18. Frederich
Aigéan avait toujours mis Frédérich mal à l'aise. Pourtant, les deux hommes se connaissaient depuis leur plus tendre enfance, ils étaient cousins, mais le fils adoptif de l'amiral Fortebrise était trop inhumain pour que Frédérich puisse s'habituer à sa présence. Il avait les iris trop grands, trop sombres, la peau blafarde d'un noyé tout juste arraché aux flots, des écailles apparentes sur les joues, le front, la gorge, les mains, et paraissait humide en permanence, comme s'il sortait tout juste d'une baignade dans le port. C'était parfois le cas, mais le plus souvent, Aigéan suintait par nature, car c'était un Primitif Aqueux, un être issu d'un autre temps, qui marchait parmi les hommes. Ce n'était pas un mauvais bougre, mais il dégageait une énergie sombre et froide, dangereuse, que Frédérich détestait.
Quand il avait disparu, trois ans plus tôt, avec tout son équipage, Frédérich avait partagé la tristesse de son oncle, l'amiral Ferdinand Fortebrise, mais dans le même temps, il s'était senti soulagé. La présence de cette créature au sein de leur illustre famille lui avait toujours paru comme une sorte de disgrâce, une tache qu'ils trimballaient dans les réceptions, les salons, les soupers, les réunions d'état-major, symbole de l'incapacité d'Emma Fortebrise à concevoir un enfant.
Quand la mer avait avalé Aigéan, on avait murmuré que c'était dans l'ordre des choses, que la bête avait regagné les profondeurs dont elle était issue. Certains avaient été jusqu'à dire que le Primitif avait probablement coulé lui-même son navire, et sacrifié ses matelots à Cefnor ou à une autre entité démoniaque, vénérée par son engeance désormais disparue.
Il n'en était rien. Aigéan avait été capturé et asservi par un capitaine pirate, forcé de lui obéir par le pouvoir d'un sortilège puissant. Libéré par la flotte juvélienne venue au secours de l'île de Mullin, il avait réintégré la marine huit mois plus tôt, troublé, honteux, toujours aussi blafard. Fortebrise lui avait ouvert grand les bras, alors même que son épouse était décédée l'année précédente, vaincue par la maladie et sans doute le chagrin.
Frédérich avait donc dû tolérer le retour de son cousin aux réunions de famille, à défaut de celles d'état-major. Son statut au sein de la marine demeurait précaire, car les matelots ne se pressaient pas pour servir sous ses ordres. On le disait maudit et lui réunir un équipage s'était avéré complexe.
Debout à la fenêtre du bureau de Frédérich, Aigéan lorgnait la rade, les cheveux humides au vent. Sous ses pieds, une petite flaque commençait à se former, sans qu'il puisse rien y faire. Frédérich trouvait cela vaguement répugnant.
« Tu es sans navire, en ce moment. »
Le Primitif lui retourna un regard sombre, ses iris immenses s'ouvrant sur des abysses glacés.
« La Lunaire est à quai pour deux sixaines, je suppose que tu le sais. »
Frédérich baissa les yeux et acquiesça.
« Des récifs, si j'ai bien compris. »
Tout Aqueux qu'il était, Aigéan ne naviguait pas mieux qu'un autre. Il avait été un excellent capitaine, mais ses mésaventures l'avaient perturbé. On disait même qu'il avait peur de la mer.
« Je vais te confier le Cageot. »
Les yeux noirs de l'Aqueux s'écarquillèrent.
« J'ignorais qu'il naviguait encore. »
Frédérich eut un haussement d'épaules, comme si la chose était triviale.
« Le conseil repousse sans cesse son démantèlement. »
Ils échangèrent une grimace. Frédérich devinait la réticence de son cousin mais il était son supérieur hiérarchique et le Primitif n'avait pas la latitude de refuser.
« Il ne s'agit que d'une seule traversée : jusqu'à la côte jasarine, et le retour. »
Le front d'Aigéan se plissa, faisant miroiter ses écailles au soleil. Assis derrière la table de chêne poli, Frédérich réprima un frisson.
« Pourquoi ? » demanda l'Aqueux.
La question était légitime. Et il le saurait de toute façon. Frédérich ouvrit sa veste d'uniforme et soupira.
« Le conseil a décidé de rapatrier un certain nombre de Griphéliens indésirables.
— Jusqu'à Griphel ?
— Non. Tu penses bien qu'il est impossible d'aller jusque là. Mais l'idée est de les débarquer sur la côte, quelque part entre Sorgo et Tavellan.
— En territoire rhyvan ?
— Non, bien sûr que non. En territoire griphélien. »
Aigéan pinça les lèvres. Presque grises, elles se voyaient à peine sur son teint blanc. Il était vraiment affreux. Frédérich ne comprenait pas pourquoi il avait décidé de revenir.
« De combien de personnes parlons-nous ?
— Le Cageot peut en accueillir quatre cents. »
L'Aqueux haussa les sourcils.
« Dans des conditions très limites. »
Frédérich s'était attendu à ce que son cousin proteste. Qui ne l'aurait fait ? Le Cageot était une abomination, un navire-prison indigne des valeurs juvéliennes, où on pouvait entasser une multitude de pauvres hères dans des cellules minuscules sous le pont. Il avait été construit durant le grand conflit griphélo-juvélien des années cinquante, quand les prisonniers de guerre étaient tellement nombreux qu'on ne savait plus trop où les parquer. Il avait ensuite été abandonné à quai, sans usage particulier, et on parlait périodiquement de le démonter planche par planche, sans jamais en prendre la décision, comme si chacun se doutait qu'il servirait encore.
Malheureusement, c'est Damien Koneg qui l'avait remis en service, l'ancrant au large pour y mener ses détracteurs et les y soumettre à mille sévices avant de les éliminer. Le fait que cela n'ait pas suffi pour qu'il soit détruit à la libération était assez stupéfiant, à bien y réfléchir, mais le conseil avait eu mille autres urgences à traiter et l'affreux pénitencier flottant était resté, tranquille, dans un coin de la rade. Frédérich savait que certains parlaient d'en faire un musée. De son point de vue, y mettre le feu aurait été la meilleure manière d'en finir une bonne fois pour toutes.
Mais le conseil avait décidé qu'il devait servir encore une fois... Peut-être serait-ce la dernière. Il avait été construit pour enfermer des Griphéliens... que son dernier voyage le ramène aux sources était une juste conclusion.
Quant au bien-fondé de la décision du conseil, Frédérich était un soldat. Il obéirait aux ordres de toute façon. Et il n'avait aucune sympathie pour les Griphéliens.
« Il ne s'agit que d'un trajet. Avec les vents favorables en cette saison, l'affaire de deux sixaines au plus. »
Aigéan relâcha sa respiration. Bras croisés sur sa poitrine, il maîtrisait sans doute son irritation. Avant sa disparition, il avait été plus haut gradé que Frédérich, qui était aussi plus jeune de deux ans, mais ce dernier avait eu tout le loisir de gravir les échelons en son absence. L'Aqueux n'avait bien sûr pas récupéré son grade en réapparaissant sans son navire ni son équipage. Il avait été soumis à une enquête poussée sur sa participation aux méfaits de la flotte pirate dont il avait fait partie, mais déclaré innocent par le tribunal militaire. Un prêtre de Gallud assermenté avait garanti aux juges que le sortilège qui soumettait l'Aqueux l'avait privé de son libre arbitre. Frédérich était persuadé qu'un homme à la volonté plus forte y aurait résisté, mais on ne lui avait pas demandé son avis, bien sûr.
« Quand suis-je censé prendre la mer ? demanda finalement Aigéan.
— Demain soir. »
Le Primitif haussa les sourcils.
« Je dois naviguer avec ces gens le Jour Humide ?
— Le conseil veut qu'ils soient partis, oui. L'alternative aurait été de les garder en cellule un jour de plus et... personne ne veut ça.
— Ça aurait été plus raisonnable, pourtant. Le Dieu Retors cherche des âmes en peine et le Cageot en sera plein.
— De ce que j'ai compris, il y aura des prêtres à bord. Suffisamment pour assainir le navire et le protéger du mal. Tout se passera bien. C'est l'affaire d'un mois. Tu seras rentré avant l'été. »
L'Aqueux s'était détourné vers le port, les bras toujours croisés. Frédérich se doutait qu'il en parlerait à son père, car l'amiral était aussi conseiller. Fortebrise serait sans doute surpris qu'Aigéan ait été désigné pour cette traversée, mais Frédérich était prêt à défendre sa décision. Il lui fallait un capitaine habitué à piloter sur la Mer Contrastée, et qui ne soit pas occupé par ailleurs. Si le conseil était convaincu du bienfondé de son entreprise, il n'avait pas de raison d'en protéger le Primitif sous prétexte qu'il était le fils d'un de ses membres.
« Je n'ai pas d'équipage.
— Le Cageot en aura un, tu ne dois pas t'en soucier.
— Très bien. »
Frédérich s'était douté que, quoi qu'il en pense, Aigéan prendrait les choses avec son indifférence coutumière, sans effusion de colère, et intérieurement, il soupira d'aise. Au moins une chose positive, avec ce fils de poisson.
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