L'homme qui n'avait pas peur des princes (ou juste un peu)
Jasmin, appuyé contre la balustrade de son balcon, observa la nuit manger en silence les rues de la ville, qui s'étendaient jusqu'à l'horizon. Agrabah la fière, avait-il pensé autrefois, dans cette autre vie qui ne datait que de quelques jours. Pauvre Agrabah, songeait-il à présent qu'il avait arpenté ses sentiers sinueux, et goûté, ne serait-ce qu'un peu, sa misère.
Et pauvre de moi, finit-il en soupirant.
Il avait reporté autant que possible puis écourté le diner « intime » avec sa mère, en compagnie des quelques centaines de courtisans avides de détails sur son enlèvement, pas le moins du monde gênés de lui poser des questions toutes plus dérangeantes les unes que les autres. Avant l'arrivée d'Aladdin dans son existence, il aurait été ravi d'être au centre de l'attention. À présent, il ne voyait qu'une pièce ridicule, pleine de mauvais acteurs qui se pavanaient en exhibant des richesses à la limite de l'obscène.
L'évocation d'Aladdin fit grossir un peu plus la boule de chagrin qui lui déchirait la gorge. C'est peut-être pour ça qu'il avait un trou dans la poitrine. Peut-être que la peine et la culpabilité avait complètement dévoré son cœur, et cherchaient à présents à s'échapper par ses yeux, par les larmes brûlantes qu'il retenait depuis hier matin, depuis qu'il s'était réveillé dans cet abominable cauchemar, cette réplique de son ancienne vie où rien n'était plus comme avant.
Un bruit ténu le fit se retourner.
Le serviteur roux était agenouillé sur le dallage froid. Il tremblait de tous ses membres, absolument terrifié. Jusque-là, personne ne savait qu'il avait sciemment menacé la vie de l'héritier. Combien il avait prié pour que Jasmin ne réapparaisse jamais ! Mais le prince était revenu. On racontait partout que celui qui l'avait enlevé s'était fait décapité. Qui savait combien de temps il lui restait à vivre ?
Comme le prince était resté les deux dernières journées calfeutrés dans sa chambre, sans vouloir voir personne, il avait fini par penser que son affront était oublié. Ayant deux petits frères à charge, il avait renoncé à fuir... Et maintenant, après une convocation dans la chambre du prince, il se demandait, désespéré, pourquoi il ne l'avait pas fait.
Jasmin posa ses yeux sur lui et le regarda, le regarda vraiment, pour la première fois. Avant, il s'était attardé sur ses hanches, sur ses cheveux, et sur la délicatesse de ses traits. Il l'avait considéré comme un serviteur, un simple corps, et il avait simplement eut envie de coucher avec lui, pour le plier à ses désirs. À présent, lorsqu'il le regardait, il voyait quelqu'un. Une personne. Un garçon qui devait être un peu plus âgé que lui, et qui tremblait visiblement de peur. À cause de lui.
-Relève-toi, dit-il doucement.
Le serviteur obéit aussitôt.
-Comment t'appelles-tu ?
Surpris, il fallut au roux quelques secondes avant de répondre :
-Joël, Votre Altesse.
-Ne m'appelle pas comme ça, cracha presque Jasmin, lui-même étonné de ne plus jamais vouloir entendre quiconque lui faire des ronds de jambes.
Le serviteur blanchit d'un coup. C'était la fin.
Jasmin soupira, encore plus mécontent de lui. Y a-t-il une seule chose que je fasse correctement, dans cet univers ?
-Joël... dit-il, tout doucement. Je suis désolé.
L'information mit quelques instants à parvenir jusqu'au cerveau de l'intéressé, qui mit encore une dizaine de seconde avant de l'analyser et d'en comprendre le sens.
-Hein ? Lâcha-t-il, les yeux comme des soucoupes.
C'était la première fois de toute son existence qu'il entendait un noble demander pardon à un domestique. Il y avait bien une légende qui courrait chez les serviteurs, racontant que c'était arrivé à un valet de pieds, il y avait quelques décennies, mais personne n'y accordait vraiment foi.
Le contraste entre ses manières flatteuses et son interjection de surprise était si grand que Jasmin laissa échapper un rire, le premier depuis qu'il avait apprit l'abominable nouvelle.
Les lèvres de Joël esquissèrent un sourire, mais il se reprit aussitôt. Dans une situation aussi bizarre que celle-ci, mieux valait faire profil bas.
-Vas-y, Joël, l'encouragea pourtant Jasmin. J'ai désespérément besoin d'entendre des gens rire. Rire pour de vrai.
Ses poings se serrèrent, assez fort pour faire blanchir ses jointures, et ses yeux se plissèrent, dans un effort désespéré pour empêcher ses larmes d'échapper à son contrôle.
-Mais, pardonnez-moi Votre... heu...
-Jasmin. Je m'appelle Jasmin.
-... Jasmin, répéta le domestique, en ignorant la petite voix dans sa tête qui lui hurlait qu'il était en train d'appeler le prince héritier par son prénom. Mais qu'allez-vous faire de moi pour heu... eh bien... Mes menaces de morts ? Et... Hum... Le fait d'avoir refusé de... euh... vous obéir ?
La conscience de Joël se fit un magnifique facepalm. Tu cherches les punitions, ou quoi ? En même temps, la situation était tellement délirante... Autant en profiter pour savoir, une bonne fois pour toutes.
-Eh bien... Pour les menaces de morts...
Jasmin esquissa un sourire en coin.
-Je les méritais un peu, non ?
La mâchoire de Joël se décrocha.
-Votre... heu... Jasmin... Vous êtes certain que vous allez bien ?
-Allez bien ? Répondit l'intéressé d'un ton ironique. Oh, non, je ne vais pas bien, Joël...
Il se tourna vers la ville, fouillant de son regard flou les rues sombres, qui grouillaient encore de vie.
-Mais il y a tant de choses que je ne comprends que maintenant. Et je... Je...
Les larmes s'échappèrent enfin, brûlantes. Elles laissaient derrière elles des traînées douloureuses, qui piquaient sa peau. Ce n'était pas une explosion de sanglots, comme lorsqu'il avait appris qu'il avait tué Aladdin. C'était son chagrin qui débordait, tout doucement, comme une source intarissable.
Joël hésita. Finalement, il moucha sa raison, qui se cognait actuellement la tête contre des murs virtuels en se demandant qu'est-ce qui se passait, et posa une main sur l'épaule du jeune homme en pleurs.
Jasmin se retourna, et Joël, par réflexe, le pris dans ses bras, comme il le faisait avec son petit frère.
Ironie, ironie... songea le prince en essayant vainement d'arrêter le flot de ses larmes. La première personne à m'écouter et me porter un gramme d'attention depuis mon retour n'est ni ma mère, ni mes soi-disant amis de la cour, mais un domestique qui devrait me haïr...
-Qu'est-ce qui m'arrive, Joël ? Murmura-t-il enfin en se séparant de lui. Un instant j'ai l'impression que mon cœur n'existe plus, et la seconde d'après, il est trop présent. Le monde est sans couleurs, sans intérêt, les parfums sans odeurs, les mets sans saveurs. Et quand je ferme les yeux, je ne peux penser qu'à une seule chose, une seule personne...
Joël sourit.
-On dirait bien un chagrin d'amour, Votre Maj... Jasmin.
-Un chagrin d'amour... répéta le prince en se frottant les yeux.
Il soupira.
-Je me rends compte que je l'aime au moment où il est mort. Formidable. Y a-t-il une seule chose que j'ai fait correctement, jusqu'à maintenant ?
-Je ne voudrais pas vous alarmer, répondit Joël en retenant un petit rire, mais non, je ne crois pas.
Le prince lui envoya un regard perçant.
-Merci, Joël, tu m'es d'une grande aide.
Le domestique se mordit la langue. Son frère lui avait toujours dit que son humour finirait par lui causer des problèmes...
-Je ne voulais pas dire... Votre Majesté... Enfin... Jasmin...
-Non, tu as raison de le dire.
Il le regarda dans les yeux.
-À partir de maintenant, Joël, j'aimerais que tu me dises la vérité.
-La vérité ? Répéta le serviteur, stupéfait.
-Oui. Si je n'ai pas un gramme de franchise, dans cet univers de pantins enfarinés, je crois que je ne survivrais pas. Et Aladdin...
Le nom le brûlait atrocement. Il se força à le prononcer encore une fois.
-À ma place, Aladdin n'aurait pas passé son temps à se lamenter. Je vais changer les choses, Joël. Sa mort n'aura pas été vaine. Il n'est peut-être pas trop tard pour bien faire.
-Il n'est jamais trop tard, acquiesça le domestique. Regardez, deux jours plus tôt, j'étais prêt à vous assassiner. Maintenant, je n'ai même plus envie de vous frapper.
-Je ne peux pas dire que l'évolution me chagrine, railla le prince. Puis, plus sérieusement, il enchaîna : j'aurais un service à te demander.
L'autre haussa les épaules.
-Je suis un domestique, je suis là pour ça. Mais si vous voulez coucher avec moi, je vous préviens...
-Non, non, je n'ai plus du tout envie de coucher avec toi, rassure-toi.
-Bizarrement, c'est un peu vexant.
-Il faudrait savoir ce que tu veux, s'amusa Jasmin. Le service que je veux te demander est plutôt... spécial. C'est pour ça que j'aimerais que tu le fasses parce que tu es d'accord, et non par obligation.
-Puis-je demander de quoi il s'agit, alors ?
Jasmin se saisit d'une fiole et d'une bourse qui trainait sur un meuble.
-J'aimerais que tu portes ça à Yubaba, derrière les murs. Elle habite dans une cave, au bout de la grande rue, à la lisière entre le quartier des plaisirs et celui des alchimistes. Je crois qu'il y a un vendeur de pastèque non loin, aussi...
-Qu'est-ce que c'est, la fiole ?
-Un médicament.
Joël releva la tête, et planta son regard dans celui de son prince. Jusqu'ici, il avait eu des doutes. Ce n'était peut-être qu'un jeu cruel, ou une lubie, une sorte de nouvelle mode : « sympathisons avec les domestiques ». Mais il y avait quelque chose de nouveau, dans le regard de Jasmin. Quelque chose de vrai.
-Je le ferais, dit-il. Je vous le promets.
-Merci, répondit le prince.
Joël fit une parodie de révérence.
-Tu sais, ajouta doucement Jasmin, je crois que c'est la première fois de ma vie que je le dis.
-Vous verrez, répondit le domestique avec un clin d'œil, on s'y fait rapidement. C'est même assez satisfaisant, à la longue.
-Je m'en souviendrai, répondit l'autre, pince-sans-rire. Et maintenant, file. Le médicament doit être donné très vite.
-J'y cours !
-Oh, et... Hum... Ne leur dis pas qui je suis, s'il te plait. Je m'appelle simplement « Jas », pour eux. Ils ne savent pas que je suis prince.
-Ils ne le sauront pas, ne vous en faites pas. Oh, et, vous devriez faire attention !
-Quoi ?
-Vous avez dit « s'il te plait » !
Jasmin sourit. Joël fit volte face et s'apprêtait à sortir, lorsqu'un raclement de gorge gêné le fit se retourner.
-Merci, répéta doucement Jasmin, avec toute la sincérité de son cœur.
-De rien, répondit le domestique roux en refermant la porte dans son dos.
Il regarda un instant la fiole qu'il tenait encore. Alors là, personne ne va jamais me croire...
~
-Majesté, roucoula le Grand Vizir en s'asseyant à côté de la Sultane, sur une sorte d'énorme coussin qui tenait lieu de sofa.
-Ah, Jafar ! s'enthousiasma la souveraine. Vous venez me proposer une nouvelle création ? Je ressens de plus en plus le manque de vos attentions, mon ami...
-Bien entendu, Altesse, mes dons sont à votre service. Mais avant, j'aimerais m'entretenir d'un sujet qu'il me coûte, hélas, d'aborder...
-Vous savez pourtant que vous pouvez me parler sans crainte, mon brave Jafar ! Répondit la Sultane en effleurant sa barbichette de manière tout à fait suggestive.
-C'est le prince... déclara le vizir d'un air faussement concerné. Il est si fragile... Je pense qu'il lui faudrait trouver un bon parti, qui sache l'épauler.
-Un mariage... marmonna la Sultane, songeuse. Oui, vous avez raison, Jafar, comme toujours. Il a atteint l'âge nécessaire... Et s'il devait monter sur le trône...
-J'organiserais toutes les préparations moi-même, ô, Sultane, roucoula Jafar en s'approchant un peu plus d'elle. Et maintenant, si nous passions aux choses sérieuses ?
Il sortit de sa poche un étui de velours, et les yeux de la souveraine se mirent à briller.
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