Le Cœur troublé
Aladdin attrapa l'épaule de Jasmin pour l'arrêter. Le prince lui envoya un regard où se mêlaient questionnement et exaspération. Il avait faim, il avait soif, il avait froid, il était fatigué... Et depuis que le voleur l'avait entraîné dans un réseau de souterrains affleurant la surface, il avait aussi peur. Donc, pas vraiment d'humeur à jouer aux devinettes. Même avec un demi-dieu en vêtements noirs moulants. Enfin, ça dépend peut-être de la nature des devinettes...
Le demi-dieu en question s'approcha d'un cadre de lumière, qui formaient devant eux, sur le mur, un tableau de ténèbres piqueté ici et là d'une étoile solitaire, lorsqu'un trait jaune, brûlant, traversait ce qui semblait bien être une étoffe.
Le voleur tira le rideau d'un geste théâtral, révélant aux yeux très moyennement impressionnés du prince une large pièce, étonnement haute. Des piliers sculptés, aux motifs presque effacés par le temps, se dressaient de chaque côté pour se briser au plafond, d'où pendait le squelette décharné d'un très ancien lustre, comme une épée de Damoclès. Des ampoules dénudées exhalaient ici et là une faible lueur bleue, rehaussée par l'éclat tremblotant de dizaines de bougies.
L'endroit aurait pu sembler sinistre, ou inquiétant, si plein de reliques d'un passé disparu. Mais les meubles de bric et de brocs, les couvertures et les coussins multicolores, quoique datant visiblement eux aussi d'un autre siècle, donnait à la pièce un aspect chaleureux et vivant. C'est étrange, songea Jasmin, on sait tout de suite que c'est un espace habité. Ma chambre au Palais est toujours si propre que j'aurais pu emménager hier. Ici, on sent partout dans l'atmosphère, de manière indistincte, le passage de ses occupants, et...
-ALADDIN ! S'exclama soudain une voix de femme, coupant court les rêveries du prince.
Une silhouette ronde jaillit de l'ombre et se précipita sur le voleur, avec la même précision et la même férocité qu'un vautour sur sa proie.
-Par toutes les fées des Anciens Âges ! s'exclama la nouvelle venue en le serrant sur son opulente poitrine. Tu nous as fichu une peur bleue !
-Yubaba... Où sont les autres ? s'inquiéta le voleur en se libérant avec peine de l'étreinte.
-Ils sont tous partis glaner des informations. On voulait savoir si c'était pour toi que les gardes patrouillaient. S'il n'y avait pas eut Leyla, j'y serais allé aussi ! Et... Tiens tiens... fit-elle en remarquant enfin la présence de Jasmin. Qu'est-ce que tu nous as ramené ? Encore un chiot égaré ?
L'héritier du trône d'Agrabah lui jeta un regard indigné. Un chiot ? Et puis quoi encore ?! Certes, il devait se trouvait un peu décoiffé, sans maquillage, et sans habits décents, mais tout de même ! Outré, il examina l'impudente qui avait osé comparer sa gracieuse silhouette à celle d'un animal des rues. Yubaba, ainsi que l'avait appelé son charmant voleur, était une femme dans la force de l'âge... et la force de tout, en fait, puisque ses bras faisaient facilement la largeur de la tête du prince. Sa peau noire, très sombre, jurait avec ses cheveux blancs. Jasmin songea distraitement que c'était la première fois qu'il voyait une personne âgée dans les rues d'Agrabah.
-Mais c'est qu'il mordrait ! Se moqua Yubaba, pas le moins du monde intimidée. Où est-ce que tu l'as trouvé ?
-C'est une longue histoire, répondit Aladdin en souriant de l'air encore plus indigné qu'arbora Jas. Comment va Leyla ?
La figure de Yubaba s'assombrit aussitôt.
-Mal, souffla-t-elle. Est-ce que tu as... ?
Aladdin secoua la tête en signe de dénégation. Jasmin fut stupéfait de voir des larmes perler au coin de ses yeux. Son cœur se serra inexplicablement, et sa colère retomba d'un coup, comme une bulle de savon éclate. Pleurer lui avait toujours semblé être l'humiliation suprême, l'admission d'une vulnérabilité, une faiblesse à exploiter. Pourtant, Aladdin ne semblait pas en avoir honte. Et loin de le rendre plus faible, les étoiles qui brillaient dans ses yeux tristes le rendait si... Si...
Il n'y avait pas de mots pour exprimer cette étrange impression, comme s'il était en train de regarder la chose la plus belle et la plus forte du monde... en même temps que la plus fragile.
-Qui est Leyla ? Demanda-t-il finalement.
Aladdin lui jeta un regard si triste qu'il le fit chavirer.
-Elle fait partie de notre petite famille. Elle a quelque chose comme quinze ans, et elle... Elle est atteinte du mal du Coeur-Blanc.
-Eh bien, pourquoi vous ne la soignez pas ?
Yababa leva un sourcil stupéfait.
-Mais où est-ce que tu as trouvé un zigoto pareil ? Comment veux-tu qu'on la soigne ?
-Avec des médicaments, répondit l'autre sur le ton de l'évidence.
-Et où veux-tu qu'on trouve des médicaments ?
-Ah, fit Jasmin en rougissant.
L'argent n'avait jamais été un problème, pour lui. Il avait toujours vu ça comme une ressource abstraite, qui existait à l'infini. Il n'était pas habitué au concept de manquer d'argent. Pour la première fois, le prince réalisa que la richesse avait une valeur.
-C'est quoi, le Cœur-Blanc ? Demanda-t-il pour donner le change.
Sans répondre, Yubaba et Aladdin échangèrent un regard. La femme hocha la tête, et le voleur se dirigea au fond de la cave, vers une alcôve que Jasmin n'avait pas remarquée. Il voulut le suivre, par réflexe, mais la grosse main de Yubaba se referma sur son bras.
-Laisse-le, dit-elle sans animosité.
Jasmin, penaud, obéit.
-Assieds-toi, reprit Yubaba en désignant une table grossière, composée de caisses empilées qui formaient aussi, de chaques côtés, deux bancs. Tu as l'air d'être au bout du rouleau. Tu as soif ?
Le prince hocha la tête avec ferveur en posant ses fesses sur une des caisses de bois, qui grinça de mécontentement. Il ne comprenait pas exactement pourquoi, mais cette femme lui inspirait le respect, comme personne n'avait jamais su le faire avant. Ça ne tenait pas tant à sa carrure, ou à sa force. C'était plutôt le ton de sa voix, gentil mais exigeant, et le regard qu'elle portait sur lui, comme sur un petit enfant. Sa propre mère ne l'avait jamais regardé comme ça.
Elle posa devant lui un verre à la propreté douteuse, emplie d'un liquide rougeâtre.
-Je... Heu... de l'eau aurait suffis...
-Personne ne boit d'eau, à Agrabah. C'est le meilleur moyen de chopper des maladies. On se contente de vin et de bière.
Jasmin eut une pensée pour les fontaines qui fonctionnaient jours et nuits au Palais, et plongea son nez dans sa chope pour cacher sa honte.
-Alors, raconte-moi... Commença Yubaba. Comment Aladdin a-t-il fait pour ramener un noble jusqu'ici ?
-Comment savez-vous que je suis... commença Jasmin, sur la défensive.
Yubaba explosa de rire.
-Ça se voit comme une trompe au milieu d'un visage plat, mon petit ! Tu regardes les choses comme si tu en étais le maître, et les gens comme si tu étais en droit d'exiger d'eux n'importe quoi. Tu donnes même l'impression d'attendre des courbettes !
-Il m'a surpris alors que j'étais en train de fouiller un laboratoire, intervint Aladdin en revenant vers eux, au grand bonheur de Jasmin. Nous nous sommes fait courser par un sorcier. Nous l'avons surprit au milieu d'une expérience pas très nette, et il a eut à cœur de nous empêcher d'en parler...
-Un sorcier ! Répéta Yubaba, épouvanté.
-Plus de peur que de mal, la tranquillisa Aladdin en s'asseyant à côté d'eux. Je cherchais le médicament dans son labo, mais, de toute façon, il ne devait pas être là...
-Bien sûr que non, intervint Jasmin, qui ne pouvait s'en empêcher. Jafar ne fait pas dans les médicaments.
-Et comment voudrais-tu que je le sache ? Rétorqua Aladdin.
Jasmin haussa les épaules.
-Tu avais l'air de bien connaître le Palais.
Aladdin se renfrogna et caressa Abu pour se donner contenance. Yubaba lui jeta un regard étrange, indéchiffrable.
-Si vous me ramenez chez moi, intervint Jasmin, je vous offrirai autant de médicaments que vous voulez, contre le mal Cœur-Quelque chose.
-Cœur blanc, corrigea doucement Yubaba. C'est une maladie qui s'attrape lorsqu'on traîne trop dans le quartier des alchimistes. Et Leyla a toujours rêvé d'être alchimiste... Mais comme il n'y a aucun traitement des déchets, les produits en trop ou gâtés trainent dans les rigoles, à ciel ouvert. Et beaucoup de passants contractent le Cœur-Blanc. On l'appelle ainsi parce que le malade perd peut à peu toute vision de la couleur. Puis sa peau pâlit, ainsi que ses cheveux, et ses yeux. Tous les pigments de son corps disparaissent. Il devient de plus en plus sensible à la lumière... Au point que la lueur d'une bougie à des mètres de distances cause des brûlures irréparables. La plupart d'entre eux finissent pas se suicider.
-Mais...
-Il y a un remède, intervint Aladdin. Un remède simple. Mais cher. Très cher. Eh oui, comme il y a beaucoup de demande, les apothicaires ne se privent pas.
-Mais c'est...
-C'est la vie, finit Yubaba. C'est notre vie à nous, de l'autre côté des murs. Aladdin, que comptes-tu faire ? On ne peut pas le garder ici. Il finira forcément par nous trahir, même involontairement.
Aladdin plongea ses yeux bleu pâle dans ceux de Jasmin, qui retint sa respiration, certain qu'on pouvait entendre son cœur battre jusqu'au Palais. Décidément, quelque chose le troublait chez le voleur, quelque chose de plus que la beauté de son visage. C'était le léger sourire qui dansait sur ses lèvres, peut-être, ou sa main aux longs doigts délicats, qui chatouillait distraitement le petit dragon. Peut-être était-ce l'intensité de son visage, ou la chaleur de sa voix. L'affection qu'il portait sur toute personne, sans distinction et sans jugement. Son courage. Sa détermination. Son humour. Peut-être – très surement – tout ça à la fois, et mille choses encore. Son existence même était une ode, un poème. Et les fées savaient que Jasmin n'avait pourtant pas l'âme artistique.
Le prince ne voulait plus rentrer chez lui. Au diable les lits douillets, la propreté, l'opulence et la nourriture à volonté. Il voulait rester là, plongé dans ce regard étrange. Il voulait rester là pour toute l'éternité. Pourquoi, exactement ? Qu'est-ce qui troublait tant son cœur ? Qu'est-ce qui faisait brûler son âme, pauvre petite âme, qui n'était décidément pas préparé à cela ? Il ne saurait le dire. Ou, en tout cas, il refusait catégoriquement de l'admettre.
De son côté, Aladdin dévisageait en réfléchissant ce petit noble qui lui avait causé tant de soucis. Mais contrairement à son interlocuteur, il ne songeait pas à ses yeux, à sa peau, ou à l'intensité de son visage. Il ne trouvait pas d'étoiles, dans son regard, ni de poèmes dans son sourire. Il songeait simplement au meilleur moyen de le renvoyer chez lui. S'il avait su à quel point il lui était indifférent, à cet instant, Jasmin en aurait probablement eut le cœur brisé.
-Tu es fatigué, déclara soudain le voleur, rompant le charme. Va dormir. Yubaba, tu veilles sur lui ?
-Bien sûr, mon petit. Mais sois prudent, je t'en prie.
-Tu vas quelque part ? Paniqua aussitôt Jasmin.
-Chercher des informations et de la nourriture. Je serais bientôt de retour. Ne t'inquiète pas : je te ramènerai chez toi après.
Ce n'est pas pour ça que je m'inquiète, babouin, faillit répondre le prince. Mais il se retint. Il avait un reste de dignité, tout de même.
Ce qu'il regretta à l'instant où la silhouette d'Aladdin disparue derrière le rideau qui les avait fait entrer. C'était idiot, mais sa présence lui manquait déjà.
-Et lui, murmura Jasmin, tout bas, il ne dort pas ?
Yubaba hésita visiblement, puis sourit de le voir aussi dépité.
-Aladdin ne dort jamais.
Jasmin ouvrit des yeux stupéfaits.
-Comment ça ?
-Je ne sais pas pourquoi, ni comment. Simplement... Il ne dort pas.
-Mais c'est...
-Impossible ? Finit Yubaba en souriant. Ce petit gars cultive les « impossibles ». Je le connais depuis... depuis vingt ans, à présent. Il n'a pas changé d'un cheveu. À l'époque, j'étais une prostituée comme tant d'autres, même si j'avais la « chance » de posséder un protecteur, et d'habiter un bordel. Mais un soir, j'ai refusé de dépasser certaine limites avec un client... Et finalement, je me suis retrouvé à la rue, sans argent, sans rien, sans même un zeste de dignité, puisqu'il ne s'était pas privé de les dépasser quand même.
Jasmin rougit, embarrassé. Mais Yubaba ne semblait pas avoir honte de son passé.
-C'est là que j'ai rencontré Aladdin, continua-t-elle. Il errait de par les rues, tout nu, visiblement perdu, avec son petit dragon sur l'épaule. (L'image fit furieusement rougir le prince) Au début, j'ai pensé que je pourrais peut-être l'attirer quelque part, lui piquer son dragon, et le revendre. Mais il m'a regardé... Il m'a souri, et il m'a dit « Bonjour madame. Je peux vous aider ? » Je te jure, j'étais sur le cul. On ne m'avait jamais appelé madame de toute mon existence, on ne m'avait jamais souri de manière non lubrique depuis mes huit ans, et je crois que je n'avais jamais entendu la phrase « je peux vous aider ? » dites sincèrement où que ce soit avant. Et certainement pas par quelqu'un qui avait visiblement plus besoin d'aide que moi !
Jasmin réfléchi un moment.
-Je crois que je ne l'ai jamais entendu non plus, conclut-il enfin. Quand les serviteurs la disent, ce n'est qu'une formule de politesse, ou une marque de soumission.
-Bah voyons, le Palais semble pas si différent d'ici-bas, finalement... Bref, comme je te disais, il m'a demandé ça avec ses grands yeux, tout ingénu. Sans même m'apercevoir de ce que je faisais, je lui ai raconté tous mes malheurs. Il m'a écouté. Encore une première. Puis il m'a dit « Ne t'inquiètes pas, Yubaba, ça va aller. On a qu'à s'entraider ». À ce stade, je le prenais pour un fou. Un fou furieux, même. Mais je l'ai suivi. J'étais curieuse de voir jusqu'où il allait aller. Il nous a dégotté une cave, celle où nous sommes actuellement. Elle était pleine de déchets. Mais il a haussé les épaules, et on les a sortis, un par un. Puis on a nettoyé ce qui pouvait l'être. On s'est installé. Et on a commencé à vivre.
Jasmin vit des larmes, dans les yeux de Yubaba. Lui-même s'en trouva étrangement ému.
-Pour la première fois de mon existence, recommença-t-elle, je ne survivais pas en craignant la nuit et en étant persuadé que demain me verrait mourir sous les coups d'un client, d'un accident ou d'une maladie. Je vivais pour de vrai, au jour le jour. Il s'est mis à chaparder quelques petites choses, et on a construit des meubles. Et puis, il a commencé à ramener des enfants perdus, aussi perdu que moi, lorsqu'il m'a trouvé. Il leur a appris comment se débrouiller dans l'existence. À commencer par le fait qu'ils avaient le droit d'exister, qu'il pouvait être qui ils voulaient, qu'ils pouvaient même avoir des rêves... Je n'ai jamais su d'où venait Aladdin, mais il savait lire, écrire, compter, et beaucoup d'autres choses encore, qu'il a appris aux enfants. Ils ont grandi, ils sont partis... D'autres sont venus... Moi, je reste là, je leur offre un foyer. Et Aladdin... Aladdin, c'est notre petit miracle. Le Miracle d'Agrabah.
Yubaba s'arrêta, rêveuse. Lorsqu'elle sortit de ses pensées, elle s'aperçut que le noble s'était endormi, le front contre la table.
Elle sourit doucement et transporta le nouveau chiot perdu de sa drôle de famille jusqu'à un lit de fortune. Jasmin se roula en boule sur sa paillasse, et sourit dans son sommeil. Le visage de Yubaba se fit triste.
Elle songeait qu'elle aurait dû prévenir ce petit noble, de ne pas faire l'erreur que tant d'autres avaient fait avant lui. Surtout, surtout, ne pas tomber amoureux d'Aladdin.
Mais elle haussa les épaules. Après tout, le noble rentrerait chez lui demain, et ne reverrait plus jamais le voleur... Il l'oublierait vite. Ce n'est pas comme si c'était l'amour de sa vie, ou quelque chose comme ça...
L'étrange bruit que vous croyiez entendre, en échos, est, bien entendu, le rire du narrateur.
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