les lieux brisait les rafales les plus revanchardes. Les nuages menaçaient dans les hauteurs, gris et volubiles.
« Au moins deux d'entre eux avaient l'accent juvélien. » dit Moïra, d'une voix presque égale.
Dont celui qui lui avait écarté les cuisses et s'était répandu en elle, en spasmes répugnants.
« Il y avait une femme. »
Sans doute le capitaine savait-il tout ça, déjà, mais elle avait besoin de le lui dire.
« Vous les avez vus, Moïra ?
— Seulement trois d'entre eux.
— Vous pensez qu'ils étaient plus nombreux ?
— Je crois, oui. Je n'ai pas vu la femme, mais je l'ai entendue. Et il me semble... qu'il y avait au moins cinq ou six voix différentes...
— Vous pourriez me les décrire ?
— Il faisait très sombre... Il y en avait un très grand... et un complètement chauve, qui parlait à voix basse... Je suis désolée. »
Elle noya ses mains nerveuses entre ses genoux comme des impressions furtives de l'horreur lui revenaient en mémoire. La sensation de doigts crispés sur la peau de ses fesses, une paume plaquée sur ses lèvres...
« Le poisson. Ses mains sentaient le poisson. » siffla-t-elle, les yeux perdus dans le gravier qui couvrait le sol.
Un scarabée aux reflets mordorés escaladait caillou après caillou, sans songer à prendre son envol. De temps en temps, la brise lui apportait quelques pétales, comme des draps gigantesques qui l'auraient percuté du ciel, mais il ne bronchait guère, agitant ses mandibules dans un claquement inaudible.
« Il portait... »
Une ceinture à deux boucles, des vêtements de toile rêche, son souffle puait le champignon. Elle jeta un regard apeuré au capitaine Malgor, mais il paraissait tout à fait tranquille, et il lui adressa un sourire apaisant. Il ne dit rien : ni pour la pousser, ni pour mettre fin à l'entretien.
Elle frémit et reporta son regard sur les jardins autour d'elle. Le Temple de Mivei n'avait qu'une cour poussiéreuse, une petite écurie, engoncée au coeur même d'un pâté de maisons. La Déesse du Destin était trop inconstante pour attirer beaucoup de monde : ses prédictions étaient floues et ne satisfaisaient pas toujours les requérants. Une offrande ne garantissait pas la réussite et les mauvais présages étaient fréquents. Les oboles ne suffisaient pas aux réparations les plus élémentaires : leur Temple était un taudis.
Les Valgrians, en comparaison, étaient richissimes. Un si bel espace. Des fleurs. Des arbres. Des bancs tranquilles. La lumière partout. Cette statue posée au milieu du tout, rayonnante.
Moïra entrecroisa les doigts puis posa les lèvres entre ses pouces. Entre ses jambes, une douleur sourde pulsait au rythme des battements de son coeur.
Avaient-ils blasphémé, manqué de rigueur dans leurs prières, pour que Mivei laisse leur destin prendre pareille tournure ?
Brendan aurait dit que Mivei sait mais Mivei ne peut changer le cours des choses. Elle peut influencer légèrement, donner une seconde chance, orienter les retombées d'une petite poussée discrète... et sans doute était-ce ce qu'elle avait fait, car ils n'étaient pas tous morts.
« Tous les novices sont morts, n'est-ce pas ? demanda-t-elle brusquement.
— Il en manque trois. » répondit le capitaine sans chercher à se dérober.
Elle apprécia sa franchise, même si elle lui mena les larmes aux yeux.
« Qui ?
— Gersande, Flavian et Blanche.
— Pourquoi ?
— Nous ne savons pas. »
Elle opina du chef et replongea les yeux sur le sol. Mille millions de graviers gris, blancs et noirs. Qui avait pris le temps de les casser ? Etait-ce un métier ? Briseur de pierre ?
« Ils n'ont donné aucune information sur leurs intentions ? » osa finalement le jeune homme.
Moïra pinça les lèvres et secoua la tête, agitant ses boucles brunes, qui avaient besoin d'un nettoyage urgent. Elle n'avait pas la force de se laver, pas le courage de voir son corps nu qui, elle le savait, portait encore les marques de ce qu'elle avait subi.
« Non. C'était comme si... comme s'ils faisaient leur travail. J'étais là, mais pas là. Ils m'ont fait du mal, puis ils sont partis.
— Ils ont écrit sur les murs de votre chambre : « la nuit règne en tout lieu ». Cette phrase vous dit-elle quelque chose ?
— C'est une maxime obscure classique. » souffla Moïra.
C'était une fausse question, tout le monde le savait. Elle frissonna en songeant à l'état dans lequel devait être le Temple : les chambres, les dortoirs, la nef, le réfectoire...
« Avez-vous une idée du temps qui s'est écoulé entre le moment où ils sont partis et le moment où vous avez été secourue ?
— Plus d'une journée. »
C'était un miracle qu'ils aient survécu, attachés, blessés, déshydratés... Si personne n'était venu aux nouvelles, si on les avait laissés repliés sur eux-mêmes... ils auraient crevé comme des chiens, chacun solitaire, gémissant sur sa couche. La souffrance de ces heures était enfoncée profondément dans chacune des fibres de son corps, et les plaintes distantes de ses confrères, de ses amis, inaccessibles et mourants.
Aucun d'entre eux n'avait succombé. Peut-être était-elle là, la main de Mivei. Dans le hasard qui avait fait que les sauveurs étaient arrivés juste à temps.
Trop tard pour les novices.
Les larmes lui vinrent. Pour son intimité violée, pour les cris de ses voisins de couloir, pour ces jeunes vies fauchées, sans raison autre que la gloire des ténèbres. Leurs visages s'imposèrent à ses prunelles. Blonds, bruns, roux, garçons et filles, encore enfants, presqu'adultes, les empressés, les mollassons, les timides et les extravertis, les sages et les sauvages. Morts.
Elle ne voulait même pas penser aux trois qui avaient disparu.
« Moïra. Vous savez que nous n'avons pas retrouvé Mathilde. Elle n'était pas dans sa chambre, et il n'y a aucun signe d'agression dans la pièce. Pensez-vous... qu'elle puisse être mêlée d'une manière ou d'une autre à ce qui s'est produit ? »
La prêtresse écarquilla des yeux stupéfaits.
« Mathilde... »
Blonde et souriante, qui aimait nourrir les pies dans la cour. Elle leur avait donné un petit nom, parvenait à en identifier plus d'une douzaine alors qu'elles paraissaient interchangeables aux yeux de tous. Brendan la tançait : l'oiseau sacré perdait de sa valeur divine quand on l'attirait avec des friandises, mais Mathilde n'en avait cure. Comme tous les Mivéans, elle n'était pas très portée sur le respect de l'autorité.
« Non. » murmura Moïra.
Où était Brendan ? Il était leur chef, leur maître, il aurait dû... savoir tout ça. Les protéger. Anticiper, prévenir.
Moïra secoua la tête.
« Mathilde... est avec nous depuis son enfance... une fille du Jour Affamé... Je ne vois pas... Jamais...
— Ne vous en faites pas. C'était au cas où. »
La brise glaça Moïra au plus profond d'elle-même et la chute brutale des pétales roses autour d'eux lui parut hostile, comme si la nature essayait de l'ensevelir. Sa respiration s'accéléra sans qu'elle puisse la contrôler et le sang se mit à pulser dans ses tempes, assourdissant le chant des oiseaux. Comme si la menace se matérialisait soudain dans cet endroit enchanteur. Derrière un tronc. Dans l'ombre de la statue. Sous l'arche du passage couvert.
« Moïra. Vous êtes en sécurité, ici. » dit la voix de Falco Maglor, lointaine.
Elle haletait, désormais. Une goutte de sueur glaciale dévala le creux de son épine dorsale.
« Vous n'en savez rien. »
Ils s'étaient cru en sécurité, au Temple. Endormis par la familiarité de leurs murs inébranlables. Malgré les lézardes et les ardoises disjointes, malgré l'humidité des caves et le grand dessin de la moisissure noire sur le mur extérieur, dans lequel Anton aimait deviner des présages.
« Nous allons les coincer, dit l'officier. Soyez-en sûre.
— Ne promettez rien, murmura Moïra.
— Je vous le promets quand même. »
Il y avait du feu, dans cette affirmation, et la prêtresse, derrière son trouble, savait que c'était l'expression d'un désir, non d'une certitude. Mais elle avait besoin d'y croire et, sans vraiment y réfléchir, elle tendit une main vers lui. Ses doigts se refermèrent sur les siens, et elle les serra, peut-être un peu trop fort, sans qu'il ne cherche à se dérober.
« Je vous le promets, Moïra. Nous coincerons ces ordures et nous leur ferons payer ce qu'ils vous ont fait. » siffla le capitaine, avec fureur, à présent.
Elle se réchauffa à cet écart de réserve. Oui. Ils les coinceraient. Elle accepta son étreinte, la caresse du cerisier, des rayons du soleil.
C'était le printemps, l'obscurité ne pouvait pas gagner.
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