Nous nous laissons guider par un aveugle sans pantalon
Je n'avais jamais rencontré de dieux. Pourtant, l'un d'entre nous avait forcément offensé quelqu'un, parce-que peu après qu'on ait décollés un terrible orage avait éclaté. Le tonnerre hurlait dans la tourmente, les éclairs déchiraient les nuages noirs comme la nuit qui nous entouraient de toutes parts, la pluie s'abattait sur nous telle un déluge, et pire que tout, j'étais furieux.
-REPOSE-NOUS !, ai-je rugit une énième fois. LÂCHE-MOI SALOPERIE DE DRAGON !Je sais très bien que tu comprends parfaitement tout ce que je te dis !
-Laisse tomber, Derek, m'a dit Hélèna en criant pour couvrir le rugissement du vent. Mr Zhang sait ce qu'il a à faire !
Frank s'était aussi saisit d'elle, qu'il tenait dans son autre patte tandis qu'il volait à tire d'aile vers le Nord. Ou le Sud. On s'en fout, c'est pas là que je voulais aller.
Soudain, une fois encore, une des Kères qui nous poursuivaient en plein ciel est parvenue à se poser sur le dos de Frank et a tenté de planter ses griffes dans ses écailles. Elles ont crissées sur toute la longueur de son dos en jetant des étincelles puis la démone a été violemment désarçonnée par la vitesse en hurlant de rire tandis que le vent et la pluie la ballotait au loin.
Ca faisait vingt minutes que le grand dragon rouge battait frénétiquement des ailes en luttant contre le vent, nous éloignant toujours plus d'une bataille perdue d'avance, mais les Kères qui s'étaient lancées à notre poursuite – au moins une quinzaine – ne s'étaient pas découragées. Peut-être que d'une certaine manière elles avaient engagées un combat avec Frank et que c'étaient elles qui ne pouvaient pas s'éloigner de lui avant de l'avoir tué. Le dragon a fait un énième brusque écart de coté pour éviter une épée noire comme la nuit qui a filé près de ma nuque, puis il a piqué vers le sol quand la lame a tournoyé dans les airs pour revenir vers nous. J'avais mal à peu près partout, super froid, le vent grondait à mes oreilles depuis si longtemps qu'elles commençaient à me faire mal, et si jamais je regardais en bas j'allais vomir tout ce que j'avais encore dans l'estomac. Mais pour un gamin serré dans la patte d'un dragon plusieurs kilomètres au-dessus du sol et poursuivi par des démones ailées, je m'en sortais pas si mal. Frank a hurlé de douleur quand une Kère juste derrière-nous a jeté une épée qui est allée se planter dans sa patte, juste à coté de mon épaule. Je l'ai délogée tant bien que mal avant de la jeter dans le vide (l'épée, pas mon épaule...).
-Il faut qu'on fasse demi-tour, bon sang !
Par les dieux, c'était vraiment moi qui venait de dire ca ?Il y a encore une semaine, je les auraient tous laissés mourir et je serais revenu plus tard pour voler leurs portes monnaies. Hey, je ne voulais pas y retourner pour les protéger, d'accord ?Ca n'avait rien à voir, Thalia Grace n'avait pas réussi son petit tour. Je n'aimais pas spécialement la Colonie, mais personne n'avait le droit de m'obliger à faire quoi que ce soit, et c'était ce que faisais cet imbécile de dragon. Ok je m'inquiétais un peu pour Maya et les autres, mais je détestais surtout qu'on m'impose des décisions, quelles qu'elles soient les raisons. J'aurais peut-être fini par décider de fuir, mais c'était mon choix de rester, alors j'étais bien décidé à rester aussi longtemps que j'en aurais envie. J'avais vraiment horreur qu'on prenne des décisions à ma place. Je me fichais de savoir à quel point les vieux étaient fort, j'avais décidé de les aider, je ne voulais pas abandonner et j'avais pas envie d'être un lâche cet après-midi.
Soudain, en plein ciel, Frank a fait un tour sur lui-même et s'est retourné pour vomir sur nos poursuivantes un torrent de flamme ardente. Elles l'ont toutes évité de justesse, sauf deux qui ont été carbonisées.
-Peter, est-ce que tu saurais voir dans la tête de ce crétin ailé où est-ce qu'il nous emmène ?!, ai-je hurlé alors que Frank faisait un looping pour éviter d'autres épées.
-Tu rigole ?!, m'a crié Hélèna d'une voix prête à se briser. Tu t'en es toujours pas rendu compte ?!Peter n'est pas là, Derek !Frank ne l'a pas emmené !
J'ai sursauté. Aveuglé par la pluie torrentielle, je n'avais même pas remarqué son absence. Frank ne serrait que moi et Hélèna dans ses pattes. Mais alors... où était passé Peter ?Je me suis senti totalement crétin. Comment j'avais pu ne pas remarquer qu'il en manquait un?
Je suis resté silencieux un moment, sans savoir quoi répondre, alors que les hurlements de rires des Kères résonnaient derrière-nous parmi les rugissements du tonnerre et que Frank luttait contre des vents contraires. Finalement, incapable de rétorquer un truc à ca, j'ai tapé sur la patte écailleuse de Frank.
-POSE-TOI, CRETIN !, ai-je à nouveau hurlé.
C'est alors que soudain, les Kères ont changées de plan. Je ne comprends même pas pourquoi elles n'avaient pas fait ca plus tôt. Elles se sont changées en nuages de fumées noire et ont commencées à tournoyer autour de nous. C'était ce qu'elles avaient fait à Jason. Frank eut beau tenter d'accélérer encore, bientôt, on a été au cœur d'un immense nuage de ténèbres tourbillonnantes. Alors les Kères ont surgies de la brume, une à une, et se sont jetées sur Frank avant de planter leurs épées noires entre ses écailles. D'abord il y en a un cinq, puis dix, puis quinze. Enfin, le nuage de ténèbres s'est dispersé alors que la dernière Kère lui plantait ses épées dans le dos. Ivre de douleur, Frank a poussé un rugissement qui a couvert le hurlement des éclairs autour de nous, et soudain, il a cessé de battre des ailes tandis que des blessures s'ouvraient par dizaine sur son corps à la vitesse de l'éclair. Des destins où il mourrait dans des combats, encore et encore. Ses pattes se sont desserrées. Et il nous a lâchés.
Pour la deuxième fois de la journée, j'ai poussé un long hurlement de terreur tandis que le vent commençait à hurler à mes oreilles. Comme c'est la deuxième fois de la journée que je tombais dans le vide, je vais pas vous la refaire en détail : c'était une chute à laquelle on ne survivait pas. J'ai crevé les nuages comme une météorite avant d'enfin voir le sol en-dessous de moi, des arbres, de l'eau, la terre qui se précipitait sur moi, toujours plus vite. Quelque-part dans ma terreur j'entendais Hélèna pousser un mugissement hystérique, à moins qu'il ne se soit agit de mon propre cri d'épouvante.
-FRANK !FRAAAAAAANK !
Soudain, alors qu'on était si près du sol que j'aurais pu compter les arbres qui le parcourait, peu avant qu'on s'écrase, une immense patte m'a à nouveau saisi et Frank a redéployé ses ailes. Notre chute libre s'est transformée en un terrible atterrissage d'urgence, il a rasé les arbres en les abattant un à un sur son passage comme un immense boulet de démolition, puis soudain, il a brutalement percuté le sol.
J'ai poussé un énième hurlement de terreur tandis que les arbres et la verdure défilaient devant mes yeux, puis l'herbe a été brièvement remplacée par des pavés que le dragon emportait dans son sillage dans un terrible dérapage, puis de l'herbe à nouveau, et soudain, il a percuté un grand chêne qui a explosé sous l'impact en répandant des copaux de bois à des kilomètres à la ronde. Quelque-chose m'a heurté, une douleur insoutenable a éclaté dans mon crâne, et brutalement le noir s'est fait autour de moi.
Je flottais, une fois encore, quelques mètres au-dessus du sol. Lentement, un nouveau décor s'est composé autour de moi, comme fait de brume, avant de commencer à prendre de la couleur. Un souvenir. Un lit, un bureau. Au mur, un vieux poster que quelqu'un avait laissé là. C'était tout. Ma chambre chez les Anderson. Il y avait gamin, penché sur mon bureau, en train de griffonner des papiers. Moi.
J'ai souri en me remémorant cet instant. Je devais avoir onze ans, ou peut-être déjà douze. Le début de mon plan pour atteindre la richesse. J'avais fini par comprendre que mes capacités étaient peut-être bien assez bonnes pour me permettre de faire un truc du genre, et j'étais en train d'étudier les plans d'une des maisons que je comptais m'entraîner à cambrioler. J'essayais de déterminer par où il était le plus simple d'entrer. J'avais opté pour la cheminée.
Soudain, la porte s'est ouverte. Je ne me suis pas retourné, concentré. Il y avait une fille avec un sac de sport, à l'entrée. Elle avait de très longs cheveux noirs, et un teint mat vaguement arabe. Elle a fait quelques pas à l'intérieur d'une démarche assurée, en balayant la pièce du regard.
-C'est ma chambre, ici, ai-je simplement marmonné sans me retourner en traçant un nouvel itinéraire sur les plans de la maison.
-Maintenant, c'est aussi la mienne, a rétorqué la fille d'un ton sans appel qui m'a aussitôt agacé. Je vais habiter avec vous, apparemment. Pas pour très longtemps, j'imagine...
-Hmm... j'espère que tu réalises combien de chantages il va falloir que je mène pour forcer les deux autres gars à te faire une place dans leur chambre. Pas question que tu restes collée à mes basques.
Elle n'a pas eu l'air vexé. Elle s'est avancée jusqu'à ce que son ombre vienne recouvrir mes papiers, imperturbable.
-Les deux autres m'ont dit de ne pas m'approcher de toi, justement.
-Ben écoute-les. T'as pas envie d'être de mon coté pendant une bagarre avec ces deux imbéciles, je te jure.
-Oui, ils ont aussi dit que c'était plutôt facile de te cogner dessus et que ca risquait rien parce-que tu criais jamais quand on te frappait.
-N'importe-quoi...
Le silence s'est installé un instant. Elle a tenté de regardé les plans de la maison derrière mon épaule, mais je l'ai fusillé du regard.
-C'est quoi ton nom ?, a-elle dit finalement.
-J'ai pas de nom.
-Tout le monde a un nom.
-T'as qu'à m'appelé Derek Anderson.
-... Oh. Moi c'est...
-Sasha Sanders, je sais.
-Comment tu...
J'ai attrapé quelque-chose à coté de moi et lui ai lancé. Son portefeuille.
-Quand est-ce que tu m'as piqué ca ?!, s'est-elle exclamée.
-A l'instant. C'est pour ca qu'il ne faut pas s'approché de moi, entre autres.
Sasha a fouillé à l'intérieur. Sa carte d'identité était encore là, mais...
-Tu as volé mon argent ?!
-Oui, ai-je très simplement rétorqué avec un soupir agacé.
C'est que j'avais du boulot, moi !J'ai tourné sur ma chaise pour lui faire face, exaspéré.
-Tu veux essayer de le reprendre ?
L'espace d'un instant, on s'est défié du regard, sans un mot. Elle me jaugeait comme si elle se demandait quelles étaient ses chances et si ca valait vraiment le coup. Enfin, j'ai cru qu'elle me jaugeait. Finalement, elle a sourit.
-Non. Tu avais plus d'argent que moi.
Là-dessus, elle a sorti quelques billets de sa poche. Les miens. Pour la toute première fois de ma vie, c'est moi qui suis resté bouche bée une main sur la poche où aurait dû se trouver mon fric. Sasha Sanders avait été la première personne à avoir jamais réussi à me voler. Je ne l'avais ni vu, ni senti.
Devant mon silence – j'avais ma dignité, j'allais pas me jeter sur elle... – elle a jeté un œil sur mes plans, une fois encore.
-Moi, à ta place, j'entrerais par la porte de derrière. La cheminée a l'air d'un meilleure choix et donne directement sur la pièce cible, mais les conduits portent souvent beaucoup trop bien les sons, et...
-... et si t'es repéré trop tôt ca ne t'offres aucunes options de sorties sécurisées au préalable.
Je n'ai pas souri. Elle n'a pas souri. Mais à cet instant, sans même encore m'en rendre compte, je venais de faire la connaissance de celle qui resterait à jamais l'unique membre de ma famille. De ma vraie famille.
-Derek !
-Ouais... je viens de te le dire... Derek Anderson...
-Derek, par les dieux réveille-toi je t'en supplie !
-J'ai pas de nom...
-Ben voyons, c'est pratique quand on veut pas se réveiller, ca! Aller Derek, putain !
-Sasha...
Soudain, j'ai reçu en plein visage une baffe si monumentale que j'ai senti tous les os de mon cou craquer sous l'impact. J'ai bondi plus que je ne me suis redressé, parfaitement genre vraiment parfaitement réveillé, et j'ai aspiré une grande bouffée d'air, haletant, confus, avant d'enfin totalement ouvrir les yeux. J'avais un abominable gout de cendre dans la bouche. Le visage couvert de poussière d'Hélèna était penché au-dessus de moi. Elle me tenait par le col, l'air à la fois inquiète et furieuse, avec cette même détermination dans le regard que je lui avais vu lors de l'attaque du collège.
-Ca m'agace, ce genre de trucs !, s'est-elle exclamée en serrant un poing dont émanait une légère lueur. Tu es avec moi ou je recommence ?!
-C'est bon, c'est bon, arrête ca !Bon sang mais vous avez chacun votre façon bien à vous de réveiller les gens dans cette foutue Colonie !, ai-je crié à mon tour en me frottant la joue.
-On n'a pas le temps, elles arrivent !
Je l'ai repoussée pour essayer de comprendre ce qui s'était passé. Clairement, on s'était écrasés au milieu d'une sorte d'immense parc. On était dans un petit espace vert et dégagé entouré d'arbre. Tout autour de nous, au loin, de hauts buildings indiquaient la présence d'une ville que je connaissais pour y avoir habité quatre fois. Frank n'avait volé que jusqu'à New York, et on s'était écrasés en plein Central Park. C'était certainement un endroit très chouette avant qu'on installe un dragon au milieu d'un cratère de ce qui avait été une magnifique clairière Frank était encore là où il s'était crashé. Il était conscient, mais couché sur le ventre, et il n'avait pas l'air prêt de se relever de sitôt. Sa blessure était encore plus inquiétante vue de près, et il serrait les crocs de toutes ses forces. Moi, j'avais un léger mal de crâne, un peu mal aux jambes mais dans l'ensemble ça allait, mis à part l'infâme et inexplicable gout de cendre dans ma bouche. Il m'a fallut encore quelques secondes pour réaliser que si mes cheveux n'avaient pas été purement et simplement en métal, j'aurais sûrement eu une commotion cérébrale, ou pire.
-Frank s'est écrasé sur le dos en gardant les deux pattes contre son ventre pour ne pas nous écraser sous son poids, m'a expliqué à toute vitesse Hélèna au bord des larmes. Mais je crois qu'il t'a lâché, ou je sais pas. Ca fais trois minutes que tu ne bougeais plus, je savais plus quoi faire. Je t'ai donné du nectar, mais...
Le nectar. D'accord. Ca m'a presque donné envie de rire : le nectar et l'ambroisie prenaient le gout de quelque-chose qui rappelait au demi-dieu son foyer. Et comme au fond de moi je n'en avais pas, le nectar avait le gout de cendre liquide.
Soudain, de nouveaux hurlements de rire nous sont parvenus depuis le ciel. Les Kères nous avaient retrouvés, et elles nous fondaient dessus depuis le ciel, épées en avant. Frank a poussé un rugissement en tentant de se relevé tant bien que mal, mais ses jambes ont cédées sous lui. Le message était clair : « fuyez ! ». Même avec lui on auraient été foutus, mais sans lui c'était clair qu'on était mort. J'ai voulu me relever, mais les Kères étaient bien plus rapide que ca. Alors qu'un instant plus tôt on les voyait à peine au loin, une seconde après elles n'étaient plus qu'à quelques mètres de nous. Tout a semblé ralentir. En un instant, l'une d'elle avait fondue sur moi depuis les airs. Elle a croisé ses deux épées alors qu'elle piquait vers le sol, elle a entamé un mouvement pour me trancher la gorge... Et soudain, un éclair fauve s'est jeté sur la femme ailée en hurlant et a roulé avec elle loin de moi. D'autre éclairs se sont jetés sur les Kères, l'un après l'autre, engageant un combat en plein ciel et au sol. Des aigles géants. Médusé, on a vu de magnifiques aigles géants au plumage bruns tenter de plaquer les Kères au sol.
-Ils les retiendront pas bien longtemps !, a crié une voix éraillée.
J'ai levé la tête. Au sommet d'une petite colline rocheuse se dressait un bâtiment, une sorte de château dans un style écossais, mais en modèle ultra-réduit, de la taille d'une petite maison – oui, je sais, un mini château écossais posé sur un immense cailloux au beau milieu de Central Parc, c'est bizarre, hein ?C'est le Belvedere Castle, un des coins les plus hauts du parc qui servait aussi d'observatoire il y a quelques années. Vous devriez essayer Wikipédia. Toujours est-il qu'à l'entrée de ce petit château, il y avait une forme sombre et indistincte. On aurait dit un homme.
-M'obligez pô à crier, hein !, a continué la voix de plus en plus agacée. Venez par là, les petits !
On aurait dit un grand-père qui réprimandait ses petits-enfants. J'ai regardé Hélèna, Hélèna m'a regardé.
-Non, a-elle tranché. On ne peut pas laisser Fr...
-Viens !, ai-je rétorqué d'un ton sans appel en me ruant vers la colline rocheuse.
Elle n'a d'abord pas bougé, mais s'est ensuite mise à courir à son tour quand Frank a poussé un abominable rugissement de colère dans sa direction. Il ne voulait pas nous voir mourir après avoir sacrifié sa vie pour nous. Arrivé au pied du monticule de pierre, je me suis rendu compte qu'on arriverait peut-être pas à l'escalader, ce serait comme gravir une muraille naturelle. Heureusement, soudain, un aigle m'a attrapé par le dos de mon t-shirt et m'a hissé jusqu'en haut. Un autre a fait pareil pour Hélèna. De là-haut, on a eu une vue imprenable sur le combat entre les Kères et les aigles géant dans la clairière en contrebas : les aigles étaient déjà en train de battre en retraire. Et qui aurait pu leur en vouloir ?Des Kères folles de rage armées d'épées tranchantes étaient jetées à leur poursuite. Et tout ce beau monde se dirigeait droit sur nous. J'ai cherché frénétiquement l'entrée, avant d'enfin apercevoir une main osseuse qui s'agitait de l'autre coté d'une petite porte en bois, sur un des murs de pierre du mini-château.
-Mais par ici bondiou d'boudioux !
On a hésité un dernier instant. Puis on s'est précipités sur la porte et on est entrés en trombe. Un instant plus tard on était suivi d'un cyclone de plumes brunes, les aigles géants, qui rentraient l'un après l'autre à toutes berzingues. La personne derrière la porte l'a fermée en prenant son temps, comme si elle était certaine que les Kères ne rentreraient pas. Elle s'est retournée vers nous. Et je vous jure par tous les dieux que l'espace d'une fraction de secondes, j'ai envisagé de ressortir.
-Salut les jeunes !Pile à l'heure. 'rare ca chez les jeunes, kof kof...
Imaginez la personne la plus vieille que vous connaissez. La plus décrépie, la plus voûtée, la plus moche. Maintenant, imaginez qu'elle a deux fois plus de poils dans les oreilles, des cheveux d'un abominable gris sale emmêlé, à travers lesquelles ont peut voir son crâne nu et dégueulasse, couverts de crasse et sur lequel se promenaient des insectes visqueux visibles à l'œil nu – et de loin – imaginez qu'elle a des taches de vieillesse et des croutes partout, imaginez qu'elle a cinq fois plus la tremblote, un vieux sourire édenté parsemé de carries et qu'elle est encore mille fois plus laide. Imaginez que cette personne n'a pas de pantalons, porte une vieille robe de chambre mitée datant sans le moindre doute d'une époque antérieure à sa propre naissance, et que cette robe de chambre et trop courte. Genre, vraiment trop courte. Vous serez encore loin de pouvoir concevoir à quoi pouvait ressembler le vieillard qui se tenait devant nous. J'aurais eu moins de mal à vous décrire en détail les trois Parques. On aurait dit le dieu des maisons de retraites, des dentiers et du manque d'hygiène.
Hélèna a ouvert une bouche de dix mètres de rayon sur un hurlement d'abomination muet. Je la comprenais un peu, ce gars était sans aucuns doutes son pire cauchemar, l'anti-Hélèna Harper.
-Bé dis donc, vous l'aviez échappé belle, c'est t'y pas vrai ?, s'est-il esclaffé entre les dents qu'il lui restait. Elles z'entrerons pas dans le coin, c'est garantit. J'l'ai vu. J'vois tout !
-Ouaiiis..., ai-je articulé d'une voix blanche (il fallait bien que quelqu'un parle, Hélèna n'avait toujours pas fermé la bouche). comment vous savez qu'elles... qu'elles n'essayeront pas... d'entrer ?Je veux dire... je veux dire si elles vont ont vu je doute pas une seconde qu'elles aient plus envie d'entrer, mais... comme ce sont des monstres intelligent, il faut barricader la p...
-Ben justement !
Il m'a lancé un clin d'œil. Ses yeux étaient d'un blanc laiteux, ses pupilles quasiment inexistantes. C'est seulement là que j'ai remarqué qu'il portait une canne d'aveugle. Il était aveugle. Sûrement entre bien d'autres choses, mais quand même ca le rendait encore plus flippant.
-'me craigne. C'est qu'elles savent pas bien qui chui, les mignonnes !J'pourrais aussi bien être un dieu, héhé... Nan, elles préféreront faire marche arrière dans trente-deux secondes. Dix, si je fais mine d'ouvrir la porte, mais pourquoi le f'rais-je, hein ?
-... heu...
-Hein ?Pourquoi qu'le ferais-je ?
-C'est une vrai question, ou ?...
-HEIN ?
-Je sais pas, je sais pas, oui oui bougez pas, faites rien !...
-Bon, ben moi j'm'en vais chercher à boère.
Là-dessus, il a marché à petit pas rapides jusqu'à une vieille armoire un peu plus loin et a commencé à jeter derrière-lui de la porcelaine qui allaient se fracassé sur le sol. Enfin, j'ai pu détacher mon regard horrifié du dieu des dentiers pour observer l'endroit où on avait atterrit. Heureusement, c'était beaucoup moins moche que lui.
Il y a quelques années, les gens utilisaient encore cet observatoire, mais maintenant il était clairement à l'abandon. Le vieux avait changé la pièce où on se trouvait en petit salon, et manifestement il avait trouvé tous ses meubles au fin fond d'une décharge, mais l'ensemble était moins moche qu'on pourrait le croire. Un canapé éventré, une table basse rongée par les mites, des étagères en bois pourri... et surtout, il y avait des oiseaux. Des oiseaux absolument partout, trottinant de-ci de-là, perchés dans tous les coins, faisant des cercles au plafond. Si quelques uns d'entre eux pouvaient passer pour ordinaire, comme quelques rossignols, ou un coucou perché sur une lampe de chevet, la plupart n'étaient clairement pas des créatures sensées exister. Il y avait des corbeaux avec des becs et des serres en acier un peu inquiétants qui volaient au dessus de nos têtes sans buts précis. Des phénix, qui parcouraient la pièce en émettant des bruits bizarres – j'ai compris que c'était des phénix quand l'une des dindes géantes au plumage rose et aux ailes rouges a soudain... prit feu. Les aigles géants étaient passés dans la pièce d'à coté. Deux d'entre eux s'étaient posés de chaque coté de l'unique porte de sortie. L'endroit tout entier puait l'oignon bouilli.
Finalement, Gargamel est revenu vers nous et a déposé trois tasses ébréchées sur sa table-basse prête à s'effondrer. J'étais sûr de l'avoir vu les remplir avec l'eau de pluie d'une fuite qui coulait du plafond un peu plus loin. Il s'est assis sur un divan en forme d'hippogriffe endormi (... oui, maintenant que j'y repense moi aussi j'ai des doutes...) et a tapé sa canne sur le canapé éventré face à lui, comme pour nous inciter à nous asseoir, avant de siroter un peu d'eau de pluie.
-...On doit retourner chercher Frank, a finalement dit Hélèna en obtempérant. Le dragon. Il est blessé. Si comme vous dites les Kères n'entreront pas ici, elles pourraient vouloir se venger sur lui.
-Elles sont partis, les Kères, a chevroté notre hôte. Elles s'en foutaient un peu, du dragon. Elles aiment la chasse, la chasse aux demi-dieux. Et elles aiment surtout tuer les jeunes garçons innocents, les p'tit gars comme ton copain à l'air malicieux. Le dragon, il vivra encore trois jours, quatre heures et vingt-deux minutes, si je le soigne pas.
Le visage d'Hélèna s'est décomposé.
-Mais j'vais le soigner, a vivement ajouté Tirésias. Mes piou piou y font ca très bien. Pi ca regorge d'herbes magiques, Central Park, tout baigne. Toujours est-il qu'il pô bien attendre, il a perdu connaissance 'savez.
-Est-ce qu'il vient de me traiter de petit gars à l'air malicieux ?..., ai-je chuchoté à Hélèna entre mes dents. Innocent ?...
-Alors dont, a continué le vieux maboul. Vous voulez un peu à b...
Soudain, sans hésitation, j'ai sorti mon portable, déployé mon poignard puis pointé ma lame sur sa gorge. Et pas seulement parce qu'il allait nous proposer à boire.
-Derek !, s'est exclamé Hélèna scandalisée.
Le vieux n'a pas réagi, il a continué de boires tranquillos. C'est là que je me suis souvenu : il était aveugle.
-J'aime pas du tout ce genre de situations, ai-je grogné. On va clarifier le truc direct : vous prétendez tous voir, vous vous faites obéir des oiseaux et vous sentez l'oignon, vous êtes qui ?
-La p'tite miss amérique le sait, a dit Tirésias dans un grognement distrait en sirotant encore un peu d'eau de pluie. J'l'ai vu.
-Il a dit qu'il voyait tout, a murmuré Hélèna. Un devin... un devin aveugle... une fois Peter m'avait parlé d'un devin qui s'appelait...
Soudain, elle a sursauté.
-Tirésias !Vous êtes Tirésias, l'aveugle qui voyait tout, capable de prédire le destin de n'importe-qui. Si je me souviens bien... Athéna vous a donné le don de prophétie absolue et celui de comprendre le langage des oiseaux en compensation après vous avoir rendu aveugle parce-que vous l'aviez surprise alors qu'elle faisait sa toilette, non ?C'est triste...
-Oooooooooooh soyez pas désolé !, a ricané Tirésias avec un grand sourire édenté. Mes aïeux, c'est q'ca valait l'coup de perdre la vue et bien plus encore !
-Charmant..., ai-je marmonné entre mes dents sans baisser mon arme. Tirésias... je suis pas doué en mythologie, mais vous êtes clairement pas un dieu. Alors pourquoi vous êtes pas mort ?Enfin, pas trop mort, je veux dire...
-C'est pas bien précis, les mythes !C'est pour ca qu'les versions de ma mort elles diffèrent. Comme dis l'histoire, Athéna elle m'a accordé une longue vie pour se faire pardonner son coup de tête, une vie qui d'vait être longue de sept générations. Mais après, avec la Vue Absolue, moi j'savais tous !Alors, en révélant les bonnes choses aux bonnes personnes, aux bons dieux...
-...vous avez pu obtenir la vie éternelle. Ok. Et comme votre coiffeur est mort depuis longtemps, ca explique ce qui est arrivé à vos cheveux.
-Derek, range ton poignard, a chuchoté Hélèna. Il le voit même pas! Et tu viens de me piquer une réplique qui me revenait totalement de droit...
-Mais si j'le vois, a ricané le vieux. Y a pas grand-chose que je peux pas voir, 'savez. Mais j'ai aussi vu q'tu t'en servirais pas. Pas sans raisons.
J'ai rangé mon arme avec un grognement. Ok, peut-être qu'il voyait tout. Donc, on s'était écrasés juste à coté du repaire de Tirésias, le devin qui voyait tout et sentait l'oignon, et il nous avait sauvé la vie en lançant à l'attaque ses aigles géants apprivoisés. Quel coup de bol...
-Bho bho bho, c'est point un hasard que je vous rencontre ici-même, bien au contraire, a-il chevroté soudainement comme si j'avais pensé à voix haute. J'aurais tout aussi bien pu m'trouver bien ailleurs. Mais c'est qu'j'y suis arrivé ici y a cinquante ans, pour vous y attendre.
-Vous... vous nous attendiez nous? Depuis cinquante ans ?!La vache, mais vous étiez super en avance! Jusqu'à quel point vous aviez peur de nous manquer ?!
-Une année c'est rien, pour un immortel, j'ai de la place dans mon agenda !Si j'ai bonne mémoire... ouais, dans dix ans faudra que je pense à faire un brin de toilette, mais ceci mis à part je suis totalement libre pour les quinze années à venir !J'ai tout mon temps, pas comme tous ces vieux mortels. Pi chui vieux, j'marche lentement... Mais on passe à l'essentiel, hein !Vous avez six minutes !
Et là-dessus, il s'est levé, et il a gagné l'autre pièce à petit pas rapides. On l'a regardé se barrer, sans comprendre. Il n'est pas revenu.
-Il a dit qu'on avait six minutes..., a fini par dire Hélèna. Tu crois que ca veut dire quoi ?...
-Il est sensé tous voir, et il a dit qu'il nous attendait. Peut-être qu'il veut qu'on discute de quelque-chose en particulier, que ca va créer un autre avenir que celui qui aurait eu lieu si il était resté dans la pièce. Un avenir plus intéressant pour lui. Il a peut-être besoin de nous pour quelque-chose, un truc important.
-Tout le monde ne réfléchit pas comme toi, tu sais... mais c'est cool. Parce que je crois qu'on a carrément besoin de parler.
-Ouais, carrément. Je propose qu'on se casse tout de suite. La Colonie a...
-La bataille est sûrement déjà finie, Derek, m'a coupé Hélèna. Arrête de vouloir retourner à la Colonie !Tu comprends pas ?La quête a déjà commencé, là !On est en train de prendre le thé avec Tirésias dans un château écossais au beau milieu de Central Park !La Colonie a le Conseil des Anciens, on n'aurait fait que les gênés ! Ils sont bien plus forts que tu l'imagines, Persée est surpuissant, mais eux aussi sont devenus incroyables en grandissant, surtout Mme Grace. Et puis il y a encore Jason. Ce qui me fait peur, c'est les batailles suivantes – il y en aura d'autres, c'est clair, si le destin perds la tête alors les Kères vont se multiplier et le monde entier, surtout la Colonie d'ailleurs, va être exposée en permanence à des dangers invraisemblables. Une météorite pourrait s'écraser sur la Grande Maison...
-Comment ca, une météorite ?!
-Derek, même moi, j'ai compris !Comment tu penses que les Kères ont pu passer les limites de la colonie sans que les barrières ne les arrêtent ?Comment tu crois que cet orage a pu éclater comme ca dans un ciel presque sans nuages, comme un incroyable coup de malchance ?C'est à cause du Destin. Lachésis a disparu, plus rien n'est joué d'avance, désormais des choses totalement improbables sont aussi probables de se produire que n'importe-quoi. Les gens vont avoir de brutales poussées de chances ou de malchances surnaturelles, désormais on peut faire fortune en allant à sa boîte aux lettres ou mourir dans d'atroces souffrances en se démaquillant, par d'incroyables concours de circonstances. C'est presque impossible que les barrières magiques de la Colonie grésillent pendant plus de quelques secondes, alors les probabilités qu'elles aient pu juste s'évanouir comme ca pour des heures, elles doivent être quasi-nulle !Mais avec ces histoires de Destin, ce quasi-nulle est devenu un pourquoi pas, tu vois ?Et probable que les monstres peuvent sentir l'absence des barrières qui les repoussent...
Elle semblait incapable d'arrêter de jacasser, comme si maintenant qu'elle était lancée elle réalisait toute l'étendue du danger :
-...C'est l'anarchie, le chaos, on peut mourir en passant aux toilettes, les pires horreurs pourraient se retrouvé sur le dos des mannequins pendant les plus prestigieux des défilés de modes, les gens pourraient commencer à marier les couleurs vives, ils pourraient commencer à porter du orange, ils pourraient...
-Ok !Ok, j'ai comp...
-...NON t'a pas compris, les couleurs vives Derek, est-ce que t'as la moindre idée de ce qui se passe chaque fois qu'une idiote marie les couleurs vi...
-...la ferme, par les dieux !De toutes façons, Frank est dans les vapes, alors à moins que ces oiseaux intelligents aient fait une super fac de médecine, on y serait jamais à temps. C'est d'accord. On va à Olympie. Mais j'espère qu'en rentrant, il nous restera encore quelque-chose à sauver.
Il était quand même balèze, le destin. Que je le veuille ou non, cette quête venait de commencer, et plus balèze encore elle avait commencé d'une façon qui faisait que cette saloperie de Destin avait en quelques sortes pris en otage l'endroit où j'avais décidé de m'établir. Une météorite s'écrasant sur la Colonie... j'étais un peu forcé d'aller jusqu'au bout, maintenant. Il ne nous restait plus qu'à espérer que Jason ait pu faire ce qu'il fallait.
-Jason..., ai-je soudain murmuré. Est-ce que toi aussi, t'as entendu ce... ce truc invraisemblable qu'il nous a hurlé ?
-Trouvez Arsène Lupin, trouvez le Livre, a répété Hélèna. Ca paraît clair. Apparemment, Jason savait qui avait le Livre d'une manière ou d'une autre, hein ?Alors, on n'a qu'à trouver cet Arsène Lupin, et...
-Tu rigoles ?, ai-je coupé. T'es pas sérieuse ?Hélèna, tu sais pas qui est Arsène Lupin ?
Le visage de cette idiote s'est éclairé.
-Tu sais qui c'est ?Comment c'est possible ?Tu saurais où le trouver ?
-Ouais, sans aucuns doutes. Au rayon roman policier, je pense.
-... hein ?Le rayon... quoi ?
-Arsène Lupin est un vieux personnage de roman, créé par un gars qui s'appelait Maurice Leblanc.
Arsène Lupin. Bien-sûr que je savais qui c'était. Quand j'étais petit, ce type était mon héros, mon modèle. C'était tout ce que j'avais jamais accepté de lire, c'était grâce à lui que j'avais décidé de devenir cambrioleur. C'était le Superman des voleurs.
-Dans les livres, il était surnommé le Gentleman Cambrioleur. Il était... il était incroyable. C'était un des plus grands voleurs du monde, peut-être le plus célèbre de tous, il pouvait dérober ce qu'il voulait sans jamais se faire prendre. Il a dérobé sans aucunes aides extérieures des objets d'une valeur inestimable surveillés étroitement par des dizaines de vigiles armés jusqu'aux dents et protégés par des vitrines incassables et scellées au sol, ce genre de trucs impensables. Mais ce n'est qu'un bouquin. Une vieille histoire.
-Un peu comme nous, tu veux dire ?
-Qu'est-ce que tu racontes encore ?
-La mythologie grecque est comme ton Arsène Lupin au final, non ?De vieilles histoires auxquelles plus personne ne croit. On est des enfants des dieux, Derek !On est mal placé pour juger de l'existence de qui que ce soit.
L'espace d'un instant, j'ai été incapable de répondre. Hélèna avait dit quelque-chose d'authentiquement intelligent. Oui, plus aucuns doutes, c'était bien la fin du monde.
-Ok, ai-je lâché. Ok, admettons qu'Arsène Lupin ait existé, d'une manière ou d'une autre. Comment il serait encore en vie ?Je veux dire, histoire vraie ou pas, ca c'est passé au 18e siècle !
-D'après ce que tu as dis, il a l'air doué en évasion. Peut-être qu'il a réussi à s'échapper des Enfers ?
-Si quelqu'un pouvait, c'était bien lui, ouais. C'est vrai. Donc, Arsène Lupin... j'arrive pas à croire que je vais dire ca, mais Arsène Lupin est en vie. En se basant là-dessus, tous devient clair : Arsène Lupin a le Livre, et Jason le sait. Je comprends pas pourquoi il en a parlé à personne ni pourquoi il n'est jamais allé chercher le Livre lui-même s'il savait où le trouver, mais une chose a l'air clair, une seule : Arsène Lupin a volé le Livre qui a coûté la vie à la mère de Peter. La très mauvaise nouvelle, c'est que des dizaines de personnes ont courut après Arsène Lupin, et que personne ne l'a jamais attrapé.
Soudain, les traits d'Hélèna se sont assombris.
-Et... et Peter, justement ?
Je me suis crispé. Je n'avais pas envie de parler de Peter. Ca aurait dû être le premier sujet à aborder, mais j'avais délibérément préféré commencer par la Colonie et Arsène Lupin. La possibilité qu'il puisse être... rhaa, ca me ressemblait pas, mais j'avais pas envie de l'imaginer. Ca serait agaçant.
Pendant un instant, on n'a plus rien dit. C'était inutile, la situation était clair : Frank avait réussi à me trouver moi et à trouver Hélèna. La seule raison qui aurait pu justifier qu'il n'emmène pas Peter, c'aurait été que quelqu'un ait eu cette idée avant lui. Après tout, Jason avait voulu faire évacuer les demi-dieux de la prophétie, mais si quelqu'un l'avait devancé ?Si ce quelqu'un avait commencé par éloigner Peter et qu'en revenant on n'était déjà plus là ?Ca aurait pu être beaucoup de monde, la Colonie avait un ou deux téléporteurs, et pas mal de gens qui savaient voler. En revanche, si c'était pas ca, si personne n'avait fuit avec Peter, alors ca ne pouvait signifier qu'une chose : il était...
-Il n'est pas mort, a soudain dit Hélèna.
J'ai fini par tourner la tête vers elle. Elle avait prononcé ces mots avec une certitude absolue. Une étrange lueur irisée brûlait dans son regard bleu. C'était quelque-chose que j'avais déjà remarqué : quand quelqu'un qui comptait pour elle était en danger, Hélèna ne devenait pas simplement sérieuse, elle devenait... différente. Totalement différente. Peut-être que c'était sa véritable personnalité, ou peut-être qu'elle s'efforçait juste d'avoir l'air moins conne quand il le fallait.
-J'en ai la certitude.
-... Ok. C'est sûrement vrai – pas parce-que je suis moi aussi une pauvre cruche pleine d'espoir mais parce qu'il ne pouvait pas mourir avant le début de la quête, c'est-à-dire maintenant. Donc, quelqu'un l'a emmené, lui aussi.
-Peut-être Chiron, a aussitôt dit Hélèna. Persée l'a blessé aux bras durant la Nuit du Traître, il ne pouvait plus vraiment se battre, mais... il aurait très bien pu se sentir si impuissant qu'il aurait décidé de faire ce qu'il pouvait encore pour aider. Sauver la prophétie. Oui, c'est quasi-sûr que c'est lui. Tous les autres étaient débordés, mais lui ne se battait pas !Les centaures courent incroyablement vite, tu sais ?Et Peter est comme un petit-fils pour lui, si il avait dû commencer par éloigner l'un d'entre-nous, ca aurait été lui. Chiron ne voulait sans doute pas prendre le risque de tous nous chercher en même temps.
-Ok, ai-je soupiré. Peut-être. Dans tous les cas on n'a pas le choix, il faut avancer sans lui.
Hélèna m'a lancé un regard si flippant que j'ai reculé sur ma chaise. Elle avait l'air prête à m'envoyer une autre gifle.
-Hey, ai-je protesté. Peter va à Olympie, tu te souviens ?Nous aussi. On peut rien y faire, on le retrouvera là-bas, c'est tout !
-On doit le retrouver. Il est tout seul, c'est sa première quête, et il ne peut pas communiquer avec les mortels – on oublie souvent qu'il est muet, Derek !Sans compter qu'il est le fils de quelqu'un qu'absolument tout le monde veut voir mourir dans de terribles souffrances.
Soudain, quelque-chose m'est venu à l'esprit. Les trois fileuses du sort, garantes de l'Harmonie, Tuerons leurs sauveurs, ou trancherons toutes vies. Au moins deux d'entre-nous étaient sensés mourir, dans cette quête. Alors, sans trop se tromper on pouvait imaginer que si deux des trois devaient claquer, en toute logique ce serait ceux qui étaient encore ensemble. Ok, j'avais besoin que Peter soit du voyage.
-Alors on y va, ai-je viré soudainement. On va sauver Peter.
Elle m'a regardé un instant, abasourdie. Puis m'a lancé un magnifique sourire tandis qu'un monde de reconnaissance défilait dans ses grands yeux bleus.
-Merci. Merci Derek.
L'espace d'un instant, plus personne n'a rien dit. Tirésias ne revenait toujours pas. Et alors, soudain, j'ai compris. Et j'ai éclaté de rire.
-Ok, je comprends ! Là ca y est, ca me parle.
-Ouaip, moi pareil, a grogné Tirésias, surgissant soudain de l'autre pièce pour revenir s'asseoir à petit pas rapide.
Hélèna l'a regardé, interloquée. Elle a tourné vers moi un regard perdu.
-A l'instant, toi et moi on vient de décider tous les deux de retrouver Peter, lui ai-je expliqué. Le truc, c'est qu'on n'a aucuns moyens d'y parvenir, aucunes pistes. On sait juste qu'il est peut-être en danger de mort. Mais lui...
Je me suis tourné vers Tirésias.
-Lui, il voit tout. Il sait déjà où est Peter. Il voulait juste qu'on s'accorde tous les deux sur la décision de le retrouver, histoire d'être sûr qu'on lui demande son aide.
-C'est vrai ?!, s'est exclamé Hélèna. Vous savez où il est ?Peter Jackson ?!
-Ouaip, a grommelé le vieux. Je le sais. Pinaise, c'est point beau à voir. Jamais vu un plan aussi bien élaboré.
-Qu'est-ce que ca veut dire ?Comment il va ?Pourquoi il a élaboré un plan ?
-Non...
Pour la première fois, son sourire a brièvement disparu.
-... pas son plan à lui. Mais c'est point mon sujet !Boudiou, les jeunes, toujours si pressés. Comme j'ai dis, j'vous attendais.
Soudain, il s'est brutalement penché en avant. Son visage était si près du mien que je respirais son odeur infect d'oignon bouilli à plein poumon. Ses yeux aveugles étaient encore plus flippant de près. On voyait quelque-chose bouger à l'intérieur. Des scènes qui défilaient, l'une après l'autre, sans aucuns rapports les une avec les autres et à une vitesse absolument insuivable.
-Z'avez compris, moi ji vois tous. Mais ji vous l'demande, à quoi donc que ca sert de tout voir si t'es trop vieux pour enfiler tes pantoufles ?Hum ?
-... heu...
-HUM ?
-A rien !A rien, c'est la bonne réponse, hein ?Pitié éloignez votre visage...
-Ben voilà !, a continué Tirésias en me postillonnant sur la figure. A rien. Et y a peu de temps, j'ai vu quelque-chose. Oh ji touche peu à l'avenir, ji touche très peu, généralement j'm'en mêle po. Mais là...
Son regard pourtant aveugle a semblé s'assombrir. Pour la seconde fois, j'ai vu son sourire disparaître.
-Là c'est pas queq'chose que je peux laisser arriver. Faut pas qu'ca se produise. Ca va arriver tantôt, mais j'ai plus les muscles de ma jeunesse. J'ai b'soin de jeunes fougueux pour faire ca pour moi.
Là, il parlait enfin un langage que je comprenais.
-Vous voulez nous proposer un marché, c'est ca ?
-Voilà !Un marché ! Mais c'est point ce que tu crois, boudiou non. Je suis pas en train de dire que je vous dirais où est le petit si vous faîtes ce que je vous demande. 'voyez, y a plusieurs chemin, plusieurs futurs qui peuvent vous mener à le retrouver. J'vais vous indiquer un de ces chemins. Et pendant qu'vous le suivrez il va d'soit que j'vais soigner le dragon, hein.
Il a sourit de toutes ses d... de tout ce qui lui restait de dents.
-Mais pour qu'il vous mène là où vous voulez aller, vous allez devoir faire un truc ou deux sans poser de questions, des actions précises. Et comme j'vous ai dis les petits, c'est des actions qui m'arrangent.
-C'est... c'est méchant !, s'est exclamé Hélèna. Il a dix ans !Il est tout seul, quelque-part, en danger de mort, et vous... vous seriez prêt à marchander sa vie, à nous forcer à vous aider pour qu'on le trouve de la façon que vous avez décidé ?Juste parce-que c'est celle qui vous arrange le plus ?On pourrait arriver trop tard, on pourrait... non, vraiment c'est méchant !
Moi perso, j'étais admiratif. J'étais pas sûr de jusqu'à quel point, mais Tirésias n'était pas fou (pas trop...), ni gâteux (pas tout à fait...). Il avait tout du vieux maboul, mais il avait un plan, ca au moins c'était clair. Un plan si important qu'il le préparait depuis cinquante longues années. Il a grogné :
-Alalala, tout s'perd, tout s'perd !De mon temps, les jeunes y rendaient service parce qu'on les éduquaient comme ca, avec des valeurs. Ils le f'saient pô dans l'espoir égoïste pour qu'on les aide à retrouver leurs copains en train d'crever...
-Ok. Ca a l'air facile. Mais vous n'êtes pas un dieu, ni même un héros. Qu'est-ce qui m'empêcherait de vous remettre mon couteau sous la gorge et de vous faire cracher ce que vous sav...
Je n'ai rien vu venir. Soudain, il a levé sa canne d'aveugle, il m'a fauché les jambes, avant même que je tombe au sol elle avait tournoyé dans sa main osseuse pour m'envoyer un autre coup en pleine tête, et finalement son extrémité que je découvrais incroyablement pointu se posa sur ma gorge alors que j'étais à terre. Tous ca en un instant. Hélèna a crié avec un temps de retard, affolée.
-J'ai plus trop la forme mon bonhomme, mais c'est que j'vois tous !Tous tes coups, j'les vois venir !Et tes manigances, nom d'un rossignol, ben j'les vois aussi !
Je me suis éloigné de lui à reculons précipitamment avant de me relever, sonné, stupéfait. Alors ca je l'avais pas prévu. Il voyait réellement tous !En d'autres termes, si j'essayais de lui mettre un coup de poing, là maintenant, il l'éviterait parce qu'il l'aurait vu arriver bien avant ma naissance !
-Si vous voulez prendre la poudre d'escampette, grand bien vous fasse, j'trouverais quelqu'un d'autre !Mais espérez pô repartir avec les infos qu'il vous faut sur le petit sans remplir vot' part du contrat.
-Vous dîtes ca, mais vous nous avez déjà vu accepter, pas vrai ?, ai-je soupiré.
Le sourire carié et tout pourri du vieux crétin s'est encore élargi.
-C'est juste.
-D'accord...
Soudain, j'ai eu une idée. Un truc brillant. Ce mec était sensé avoir toutes les réponses. Pourquoi ne pas en profiter pour lui en voler quelques unes ?
-... mais moi aussi, j'ai mes exigences. Vous l'avez sûrement vu, hein ? Je veux que vous nous prouviez que vous pouvez nous aider. Que vous prouviez que vous savez tout.
-Ben tient !J'vous donne une preuve en vous filant une info sur la localisation du gamin, et malin comme sont les jeunes de nos jours vous aurez plus besoin de mon aide pour le dégoter, hein ?Ben désolé, il est pas encore trop déglingué, le vieux Tirésias !
-Non, pas ce genre d'info. Quelque-chose qui n'a rien à voir.
J'ai fais mine de réfléchir.
-...Dites-moi qui je suis.
Le sourire de Tirésias s'est tordu.
-Ben tient. Va falloir être beaucoup plus précis, mon bonhomme !Je vois que si j'te répond Derek Anderson ca suffit point.
-Plus précis ?..., a soufflé Hélèna sans comprendre.
-Mon symbole de revendication était gris cendre, ai-je commencé. J'ai entendu des gens parler d'un châtiment qui m'aurait concerné, et l'un d'eux disait préférable de me tuer tout de suite, dans mon sommeil. J'ai des cheveux faits en argent. J'ai un pouvoir que plus aucuns enfants d'Hermès ne possède depuis très longtemps, comme chez les faiseurs de feu des Héphaïstos, et mon prénom est une anagramme de celui d'un type qui s'appelait Kreed. C'est juste une légende, mais...
-...le Roi des Voleurs, a chevroté Tirésias. J'la connais, ta légende. Alors c'est ca ?Tu veux que j'te dise tous, hein ?Ben j'pourrais l'faire...
Je me suis penché en avant, le cœur battant. J'allais peut-être enfin apprendre la vérité. Quelque-chose clochait, depuis le début c'était clair. Depuis le début, quelque-chose au fond de moi me hurlait que rien n'était aussi simple que ce qu'on avait voulu me faire croire. Et si Hermès n'était pas mon père ?Et si c'était quelqu'un d'autre... ou quelque-chose d'autre ?J'essayais sans cesse de me dire que ca n'avait aucunes importances. Mais après avoir entendu la conversation entre Nicolas et Thalia, je pouvais pas faire autrement que de reconnaître que ca en avait une.
-... mais j'le ferais pô. J'aime pas l'avenir que ca créerait.
-... non mais vous vous fichez de moi, là ?
-Tu vois, l'avenir il change tout le temps. Parce-que dès qu'on fait un truc, ca modifie le futur. La plupart des devins, ils peuvent te parler de l'avenir à partir du moment où toutes les possibilités en forment plus qu'une, ils peuvent te parler de l'avenir quand quelque-chose est forcé de s'y dérouler dans tous les cas. Ca se nomme une prophétie. Mais moi bonhomme, j'suis LE devin. Les possibilités, j'les vois toutes. Je sais exactement ce qui va se passer quand un acte est commis, j'vois tous les changements dans le futur qui en découle. Les autres ne voient que les fils, moi je sais lequel les Parques vont trancher. Enfin, ca c'était avant. Maintenant qu'elles sont plus là, j'suis devenu comme les autres à ce niveau-là, d'ailleurs j'compte pas mal sur vous pour m'arranger ca. Bref, j'aime pas la façon dont l'avenir change si t'apprends la vérité. C'est pô qu'une affaire de sang. En revanche, puisque j'ai pô d'aut' choix...
Il a posé le bout de sa canne d'aveugle sur mes cheveux. C'était super bizarre, mais je voulais pas prendre le risque de l'interrompre.
-Ca, morveux, ca se nomme l'argent lupin. Ou l'argent divin, question de point de vue après tout. On est point des masses à l'savoir, ca, hein ?C'est tout ce que t'auras. Bon, et maintenant, si on allait s'occuper de not' p'tite affaire? J'me suis maté l'avenir d'un gringalet ténébreux prénommé Nicolas Di Angelo. Et c'qu'il va faire, c'est pô bien.
Franchement, si j'avais su dans quel incroyable merdier ça allait nous mener, j'aurais laissé Peter là où il était. Et j'aurais repris un peu d'eau de pluie moi aussi, tient.
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