Chapitre 60
Château d'Avalon — Salle des convives
Naro faisait les cent pas. Combien de temps allait-il encore attendre ? Cela n'avait que trop duré. Le Sommet était un moment important où il pouvait briller de mille feux. Faire résonner les bienfaits de son empire financier. Etaler la force de son génie économique. Montrer qui était le patron, ici. Le roi pensait peut-être qu'il limitait ses actions. Quel fou ! Quel imbécile ! Comment osait-il seulement imaginer qu'on pouvait le limiter ? Le restreindre, lui, Gama Naro, plus grand héritier du plus grand empire industriel sur la plus grande et dangereuse des mers ?
Et voilà qu'on le faisait patienter ainsi !
On lui avait bien proposé de rester en compagnie des autres délégations royales en attente du début des hostilités. Mais il avait refusé en bloc. Il préférait encore mourir... Non, pire encore ! Il préférait perdre une part de marché. Quelle perte de temps. Il observa avec dégoût le pendentif en or massif qui ornait son cou. Un an. Un an qu'il le portait ! Il commençait à en avoir assez. Il fallait se renouveler un peu. Que pourrait-il donc porter ? Peut-être des diamants. Oui, c'est bien. Un collier en diamant. Il en achèterait un autre. Un pour sa collection personnelle. Et même un second pour se pavaner. Sait-on jamais, peut-être le perdrait-il. Ça s'égare si vite, ces petites choses !
Il jeta un coup d'oeil à l'horloge de la pièce. Un petit bijou tant elle était agréable au regard. Que l'attente était longue et pénible. Il trépignait d'impatience. Le pays... Il sera bientôt en sa totale possession. Il aura totalement la main dessus. Il fera ce qu'il voudra. Non... C'était déjà le cas. Il contrôlait cette foutue contrée. Elle lui mangeait dans la main ! La lumière. Voilà ce qui lui manquait. La pleine lumière des projecteurs. La lumière du monde. Celle des salles de réunion au sommet du monde.
Il lui fallait encore attendre. Mais plus l'échéance s'approchait, plus le démon de l'excitation qui logeait au creux de son ventre s'agitait avec violence. Il ne pourrait bientôt plus se contenir ! Il fallait passer à l'action. C'était aujourd'hui. C'était maintenant. Il ne pouvait plus attendre. Pas quand ces imbéciles royaux végétaient à côté en s'empiffrant de mets tous plus délicieux les uns que les autres alors que tout, absolument tout, devait lui revenir de plein droit.
Mais tout n'était pas encore prêt.
Plus les secondes s'écoulaient, plus il se sentait comme un volcan sur le point d'exploser. Et gare aux culs de ceux qui seraient trop proches. Il pourrait très bien cramer jusqu'aux miches d'un dragon. Ou d'un empereur. Quand il était furieux, rien ne pouvait l'arrêter. Et en ce moment, un rien le contrariait. Il ne manquerait pas de le faire payer aux autres — car tout se paie, et chez Naro, c'était au centuple. Si tout ne se passait pas comme prévu, le pays entier en subirait les conséquences. Il commencerait par délocaliser son entreprise. Il quitterait ce nid de rats. Non pas parce qu'il voulait abandonner Edens Shield. Mais parce que sans lui, ils manqueraient de tout. Nourriture. Vêtements. Armes. Les provisions se raréfieraient. Il ferait monter les prix de manière exponentielle et n'offrirait que des miettes de pain. Mais c'est trop cher ! qu'ils piailleraient, ces crétins !
— Si c'est trop cher, ils boufferont de la brioche ! pesta-t-il dans sa barbe.
Et il ne manquerait pas non plus d'entreprendre de force ses travaux. Il y avait trop de verdure dans ce foutu pays. Et trop de villages. Il raserait en priorité le patelin de ces inconscients qui lui avaient tenu tête depuis trop longtemps. Ces irréductibles imbéciles. Rien ne les sauverait. Ils subiraient son courroux, peu importe leur résistance. Faire couler le sang n'était pas un problème. S'ils résistent, cela voulait simplement dire qu'ils ne désiraient pas participer au bien de la nation ; s'ils ne désirent pas participer au bien de la nation, alors ils n'étaient que des parasites ; s'ils sont des parasites, alors il fallait les éliminer. Le calcul était plutôt simple. Et Naro avait beau être le plus abject sur cette île — il le reconnaissait volontiers —, il possédait une qualité essentielle en ce triste monde : il était doué en mathématiques.
Le monde imposait ses règles basées sur la violence et la force. Très bien. La vie n'était qu'une succession d'affaires après tout ! Il suffisait de se mettre en position de vainqueur !
Naro effectuait à présent les cent pas dans la pièce, qui apparaissait alors bien trop étroite pour ses deux mètres et demi. Pourtant, ce n'était pas la hauteur sous plafond qui manquait ! Le château d'Avalon laissait beaucoup d'espace pour que ses occupants aient tout le loisir de respirer à leur guise. Mais ça ne suffisait pas au prince du commerce. Non, rien ne réussissait à le satisfaire, et encore moins ce stupide donjon qui; en soi, n'avait rien de plus qu'une demeure de conte de fées de seconde zone. Un conte de fée du pauvre. Ignoble.
— Tu vas arrêter de geindre ?
Naro écarquilla les yeux. Ses pupilles se rétrécirent sous l'injure. La voix féminine qui venait de le héler l'avait fait de la pire des manières. Une manière odieuse, d'un ton las et monocorde. Un ton qu'on adressait aux imbéciles ou aux enfants. A ceux qui font des erreurs. Il se tourna vers l'impertinente qui lui manquait tant de respect. Il l'avait presque oubliée, celle-là !
Vila Nova le dévisageait. Assise sur le canapé en velours, le dos bien droit, bras croisés, on aurait dit une statue. Une haute stature qui avait impressionné plus d'un serviteur. Quand ils avaient traversé le couloir, les regards n'avaient pu que se tourner dans leur direction. Au début, Naro avait naturellement songé que c'était sa richesse éblouissante qui les faisait pâlir. Le bonhomme ne se déplaçait pas souvent dans cette large bâtisse pleine de pierres poussiéreuses. On devait l'admirer. On devait chuchoter des spéculations sur la raison de sa présence. C'était forcément cela, plus qu'autre chose. Mais maintenant qu'il la regardait, dans son uniforme strict, l'homme d'affaires bourru devait bien se rendre à l'évidence : ce n'était pas vers eux que se dirigeaient les œillades mais bien vers cette petite garce. Cette pirate aux allures sévères et à la pupille morose.
Naro sentit sa gorge se serrer. Une boule qui enflait à vue d'œil et qui ferait exploser d'amertume son gosier tout entier. Son capitaine l'avait déjà traîné dans la boue — littéralement —, et elle venait de lui infliger une humiliation supplémentaire. Ces forbans prenaient trop leurs aises.
Il ouvrit la bouche pour la corriger et lui apprendre qu'on ne s'en prenait pas à lui impunément, mais il n'en eut pas le temps. Nova poussa un long soupir désabusé.
— Mon capitaine sait ce qu'il fait. Nous avons longuement établi ce plan. Nous sommes des professionnels. Des professionnels se concentrent sur leur mission. Tu auras tout le temps de laisser libre cours à ta colère. Mais plus tard, insista-t-elle en plongeant ses yeux froids dans les siens.
— Vous ne comprenez rien, vous, les pirates. Vous vous contentez d'infester les mers sans bâtir d'empire.
— Culotté de la part de celui qui traite avec des pirates maîtres de la pègre et qui courbe l'échine devant les empereurs.
L'évocation des empereurs fit blêmir de nouveau Naro. Mais ce n'était pas tant la peur qu'inspirent Big Mom ou Kaido qui le mettait dans cet état. Il plissa le nez en dévisageant sa nouvelle garde du corps. Elle savait. Ce qui voulait dire que Finn aussi. Ils étaient plutôt bien renseignés, pour de vulgaires mercenaires avec qui il avait bâti une alliance temporaire. Raison de plus de s'en méfier. Il offrit à son interlocutrice un simple bruit de gorge dédaigneux pour éviter que la conversation ne s'éternise. Au vu de l'inspiration qu'elle prenait, ce désir n'était pas partagé.
— Tout le monde ne se jette pas dans la gueule du loup comme ça. Nous connaissons tous nos ennemis sur le bout des doigts. Ce plan fonctionnera.
Vila Nova jeta un regard perçant vers la porte close. Naro grogna une flopée de mots difficilement compréhensibles mais ne continua pas la discussion. Sa garde du corps marquait un point. Sa posture sérieuse et stoïque en toute circonstance forçait le respect. Si Finn lui avait demandé de l'accompagner, ce n'était pas pour rien. Il lui faisait confiance pour le protéger. Ce qui manqua d'arracher un sourire cruel à l'homme d'affaires. Au moins, le pirate avec qui il avait dressé une alliance — même s'il n'était pas sûr de ces termes — se donnait à fond pour réussir. Et l'air déterminé de ses membres ne le détrompait pas. Ils étaient prêts à tout pour réussir.
Voilà qui leur faisait un point commun.
Néanmoins, une question subsistait, qu'il posa avec toute l'amabilité dont il était capable de faire preuve :
— J'ose espérer que les préparatifs seront bientôt terminés.
— Nous ne passerons à l'acte qu'au signal de Finn. Mais nous devons attendre le début du Sommet.
Ils n'eurent pas à attendre bien longtemps ; une minute ou deux plus tard, la grande et large porte de la salle s'ouvrit dans un grincement qui faisait écho à celui de la mâchoire du cupide bonhomme. La silhouette d'un garde se dévoila. Nova plissa les yeux, reconnaissant tout de suite la valeur du nouvel arrivant. Elle songea tout de suite à ce que lui avait dit Finn avant qu'ils ne partent :
— Le véritable danger de cette île vient de la garde rapprochée du roi. Les autres peuvent être pénibles, mais eux sont... dangereux. Ce seront les épines les plus douloureuses dont il faudra se débarrasser.
— Si on oublie les Mugiwara, avait fait remarquer Kléo.
Finn avait ricané doucement. Comme s'il n'approuvait pas ce qu'il entendait.
Alors c'est ça, un membre de la Garde de Diamant ? Plutôt impressionnant en effet...
Maintenant qu'elle en avait un sous le nez, Nova comprenait pourquoi Finn les considérait comme des adversaires sérieux. Le guerrier qui se dressait devant eux déployait des muscles saillants et une aura qui aurait fait pâlir jusqu'aux rois des mers. Comme l'aurait fait un félin, la pirate arrondit le dos, prête à passer à l'action si jamais il venait à se montrer hostile.
Mais il n'en montra rien.
Il leur offrit un sourire qui frisait l'insolence. Un sourire chaleureux et confiant, comme on en offre à ses invités de marque. Nova ne se détendit pas pour autant, décidant néanmoins qu'une posture moins agressive serait préférable.
— C'est pas trop tôt ! rugit Naro.
— Chers invités... lança Yvan d'un ton neutre en ignorant totalement la fureur de son interlocuteur. Je suis venu pour vous dire... que la réunion sera reportée.
Silence dans la salle. Naro crut défaillir en entendant ces quelques mots. Puis il vit rouge. Plus rouge encore que la pomme la plus mûre du verger le plus impressionnant de ce monde aurait à offrir. Un rouge qui ferait passer celui des tomates pour un vulgaire rose sans saveur.
— C'est une plaisanterie ?! hurla-t-il.
Yvan attendit quelques secondes, le plus sereinement du monde.
— Oui.
Les deux invités écarquillèrent les yeux. Sans prévenir, un éclat de rire sortit de la gorge du chevalier, ce qui, étonnamment, ne calma pas la crise de nerfs du petit homme d'affaires.
— C'est une honte ! Un scandale ! Que dis-je, un incident diplomatique !
— Allons, allons, continua Yvan, toujours amusé par sa propre blague. Je viens en personne vous escorter. Je suis Yvan, chevalier de la garde sacrée du royaume. A votre service.
— La moindre des choses est de faire son travail correctement ! éructa Naro alors que sa voix montait dans les aigus. Vous savez qui je suis au moins ?!
Le chevalier esquissa un petit geste d'excuse, pas impressionné pour un sou. Connu comme le loup blanc, Naro avait bâti une réputation jusque dans les couloirs du château. Mais ça n'atteignait guère Yvan.
— Je vais vous conduire en personne jusqu'au Sommet. Veuillez me suivre.
Naro lui emboîta le pas sans cesser ses déblatérations sur le respect qui lui était dû. Nova attendit quelques secondes que les deux hommes s'éloignent pour sortir un petit escargophone qu'elle s'empressa de ranger quelques secondes plus tard sans être vu. Elle s'était contentée de murmurer trois mots :
— On peut commencer.
¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
Château d'Avalon — Salle de surveillance
Avachi sur sa chaise de bureau, le jeune garde scrutait avec attention les écrans qui lui faisaient face. Le chef avait été clair : tout devait être absolument parfait. S'il se passait la moindre déconvenue, il serait considéré comme responsable. Or, être considéré comme responsable ici... Il ne voulait pas y penser. Trop de jeunes recrues avaient expérimenté les cachots et les heures de corvées supplémentaires. Non pas pendant des jours, mais pendant des mois entiers. Des tonnes de patates et de carottes épluchées et de chiottes récurées. Il n'avait rien contre ces corvées en temps ordinaire. Mais les subir, c'était différent.
Dire qu'il s'ennuyait comme un rat mort était un euphémisme. Dans cette petite salle exiguë, à l'écart du passage, la solitude déteignait jusque sur les murs. On se retrouvait face à soi-même. Les heures s'écoulaient avec une lenteur abominable. Le garde sentait couler dans sa chair chaque seconde de chaque minute et chaque minute de chaque heure.
Sentant la fatigue poindre, il s'étira pour chasser sa léthargie. Si son chef le voyait ainsi, il le réprimanderait avec véhémence. Le chef adorait gueuler. C'était souvent comme ça dans la hiérarchie. Les chefs adorent gueuler. Ils pouvaient bien être différents en âge, en taille ou en faits d'armes, un facteur ne changeait que très peu : tous se délectaient de ces moments où ils utilisaient leur voix pour effrayer les nouveaux, les petits, les plus faibles, sans jamais penser trop loin.
De toute façon, à quoi bon se prendre la tête ? Chaque réunion, c'était la même chose. Les rois se pavanaient, affichaient leurs airs de bonimenteurs et repartaient aussi sec une fois le jour tombé. En trois ans de surveillance, il ne s'était passé qu'un incident mineur. Le poste de surveillance était donc le plus pénible et le plus ennuyant qui soit.
D'ordinaire, on assignait un groupe de deux à ce poste. Mais Gerald avait décidé de passer par les cuisines pour un encas. Ce n'était pas bien grave, n'est-ce pas ? Nul besoin d'être plusieurs pour surveiller des moniteurs ! Il songea toutefois que son camarade d'infortune mettait un peu de temps.
Soudain, il entendit un bruit sourd tout près de la porte. Le jeune soldat tiqua. Encore ce lourdaud de Gerald qui avait dû chuter ! Connu pour sa maladresse, son collègue n'en ratait pas une. Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrit. Le soldat ne daigna même pas se retourner pour invectiver son ami :
— Gerald, mon con, qu'est-ce que tu fous ? Entre et arrête de faire l'andouille, si le chef nous chope...
Gerald ne lui répondit pas. D'habitude, il trouvait toujours une réplique, un mot à mettre plus haut que l'autre. Cette fois-ci, non. Sauf qu'il n'eut pas le temps de continuer sa phrase. Une douleur aiguë lui traversa la nuque. Un choc violent venait de le percuter. Il sentit son univers basculer avant de perdre connaissance, tombant de sa chaise comme une poupée de chiffon aux pieds du terrible capitaine Finn.
Ce dernier s'approcha du siège, s'assit confortablement dessus et dégagea d'un coup de bottes le corps inanimé qui traînait à ses pieds. Il regrettait d'avoir à utiliser la force, mais y avait-il vraiment le choix ? Il observa les différents appareils et commença à les régler. Les écrans se modifièrent ; une vue sur le toit, une autre sur la salle de réunion... Les images commencèrent à changer, comme les pièces d'un puzzle qu'on mettait en place.
Il sortit un escargophone de sa tunique et posa le petit gastéropode près du clavier de commande. Ce dernier ne tarda pas à vibrer, puis à s'agiter. Ses yeux globuleux s'ouvrirent et il se mit à sonner. Doucement. La fonction vibreur est bien pratique, songea Finn en portant le combiné à son visage :
— On peut commencer, résonna la voix de Vila Nova.
Finn esquissa un sourire. Tout se mettait en place. Les rouages s'agitaient, la machine était en route. Il acquiesça et composa un autre numéro...
¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
Château d'Avalon -- Toit
Depuis les toits, la ville n'avait pas la même saveur. Ce fut la première réflexion qui traversa l'esprit de Faust lorsqu'il se posa sur l'un des créneaux au sommet du rempart. De là-haut, tout était plus terne. On ne distinguait ni les visages, ni les couleurs. La ville se dessinait en une uniformité spectaculaire qui s'étendait à perte de vue. C'était là la malédiction des créatures ailées. Ne regarder que de haut le monde.
Il battit des ailes, quelque peu nerveux. Le plan de Finn avait été minutieusement pensé. Des mois entiers de réflexion, d'étude, de défauts écartés, d'approche poussée, de surveillance. Des mois entiers de tourments face à chaque détail. Finn ne faisait que peu de choses au hasard. Il se plongeait dans des livres des heures entières. Faust s'en était étonné. Il ne pensait pas rencontrer un tel phénomène.
De là où il venait, les pirates n'avaient pas grand intérêt, et surtout, ils ne s'intéressaient qu'aux richesses matérielles. Tout posséder. Voilà ce qu'ils voulaient. A cela, Faust s'interrogeait souvent : qu'est-ce que signifiait tout ? Tout posséder... Cette idée faisait entrer son cerveau dans une effervescence effrayante. Le monde, si vaste, avait-il seulement une finitude ?
Avec Finn, il y avait peut-être une chance de la rencontrer. Il ne se faisait pas d'illusions. La promesse qu'il lui avait faite avait peu de chance d'aboutir. Mais cette alliance en valait la peine. Edens Shield, première étape de la conquête du monde, semblait pourtant avoir une importance capitale pour le capitaine de l'équipage. Le guerrier ailé ne s'embarrassait pas de ce genre de sentiments. Il comprenait simplement que la raison avait ses limites. Pour son compagnon, c'était différent. Depuis qu'ils avaient foulé ce sol d'où émanait une énergie mystique, ses convictions, bien qu'elles n'aient pas été émoussées, s'étaient métamorphosées en une mélancolie palpable. Une mélancolie féroce, de celles qui poussent aux armes et offrent une amplitude divine aux ailes de la liberté et de l'espoir.
Finn n'avait pas été très clair sur la raison de ses objectifs. Il dissimulait son être tout entier derrière un voile d'ambition. Faust savait très bien que ces mots désireux de l'absolu cachaient une autre réalité, enfouie tout au fond de son être comme les graines ayant germé dans un terreau sordide. Mais de quoi était donc faite cette terre si propice à la révolution et aux armes ?
Tandis qu'il y réfléchissait, Faust entendit le chant du gastéropode téléphonique qu'il transportait. Une main nonchalante l'attrapa et le porta près du visage de son propriétaire.
— Faust ?
— Je suis en place. Le toit est sécurisé. Personne ne viendra nous... gêner.
— Très bien. Tu sais ce qu'il te reste à faire.
— Oui.
Le pirate ailé se retournera. Un sourire léger tordit ses lèvres. Le sourire de celui qui profite du bon temps. Il observa les corps tranchés des trois gardes qui gisaient au sol.
— Je crois que nos amis l'ont bien compris...
¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
Château d'Avalon — Aile nord
— Cet endroit pue beaucoup trop le luxe... murmura une voix.
— Peux-tu arrêter de te plaindre ? Nous sommes agacés de t'entendre.
La première voix poussa un grognement de rage. Ce que ses remarques pouvaient être agaçantes ! N'était-ce pas possible de se plaindre en paix ? Le château d'Avalon regorgeait de richesses. Une odeur de riche qui se dégageait de là. Dégoûtant. Absolument et purement dégoûtant pour Varua, allergique à cette noblesse désinvolte.
— Je me plains si je veux. Si tu n'es pas content, tu n'as qu'à te casser, toi et ta grosse tête.
— Rappelle-moi qui est le numéro deux ici ?
— Pas toi.
Aris leva un sourcil, tout étonné.
— Ah oui ? Qui, alors ? Si tu parles de toi, soyons honnêtes...
— Y a ton stupide ego avant.
Sous sa large capuche, Aris plissa les yeux de colère. Varua avait vraiment ce don terrible de le mettre hors de lui. Il adorait beaucoup trop le taquiner.
— Et surtout... Il y a Faust, continua Varua.
— Lui ? Ce n'est pas si sûr...
— Nie le tant que tu voudras.
— Nous ne sommes pas là pour nous chamailler de toute façon, se reprit Aris en remettant sa capuche en place. Nous avons une mission à accomplir. Tu nous hais moins que les nobles, essaie de t'en souvenir.
— Ah, tu arrives à t'intéresser à autre chose qu'à toi-même ? Tu m'écoutes finalement ? Depuis ces quatre ans qu'on se connaît, je croyais que tu n'écoutais que toi ! Viens me faire un câlin, mon petit Aris !
Alors que Varua ouvrait ses bras en signe d'amitié, Aris mit une main hostile entre eux pour le repousser. Il plaque sa paume contre la joue de son camarade et l'écrasa un peu pour le faire reculer.
— Pff, t'es vraiment un con, finit par bouder Varua. Et dire que je commençais tout juste à t'apprécier.
— Nous aussi, on t'aime, ricana Aris.
Les deux n'eurent pas plus le temps de discuter. L'escargophone impitoyable arrêta leur conversation. Aris tendit une main pour l'empoigner et le porter à hauteur de leur visage. Aussitôt, le pirate entreprit de décrocher. C'est qu'il en faisait, du bruit, ce machin minuscule !
— Aris ? Varua ?
— Finn ! s'exclama Varua avant d'étouffer un grognement de douleur. Aris, espèce de...
— Tais-toi, tu vas nous faire repérer.
Varua passa ses doigts sur ses côtes et larda le bras de son compagnon d'un regard assassin. Il ne manquerait pas de le lui faire payer !
— Vous êtes en place ?
— Ouais, répondit Aris.
— Comment ça se passe ?
Aris et Varua se regardèrent sans répondre tout de suite. Il était préférable de ne pas inquiéter davantage leur capitaine. Tendu comme il était, il serait capable de leur en vouloir. Et se mettre Finn à dos n'était clairement pas une bonne idée.
— Disons que ça se passe.
— Je préfère. Le plan doit être parfait. Je ne veux aucun écart.
— Oui, oui. On sait.
Varua fronça les sourcils. Le ton désinvolte avec lequel Aris répliquait ne lui plaisait pas du tout. L'insolence de son camarade n'avait que peu de limites. Infernal, tout bonnement infernal !
— Je vous donnerai le signal dès que tout sera en place. Continuez de rester discret.
Varua serra la mâchoire. Ce serait beaucoup plus simple si l'autre encapuchonné arrêtait de lui chercher des noises ! Il avait toujours quelque chose à redire, toujours un commentaire suffisant et déplacé à faire. Un jour, il finirait par lui faire ravaler ses mots.
— Bien reçu, se contenta-t-il toutefois de répondre.
L'escargophone s'endormit alors, signe que la conversation était finie.
— Ça va être un sacré bordel, commenta Aris.
— Pour une fois que tu ne racontes pas une connerie...
¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
Château d'Avalon — Sous-sol
Karna caressa son arc du bout des doigts. Il avait hâte. Chasser, c'était dans son sang. Il ne savait pas si cela venait de sa nature de félin ou de forban. Mais c'était aussi naturel pour lui que de respirer. Ou manger une bonne escalope de dinde. Son plat préféré... Oh, il en rêvait... Mais il devait se retenir. Faire preuve de bon sens. Tant que Finn n'aurait pas mis la main sur le pays, il ne pouvait pas se permettre de se dévier de ses objectifs.
Le jeune Minks soupira. Pourquoi les choses devaient-elles toujours être si compliquées ? Depuis qu'il avait rejoint la bande de Finn, il avait l'impression que tout s'enchaînait. Il avait passé ses plus belles semaines en mer. Mais les moments de répit se faisaient bien trop rares. Des moments qu'il savourait d'ordinaire. Seulement, depuis quelque temps, Finn avait changé. Son avidité et son désir de conquête avaient projeté leurs ombres menaçantes sur l'équipage entier. Il souriait de moins en moins, s'isolait de longues heures durant, ne parlait que très peu le matin, s'enfuyait le soir. Son regard fébrile passait sur le reste du monde et tout son corps semblait prêt à réagir.
L'appel du monde... C'était quelque chose qu'il ressentait de tout son être, lui aussi. Mais la fougue et l'ambition de son capitaine ne jouaient pas dans la même catégorie. Un univers entier les séparait. Karna en avait bien conscience.
Il caressa son arc. Se souvenait-il seulement pourquoi il avait pris la mer, lui qui n'était pas destiné à sortir de chez lui... ? Il repensa longuement à ces jours anciens. Sa mâchoire se contracta. Ces jours à courir... courir en se retournant... courir en craignant les ombres... Courir et craindre, craindre et courir... Mais cette fois-ci, s'il courait, c'était pour une autre raison.
Finn lui avait confié une mission importante. Essentielle.
— Mais... Pourquoi ?
— C'est parce que c'est toi. Tu es le seul à pouvoir le faire. S'ils aiment tant les fantômes, on va leur donner le meilleur d'entre eux.
La remarque de Finn avait arraché un sourire à Karna. Un fantôme. Oui, c'est vrai. En quelque sorte, il en était un. Et il était temps pour lui d'agir en tant que tel. Couvert d'une cape et d'une capuche, dans la pénombre des couloirs inférieurs du château, seuls les pupilles félines de Karna brillaient. Il fouilla dans la poche intérieure de sa cape, à la recherche du petit escargot.
— Finn ? Je suis en place.
— Parfait.
— Mais c'est étrange. Il n'y a que peu de gardes...
— Karna. Fais attention. C'est certainement un piège. De tous, c'est sûrement à toi que j'ai confié la mission la plus dangereuse.
Le chasseur opina du chef. Lorsqu'ils avaient convenu du plan — ou plus précisément, lorsque Finn leur avait assigné leur poste et leur directive —, un lourd silence était tombé quand Finn avait évoqué la mission de Karna. Faust avait même râlé, arguant qu'il était bien plus compétent que son compagnon d'arme. Varua s'était contenté d'un grognement de mépris comme à son habitude, et le capitaine avait conclu en mettant un terme aux contestations ; Karna irait dans la salle du trône.
— Je sais. Et je sais ce que tu vas me dire. Tu aurais pu y aller toi-même. Mais j'ai décidé de te suivre. J'ai décidé de t'aider. Boss. On va y arriver ensemble.
— Je te fais confiance.
Un léger sourire apparut sur les lèvres de Karna. Confiance... Voilà bien longtemps qu'il avait perdu le sens de ce mot. Comment faire confiance en un monde qui vous pourchasse sans cesse ? Mais bien souvent, le monde, ce n'était qu'une question de taille. Il suffisait de bâtir le sien.
¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
Guru — Centre-ville
Si depuis les toits, la ville semblait vraiment neuve, dans les rues, on se prenait de plein fouet les mille parfums qui y circulaient en une brume qui faisait tourner les têtes. On connaissait entre autres Guru pour cette qualité. La ville sentait bon. Peut-être trop pour que ce soit honnête...
À l'ombre des grands bâtiments, ils attendaient patiemment. Aux quatre coins de la ville, ils s'étaient positionnés, dans l'attente du grand appel. Enfin. Leur chef avait été clair : rien ne devait échouer. C'était aujourd'hui qu'ils s'emparaient de la ville. Aujourd'hui que tout allait basculer. Aujourd'hui que l'ordre allait s'inverser. Il était temps de changer.
Kléo scrutait attentivement les environs. La mission était on ne peut plus limpide. Il fallait surveiller les mouvements des ennemis. En raison de l'événement exceptionnel qui se préparait, les gardes s'étaient multipliés. Mais pas seulement les soldats royaux, vêtus d'une tenue rudimentaire pour des militaires, presque ridicule. Les plus dangereux, c'étaient parfois ceux dont on pensait ne pas avoir à craindre quoi que ce soit.
Finn avait raison de se méfier. Cette île incarnait la plaque tournante du crime et des trafics en tous genres. Un carrefour odieux de criminalité s'étalait sur cette contrée en retrait. Une contrée gérée par nul autre que le prince du commerce, le magnat des affaires. La politique économique de Naro, déjà difficile pour les habitants, attirait comme des mouches les bandits et les forbans les plus opportunistes. Une plaie vivante qui s'étalait dans les rues de la capitale. Plus que des soldats royaux, c'était bien des pirates eux-mêmes dont Finn se préoccupait, et surtout, de Naro en personne.
Car les termes du contrat n'étaient pas innocents. Leur collaboration était purement intéressée. L'un comme l'autre ne s'appréciait pas. Finn avait besoin de Naro pour prendre le contrôle de l'île. Mais Naro avait besoin de Finn pour rester en place. En un mot comme en cent : une relation profitable. Mais pas sincère pour un sou. Finn avait menacé Naro à plusieurs reprises, et malgré son ascendant, il fallait se méfier comme de la peste de ces êtres vils régis par l'argent, le commerce, le pouvoir. Une trahison pouvait arriver n'importe quand.
Kléo écarta une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux. Une brise fraîche embrassait sa peau, emportant avec elle les senteurs de l'alcool et des parfums. Bien à l'abri sur un toit — elle avait fini par prendre de la hauteur —, elle observait les alentours. Son œil aguerri, bien sûr, ne rata pas la présence d'une patrouille de la Naro Corporation, reconnaissable de loin à sa démarche mécanique, l'arme à la main, et aux visages patibulaires qui défilaient.
— Kléo, Kléo !
Kléo plaça sa main sur son oreillette pour mieux la fixer. La douce voix de Kyuri s'agitait.
— Quoi ? Tu as repéré quelque chose ?
— Un petit groupe de soldats a pris le quartier nord ! On fait quoi, on fait quoi, on fait quoi ?
— On attend le signal.
— Mais y a un risque de bagarre ! Finn va pas être content !
— Au contraire.
— Tu veux pas que je les batte ?
Kléo réfléchit. Non, il ne valait mieux pas se faire repérer. Pas de suite. Ils auraient largement le temps de provoquer un chaos monstrueux ensuite. Si certains voulaient s'entretuer, soit, ça ferait moins d'adversaires à affronter et plus de temps à gagner. Kyuri soupira devant l'argument, déçu :
— Comme tu voudras...
— Continue de surveiller, c'est bien. Maru ? T'en es où ?
Un claquement de langue lui répondit. Kléo étouffa un grognement : bien sûr, on avait toutes les peines du monde à communiquer avec cet énergumène qui avait sacrifié sa parole. Elle aurait mille fois préféré l'avoir à ses côtés. Mais ce n'était pas possible. Ses capacités s'avéraient pratiques à distance.
— Si tu es en place, alors tant mieux. Tu en as mis, du temps à arriver... On a failli t'attendre !
— Sois pas trop dure Kléo... Maru-san était loin d'ici...
— Tu es trop doux, Kyuri, soupira-t-elle.
Mais le petit marquait un point ; Maru se trouvait au port d'Ann encore quelques heures plus tôt. C'était sa position judicieuse qui avait conduit à l'élaboration de cette partie du plan. Maru incarnait une pièce maîtresse d'une éventuelle retraite.
Finn avait prévu cette possibilité, mais nul n'aurait douté que dans son regard, il ne s'agissait que d'une option inutile. L'échec n'était pas permis.
— Est-ce que le doc va bien ? demanda soudainement Kyuri.
— Il s'est préparé, lui aussi. Aucun membre de la famille royale ne lui échappera.
— Ça fait longtemps qu'on ne l'a pas vu...
Un claquement de langue agacé intervint dans la conversation. Kyuri ne répondit rien, résigné. Il se rendait bien compte que ses pensées n'avaient rien de constructif alors qu'ils étaient en pleine mission.
— T'as raison...
— Ne sois pas déçu, on va le revoir bientôt.
Comme pour les autres, l'escargophone se mit à vibrer. Kléo décrocha.
— Nous sommes en place, Finn-kun, déclara Kléo.
Dans la foulée, elle indiqua les positions de chaque membre et des escouades. Une ronde sécurisait le périmètre mais laissait tout de même le champ libre aux pirates. Rien de très impressionnant, donc.
— Mais ce bâtard a quand même placé des pions stratégiques de son côté sans m'en parler...
— Ce ne sera pas un probl... Attends.
— Quoi ?
Kléo plissa les yeux. Depuis les toits, il n'était pas aisé de distinguer des personnes en particulier. Mais lui, elle le reconnaissait. Déambulant dans les rues, plus grand de cinq têtes que tout le reste de la foule, un homme corpulent toisait la haie d'honneur qui se formait à son passage. Comment pouvait-on le décrire ? Une abomination. Commençons par son visage. Si l'enfer était pavé de miroirs, ils renverraient sa face patibulaire, son nez plissé par le dédain, son front ridé par la colère, ses joues creusées et couturées de cicatrices, ses lèvres proéminentes laissant sortir des crocs comparables à ceux de sangliers. Ses cheveux, soigneusement tirés en arrière, se terminaient en une queue de cheval dont la fin exhibait un désordre complet. Une mèche fine tombait toutefois entre les deux puits sans fonds qui lui servaient d'yeux. Le mariage de la laideur, de la colère et de la suffisance avait enfanté ces traits démoniaques .La seule pointe sophistiquée qui transpirait de cette face s'apparentait à un début de tatouage de dragon, qui, partant de son cou musculeux, remontait jusqu'à sa mâchoire carrée. Une barbe courte mais épaisse complétait cet épouvantable tableau.
Son corps n'était pas en reste. Ses larges épaules -- bien plus carrées que la normale --, ses bras plus longs que ceux des humains, son torse d'où semblait déborder tous les privilèges de la richesse... Son immense buste, large comme deux hommes, balançait à chaque pas. Sur ses épaules, il traînait une sorte de manteau en peau de bêtes, quelque chose d'archaïque, qui défiait tout style, toute mode, tout sens de l'esthétique. La seule trace d'humanité que revêtait cet être tenait en la fourrure qui pendait derrière son cou. Même les trois bagues qui ornaient ses mains gigantesques, dont on aurait dit qu'ils étaient capables de briser des os d'une simple pression, n'avaient rien de normal.
Il déambulait dans les rues d'un pas si lourd qu'il aurait fait rougir de jalousie jusqu'à des hordes d'éléphants obèses. Ses bottes d'acier martelaient le sol avec tant de force que les passants les plus fragiles et peureux sursautaient sans pouvoir se contrôler.
— Kléo ? l'appela Finn. Qu'est-ce qu'il se passe ?
— C'est... Borio !
— Qu'est-ce qu'il fait ici... ?
Bien sûr, Finn s'interrogeait plus qu'il ne demandait à Kléo. La présence de cet énergumène n'augurait jamais rien de bon. La violence et la quête de pouvoir de cet homme ne connaissaient que peu de limites. Une violence qui pouvait vite devenir un problème.
— On fait quoi, capitaine ?
— Surveillez-le de près.
— Bien reçu.
Kléo plissa les yeux. En bas, tous les visages transpiraient la peur. Une peur silencieuse rompue par la respiration bestiale qui s'échappait des naseaux du chef des braconniers. Il toisait avec la plus grande des vilenies les passants, foudroyant de son regard tous ceux qui osaient lever la tête.
— Chef. Nous venons de recevoir des nouvelles de l'équipe 3. L'opération s'est soldée sur une réussite.
— Bien.
— Mais...
— Hmm ?
— On ne pourra en tirer que la moitié du prix, les marchands ne peuvent faire autrement.
Une lueur passa dans les yeux du hors-la-loi. Il fixa longuement son subalterne, un homme qui, malgré sa carrure qui ferait rougir plus d'un être humain normal, passait pour une frêle fourmi aux côtés de la monstruosité. Soudainement, Borio leva le bras d'un geste sec. Puis le silence pesant se brisa tout à coup quand son poing s'abattit comme un couperet sur le mur d'une maison. Un choc terrible, grandiose, assourdissant !
— Cette ville... Elle pue la défaite... !
Son hurlement retentit jusqu'aux cieux. Kléo passa une main sur son oreille. Quelle brute ! Quel goujat, quel rustre de première catégorie ! Une bête ne réagirait pas mieux. Les citadins, juste à côté de la bête, avaient reculé sur le choc. Tout le monde regarda la cible de l'assaut. Un trou d'une dizaine de centimètres se trouvait là où il avait frappé.
Au même moment, une unité de quatre soldats arriva sur les lieux.
— Qu'est-ce que c'est que ce boucan ?! B... Borio... !
Borio poussa un soupir gras, pareil aux râles des bêtes enragées. La présence des gardes ne semblait pas le réjouir, mais il ne leur accorda pas plus d'importance. De vulgaires insectes, qui, à en juger par leur position défensive, avaient compris leur place.
— Rien qui ne vous concerne.
— Cette ville est sous notre responsabilité... ! Le Royaume ne doit pas être troublé auj...
— Arrête !
Borio se tourna vers le jeune soldat qui avait parlé. Ce n'était qu'un bleu, un poltron, un amateur ; mais un de ceux qui se laissaient troubler par les vagues de la jeunesse et le désir de bien faire les choses. Le monstre sur pattes avança d'un pas. Le sol trembla.
— Ne t'approche pas !
— En voilà une façon de parler à ses invités... regretta le braconnier d'une voix beaucoup plus douce qu'avant. Peut-être, je devrais t'apprendre à ne pas provoquer ce que tu souhaites évoquer...
A l'évocation de cette menace, ses lèvres s'élargirent sur toute la surface de son visage. Ses crocs pointus paraissaient encore plus menaçants de près. Le soldat, peu téméraire, fit un pas en arrière et pointa un fusil tremblant vers son adversaire.
— Essaie seulement, petit garçon.
— N'approche pas !
— Sinon quoi ?
Borio s'approcha encore plus. Quelques mètres plus loin, celui qui semblait être le capitaine de l'escouade tendit sa main.
— Ne fais pas ça !
Mais c'était trop tard. Le tir, parti, avait résonné dans la rue, effrayant tous les civils. La balle siffla dans l'air. Le soldat écarquilla les yeux. Car Borio avait non seulement esquivé l'assaut mais avait attrapé le fusil à pleine main, forçant ainsi son utilisateur à le diriger vers les cieux.
Une cacophonie s'installa dans la rue, la haie de terreur qui s'était formée autour de Borio s'éparpilla et la fourmilière urbaine s'éloigna aussi vite que possible, au point de bousculer jusqu'aux acteurs de la querelle. Le chef des braconniers serra la mâchoire lorsqu'il sentit quelqu'un le heurter. Sans même prendre la peine de regarder qui l'avait bousculé, il se retourna et donna un coup du revers du tranchant de la main, envoyant valser la pauvre victime à plusieurs mètres.
La stupeur figea la rue. Au sol, gisait un enfant, inconscient. Le plus jeune soldat fut le premier à réagir. Il voulut esquisser un mouvement. Tout alla trop vite pour lui, beaucoup trop vite. Borio avait de nouveau saisi le fusil d'une main et prit le bras du soldat de l'autre. Puis, tout en effectuant un brusque mouvement de rotation sur lui-même, il tira. Le jeune soldat sentit son poids partir comme si une tornade l'arrachait à la terre qui l'avait vu naître. Borio, d'un mouvement vif, expédia les deux projectiles plusieurs mètres dans le ciel, pareils à des boulets de canon. Le fusil tournoya sur lui-même et percuta les toits d'une bâtisse non loin dans un bruit si strident que l'on aurait cru à une nouvelle rafale, arrachant dans le même temps un lot de tuiles, avant de retomber par terre, brisé.
Le soldat subit exactement le même sort, à ceci près qu'il continua sa course dans les cieux pour mieux chuter, le corps désarticulé comme une poupée de chiffon. Car si l'on pouvait aisément deviner les fêlures et les torsions sur le métal de l'arme, il était facile d'imaginer les dégâts que cela pouvait provoquer chez un être humain...
— Capitaine ! Éduque mieux tes larbins à l'avenir. On ne s'attaque pas à la main qui vous nourrit.
— Pourquoi tu fais ça... ? Juste pour l'argent... ?
Borio étouffa un rire gras, méprisant.
— L'argent... ? Ce n'est bon que pour les pantins dans ton genre... Moi, ce qui m'intéresse... C'est le pouvoir... !
La tension était à son paroxysme. Les quelques subordonnés de Borio s'étaient mis en position, prêts à réagir si le capitaine de la patrouille et les trois autres soldats voulaient attaquer. Borio leva le bras :
— Les gars ! On y va.
L'annonce étonna le petit groupe. D'ordinaire, Borio aurait exterminé les gardes dressés sur sa route, mais il s'était contenté de régler son compte à l'un d'entre eux.
— Nous avons mieux à faire que rester dans ce trou à rats.
Un sourire satisfait ornait son visage. Il avait donné une leçon à ces imbéciles. Le chef de la patrouille tremblait d'effroi à l'idée de lancer les hostilités. Les gens lui témoignaient le respect dus aux êtres supérieurs. Lorsqu'il avança, le sol se mit de nouveau à trembler, ne laissant dans son sillon qu'un nuage de poussière et un rire tonitruant.
Kléo souffla. Cet être était encore plus détestable de près. On racontait bien des choses sur son compte. Capable de décimer des villages et de piller leurs ressources sur un simple coup de tête, il valait mieux ne pas être dans son viseur, car lorsqu'il tenait une proie, rien ne le faisait lâcher. Il traquait jusqu'à ce que mort s'en suive. On disait de lui qu'il s'arrangeait toujours pour obtenir ce qu'il convoitait. Il pavait ses routes d'un sang qui n'était pas le sien. Sa violence connaissait-elle seulement une limite ?
— Il est parti.
— Bien. Continuez à veiller. Je vous rappelle.
— Quand tu veux.
¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
Château d'Avalon — Jardin des hauteurs
Le temps devenait affreusement long. Depuis leur discussion avec Charlie, les Mugiwara avaient repris espoir qu'on viendrait les délivrer, et ce, rapidement. Les camarades du jeune poète étaient en route. Peut-être même que certains se trouvaient dans la ville en ce moment même. Comment ne pas espérer ? Ils n'avaient plus une minute à perdre. Ils devaient sortir d'ici. Ils devaient rejoindre les autres et se préparer.
Ils devaient faire tomber Naro et protéger le pays.
Et surtout, Luffy en avait marre de cette cage et de ces chaînes. On n'enferme pas le roi des pirates. On n'enferme pas l'homme le plus libre de ces mers. L'infini bleu lui manquait déjà. Il rêvait des embruns salés, du vent qui agitait son chapeau, de ces heures qu'il passait à rêver des merveilles futures. Pour autant, il ne s'inquiétait pas plus que ça. Forcément, il était l'homme qui allait devenir le roi des pirates ! Que pouvait-il bien lui arriver ? Rien ! Il allait continuer à voguer sur les mers. L'inquiétude n'avait pas de place dans son cœur, seules l'impatience et l'impétuosité de la jeunesse y avaient creusé un petit nid douillet.
Les autres n'étaient pas en reste. Tout le monde avait hâte de quitter cet endroit. Car si les jardins avaient ce quelque chose de féérique qui aurait subjugué beaucoup d'individus, il y régnait une chaleur assez désagréable. Et surtout, ça restait une prison. Il fallait donc se méfier de ce qui pouvait s'y trouver. Un paradis pouvant cacher les tréfonds de l'enfer...
L'absence de Balor s'avérait aussi problématique. Depuis qu'ils avaient été arrêtés, leur guide avait disparu, et plus les minutes passaient, plus il y avait de chance qu'il lui arrive quelque chose. Leur sort importait certes plus que celui de cet individu, mais il fallait quand même intervenir.
Nami secoua sa tête pour écarter les mèches qui pendaient sur ses épaules. Il régnait une chaleur dérangeante dans ces lieux. Même s'ils avaient maintenant, en quelque sorte, une porte de sortie, elle préférait passer à l'action tout de suite. Après tout, ils n'avaient jamais attendu l'aide de qui que ce soit. Ce n'était pas dans la nature de Luffy. Bien sûr... Si ça n'avait dépendu que d'elle, Nami aurait patienté. De l'aide n'était jamais de refus. Mais c'était sans compter sur leur fierté de pirate, et surtout, sur l'incertitude du futur.
Car même si Charlie avait été en mesure de contacter quelqu'un, rien ne promettait que le message arrive à bon port, encore moins que l'aide apportée soit suffisante pour leur permettre de s'enfuir. Dans ce genre de moments, elle le savait : on devait surtout compter sur soi-même pour survivre. Pour survivre et gagner.
Elle jeta un regard en coin vers Charlie. La révélation qu'il venait de lancer restait dans un coin de son cerveau. La révolution... Ce pays était encore plus fébrile et fragile qu'il n'en avait l'air. A l'occasion de sa tournée des magasins lors des heures de visite plus tôt dans la journée, Nami avait pu observer le ton morose et le visage terne des habitants. Les commerçants, surtout, avaient l'air sous tension et bien moins accueillants que ce qu'elle avait pu connaître ailleurs.
Pas étonnant que le pays s'agite comme ça.
Sans parvenir à mettre des mots dessus, elle comprenait la colère de Charlie. Elle l'avait déjà ressentie pour Arlong. Cette impuissance furieuse. Cette incapacité à sauver ceux qu'on aime. Cette volonté de se débarrasser de quelqu'un mais sans être en mesure de le faire. Même si cette douleur causée par Arlong lui semblait lointaine, même si elle avait été remplacée par ses amis, elle connaissait ce sentiment, et elle ne pourrait jamais l'oublier.
— Tu es sûr qu'il n'y a aucun moyen de sortir ? demanda soudainement Chopper.
Charlie prit quelques instants pour répondre.
— De notre position ? Non. Il ne nous reste qu'à attendre...
— T'as pas des infos top secrètes en tant que révolutionnaire ?!
— Je n'ai pas dit ça... C'est juste qu'ici... Nous sommes impuissants, pour l'instant.
Le jeune renne esquissa une moue déçue. Lui qui s'imaginait de grandes révélations, entendre ça lui provoquait un pincement au coeur.
— Les jardins ont été construits pour que les prisonniers ne puissent pas en sortir sans aide extérieure.
— Ils traitent vachement bien leurs prisonniers, ici, remarqua Usopp. C'est louche...
— Parce que cet endroit n'a pas été conçu comme une prison. C'est juste un moyen d'écarter temporairement les personnes gênantes. Je ne connais pas toute l'histoire ceci dit. Ce ne sont que des légendes urbaines, mais il paraît que cette partie du château a été construite il y a des centaines d'années, à l'époque même où c'était la famille Neil qui y régnait. Mais rares sont ceux à avoir eu l'honneur d'y pénétrer.
— Comment vous savez ça alors ?
Un petit rire secoua les épaules du poète.
— Les livres regorgent de secrets, vous savez.
Oui, ils regorgent de secrets. Et, au plus profond de son cœur, Charlie espérait pouvoir écrire les siens bientôt.
¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤
Château d'Avalon — Couloirs
Iris était songeuse.
Le Sommet se déroulait une fois par an. On y discutait de toutes sortes de sujets politiques et administratifs. Taxes, économies, agriculture, politique locale ou commerciale... Lors des précédentes entrevues, la petite fille avait tout fait pour s'y intéresser. Elle écoutait attentivement son père, apprenait ses cours, interrogeait tous les sujets. La princesse bavarde ne cessait de poser des questions. Mais bien vite, ces questions d'adultes la dépassaient. Princesse, vous comprendrez plus tard, on lui disait. Elle ne manquait pourtant pas de curiosité ni d'esprit. Après plusieurs tentatives, Iris finissait par laisser tomber de dépit, se délectait de ses rares heures de libre à jouer et vagabonder dans les jardins ou dans la ville quand on le lui permettait.
Cette année, tout était différent.
Son père ne lui avait pas adressé la parole depuis plusieurs jours. Non pas qu'ils s'étaient querellés — leurs relations étaient plutôt bonnes —, mais parce que le souverain du pays composait avec une santé aussi fragile que son emploi du temps était imposant. Iris, de son côté, avait aussi beaucoup de tâches à faire. En tant que princesse, elle assumait des responsabilités vis-à-vis des habitants de la capitale. Malgré son très jeune âge, elle faisait de son mieux pour assister son paternel et répondre aux attentes des citoyens.
Mais elles devenaient de plus en plus difficiles à satisfaire. La vie entière de la cité avait changé depuis plusieurs semaines. Déjà, alors même qu'elle avait encore tout un univers à découvrir, Iris avait compris que l'existence utopique qu'on lui promettait dans les contes de fées et autres récits classiques qu'on lui lisait se trouvait loin de la réalité.
Seulement, ce sentiment n'avait fait que s'accroître, encore et encore. Le soudain changement n'inaugurait rien de bon. Les récoltes diminuaient. Les obligations, elles, demeuraient. Si la situation ne changeait pas bien vite, tout serait perdu. Les gens allaient mourir de faim. Pire encore, il était plus que probable que l'île soit aux proies des forces des océans. Pirates et autres forbans ne feraient qu'une bouchée de cette petite île.
Iris n'avait pas eu l'occasion de s'entretenir avec le Roi ni avec ses conseillers. Il s'isolait de plus en plus, ne partageait presque plus rien, passait plus de temps dans sa chambre qu'à l'extérieur. La princesse ne savait donc rien des sujets qui allaient être abordés lors de la réunion. Pas même Belin, qui marchait à ses côtés, n'avait daigné répondre à ses interrogations. Un sentiment insidieux mais terriblement persistant ne quittait plus le ventre de la jeune fille, serpent qui diluait son venin dans ses entrailles.
Elle n'était pas naïve au point d'espérer que tout redeviendrait comme avant en un claquement de doigts. Toutefois, elle désirait, au moins, quelques réponses, un bourgeon de paix qui pourrait naître en elle.
Lorsqu'elle se tourna vers Berin, comme elle en avait l'habitude depuis quelques années tant l'homme s'était substitué à sa figure paternelle, Iris ne rencontra qu'un visage fermé. Certes, l'homme n'était pas connu pour être particulièrement avenant. Mais il y avait quelque chose qui, aujourd'hui, était différent.
L'espace d'un instant, Iris songea à renoncer et à fuir. Elle savait très bien que son père serait déçu, mais qu'il accepterait sa décision. Ce n'était pas tant ça le problème. On comptait sur elle. On nourrissait des attentes à son égard. Elle nourrissait des attentes envers elle-même. Elle se devait d'y répondre. Pourtant, quelque part enfouie en elle, l'étrange impression que rien n'allait continuait de grandir.
Mère...
Le coeur d'Iris se serra à cette simple pensée. L'image de son sourire, doux et bienveillant, s'imposa à elle. La jeune princesse retint un soupir. Combien sa mère lui manquait... Ce terrible sentiment de vide qui gonflait en elle à chaque seconde... Cet étau qui comprimait son corps et l'obligeait à tenir debout... Il fallait avancer, tant bien que mal.
Ses pensées dérivèrent vers ces jours heureux. Ces jours innocents. Ces jours qui l'entouraient d'une aura immaculée. Ces jours heureux aujourd'hui loin derrière, ces jours brumeux. Malgré la présence rassurante de ses servants, rien ne la déviait du trou béant de son âme. Un trou qu'elle comblait comme elle le pouvait. L'irrépressible désir de fuir l'effleura de nouveau à cette pensée. Elle regarda Berin du coin de l'oeil. Bien sûr, le chef du personnel ne le lui permettrait pas.
Même si Berin faisait office de garde du corps et de servant personnel, au goût de la jeune femme, il prenait trop à coeur sa position. Il veillait sur Iris sans jamais faillir. L'énergie qu'il mettait au service du château frôlait l'aveuglement. Rien ne pouvait l'arrêter. Si le Sommet relevait de l'événement national, il semblait encore plus important pour le chef du personnel.
Iris l'imaginait mal lui accorder cette escapade à quelques minutes de l'événement le plus important de l'année. Et quelque part, elle s'en rendait compte. C'était de l'irresponsabilité.
— Ne vous détournez pas de votre objectif, Princesse.
Iris écarquilla les yeux. Au détour d'un couloir, alors qu'ils commençaient à gravir quelques marches, Berin venait de l'alpaguer d'un ton certes bienveillant, mais ferme. La Princesse sentit une vague de culpabilité monter en elle.
— Je...
— Je sais bien que cette journée est éprouvante pour vos jeunes épaules. Mais se détourner n'est pas une option viable.
— Je ne me détournais pas...
— La liberté est un sentiment bien trop puissant pour qu'on ne puisse pas le lire dans les yeux d'une jeune âme telle que la vôtre.
Iris ne s'étonna pas réellement de cette remarque. Elle s'interrogea toutefois sur l'impression qu'elle renvoyait. Pouvait-on la percer à jour si facilement ? Berin la connaissait peut-être bien, mais elle espérait faire preuve d'un peu plus d'impassibilité.
Raté, songea-t-elle.
— Seulement, en de rares circonstances, la liberté n'est pas la chose la plus importante qui compte. Avec tout le respect que je vous dois, je suis certain que Sa Majesté votre Mère penserait la même chose.
Iris ne protesta pas. Berin marquait diaboliquement juste sur ce point. Sa mère n'hésiterait pas à lui tenir un discours semblable. Elle ne devait pas penser seulement à elle. Pas aujourd'hui.
— Désolée, marmonna Iris. J'ai bien conscience que mon égoïsme n'a pas sa place ici...
— Humpf. On ne peut pas vous en vouloir. C'est bien une caractéristique royale.
Iris haussa un sourcil. L'insolence et le mépris de Berin dans sa voix la prit de court. Malgré son caractère peu courtois, Berin n'adoptait jamais ce genre d'attitude. Voyant qu'elle ne comprenait pas où il voulait en venir, le servant s'éclaircit la voix et décida de clarifier :
— L'égoïsme est une caractéristique inhérente à la condition royale. Les rois existent parce qu'il y a de l'égoïsme.
— Mon père n'est pas...
— L'égoïsme s'exerce de bien des façons, Princesse.
— Mais l'altruisme est une vertu qui permet aux royaumes de survivre.
Berin secoua la tête.
— Pas toujours.
Iris ne comprit pas tout de suite ce que Berin voulait dire. Néanmoins, elle se garda de tout commentaire. Une ombre plana sur le regard du chef. Une ombre qui disait infiniment plus que ce qu'il disait réellement. Il avait remis en question tout ce qui faisait leur patrie en une poignée de phrases. De n'importe qui d'autre, cela aurait exaspéré la princesse. Mais venant de Berin, c'était désarmant.
— Alors que dois-je faire ? demanda Iris. Comment dois-je être ?
Berin ne répondit pas tout de suite. Ce n'est qu'au détour d'un couloir qu'il se retourna pour répondre :
— Celle que vous devez être.
Iris sentit un long frisson passer dans son dos. Cette voix. Ce n'était pas celle de Berin. Elle se retourna. Non loin d'eux avançait un vieillard. Sa démarche cadencée et les étoffes qu'il portait étaient reconnaissables entre mille, de même que sa voix, plus ferme que des rochers aiguisés par les vents de l'existence. Un rayon de soleil éclaira ses longs cheveux.
— Docteur Ju.
— Vous... grogna Berin.
— Princesse, s'inclina le médecin du roi sans accorder un seul regard à Berin.
— Comment se porte mon père ?
La pupille du vieillard s'alluma, sondant son interlocutrice.
— Sa santé n'est pas un long fleuve tranquille, commenta-t-il. Mais son état est celui qu'on attend d'un roi, aujourd'hui. N'ayez crainte. Il va pour le mieux.
— Pourquoi n'êtes-vous pas à ses côtés ?
Le docteur dirigea son regard vers le chef de la garde. La posture sévère qu'il abordait ne sembla pas impressionner le moins du monde l'intellectuel. Mains dans le dos, il observa longuement le grand gaillard avant de lui offrir un sourire discret.
— Sa Majesté n'avait plus besoin de ses services. Il a décidé de me confier une autre mission.
Sans attendre, Ju se tourna vers Iris et s'approcha. Les sourcils froncés, Berin l'observa faire prudemment, comme si ce vieillard constituait un danger pour sa protégée.
— Je m'inquiète à votre sujet, votre Majesté, lança-t-il. Vous avez le teint bien pâle.
— Je... Je vais pourtant bien.
— Les signes de votre corps ne trahissent pourtant pas un état parfait.
— Quelles sont vos recommandations ?
Le ton de Berin trahissait sans la moindre ambiguïté son agacement. Les mots énigmatiques du médecin ne convenaient pas au chef de la garde, lui si prompt à se montrer direct, franc, brutal dans son honnêteté.
— Recentrez vos énergies, respirez lentement, purgez votre coeur.
Bao Ju prit la main de la princesse avec une telle précaution que l'on aurait pu croire un historien s'emparer de la plus précieuse des reliques.
— Exercez des points de compression comme ceci tout le long de vos bras.
Iris sentit les tambours de sa poitrine s'agiter. Le sang semblait passer mieux dans ses veines, un monde nouveau s'ouvrit à elle. Lorsque Bao Ju cessa sa médecine, la princesse avait retrouvé un semblant de sourire.
— Si la princesse est vraiment malade, je doute que de simples pressions puissent la soigner de façon durable, grogna Berlin.
— Les doutes de ceux qui n'ont pas la connaissance se comprennent aussi vite qu'ils s'évanouissent lorsque le savoir viendra à eux...
— Hein ?
— Voyez par vous même. Expérimentez. C'est ce qui rend meilleur.
Berlin sentit sa mâchoire se contracter. Comment cet hurluberlu venu d'ailleurs se permettait-il d'user de ce ton supérieur ?
— Pas besoin. Mais si la princesse n'a pas besoin de soins immédiats et urgents, alors nous allons vous quitter.
— Oh, bien sûr. Le Sommet.
Berlin hocha la tête en guise de salut. Il intima à Iris de la suivre d'un regard silencieux, ce qu'elle s'empressa de faire. Ou plutôt, ce qu'elle s'apprêtait à faire. Car lorsqu'elle se détourna du docteur, une ombre la percuta. Tout se passa bien vite. Elle poussa un petit cri, tout comme la malheureuse domestique qui avait fait l'erreur de ne pas regarder devant elle. Le plateau qu'elle porta bascula, emportant avec elle la vaisselle fragile.
Alors, en une seconde, l'oeil de Bao Ju s'illumina. Sa main, telle une vague imprévisible, se glissa entre la princesse et la servante. Il pencha le buste, étirant une jambe dans une position que seul un maître combattant parviendrait à atteindre sans perdre l'équilibre. D'un habile mouvement, il fit glisser le plateau dans l'air, rattrapant au passage toutes les pièces qui s'y trouvaient. Il se stabilisa alors, portant le plateau comme l'aurait fait un maître du service dont les années d'expérience se compteraient en décennies.
Iris avait fermé les yeux par la surprise et l'appréhension du vacarme causé par les fragments de porcelaine. Aucun bruit ne se fit entendre. Rien, sinon la voix attentionnée du vieillard :
— Tenez.
— M... Merci...
Lorsque la servante reprit ses esprits et reconnut la princesse ainsi que le regard sévère de Berin, elle prit un mélange de pâleur et de rougeur à couper le souffle.
— Ah... Ah ! Princesse, veuillez m'excuser ! Je suis sincèrement désolée pour ma maladresse ! Je suis sincèrement confuse, pitié, ne m'en voulez pas !
— C'est bon, il n'y a rien...
— Non, ce n'est pas bon, grogna Berin. Tu pourrais faire un peu plus attention. C'est un jour important !
La jeune servante s'excusa une nouvelle fois, les yeux détournés de honte. Les mains sur les hanches, Berin la toisait avec sérieux et agacement.
— Princesse, vous n'avez rien ?
— Non, tout va bien. On peut remercier notre cher docteur...
— Ce n'est rien.
Iris jeta un oeil en direction de la domestique. Son visage juvénile témoignait d'un âge prochce du sien ; elle ne devait pas avoir plus de dix-huit ans. Inutile de la mettre plus encore dans l'embarras, elle lui offrit un sourire :
— N'y pense plus, tout va bien. Reprends ce que tu faisais.
— M... Merci Princesse !
Sans demander son reste, elle s'éloigna en prêtant bien garde à ne rien faire tomber. Berin reporta son regard sur son interlocuteur :
— Vous nous aviez caché ces dons d'agilité, docteur Ju.
Le médecin ne parut pas le moins du monde surpris par la remarque défiante du chef de service.
— Contemplez ici les arts de la médecine dans toute leur splendeur.
— Hmm. L'entraînement et la discipline me suffisent.
— Il existe bien des chemins pour parvenir à la même destination...
Il s'arrêta soudainement et rejeta d'un geste vague une des tresses reposant sur son épaule, les yeux levés vers les sommets de sa réflexion.
— Oh, ai-je failli oublier. Je vous cherchais.
— A quel sujet ? demanda Iris.
— Sa Majesté désire que je vous accompagne moi-même au Sommet.
Une longue brise glacée pénétra dans le couloir depuis la fenêtre. Iris sentit sa peau frissonner sous l'effet de l'annonce. C'était plutôt étonnant. Berin l'accompagnait presque en toute circonstance. Pourquoi aurait-il décidé de les séparer à un moment pareil ?
— D'où vient cet ordre ?
— C'est la volonté du Roi.
Berin resta de marbre devant cet argument. Nuada pouvait se montrer énigmatique. Incompréhensible, même, en de rares circonstances. On lui avait confié cette tâche, cette mission, cet honneur d'accompagner la princesse Iris jusqu'au Sommet et de veiller sur elle. Et voilà qu'on lui retirait son devoir des mains, au profit d'un autre personnage ? Cela le dépassait.
— C'est incompréhensible. Je n'ai pas fini d'accompagner la princesse. Ceci est mon devoir.
— Ceci est une demande qui vient du Sommet lui-même.
— Conneries.
Oui, c'étaient des conneries. Des balivernes. Des foutaises. Mais même devant la colère et l'ardeur du chef de service, le médecin royal ne trembla point. Stoïque, le menton droit, il défiait le garde du corps personnel d'Iris.
— Ceci est un ordre, mon bon ami. Une autre mission vous attend ailleurs. C'est votre devoir.
Un fin sourire s'esquissa sur les lèvres du vieillard. Berin tressaillit. Son devoir... Il avait longtemps réfléchi à cette question. Il savait qu'il ne douterait pas si on remettait en cause son devoir. La question était ailleurs. On lui demandait de délaisser son devoir... pour accomplir son autre devoir. Que faire ? Insister ? Délaisser la princesse ? Bien sûr, elle ne courait aucun danger aux côtés du brillant médecin. Quelque part dans son coeur, malgré tout, résidait les racines du doute. Des racines infernales.
Il lança un oeil de côté à Iris, qui rétorqua par un mouvement de tête. Tout allait bien se passer. Voilà ce que le regard de celle qu'il avait vue grandir lui clamait. Berin croisa les bras, ne cessant de dévisager Bao Ju.
— Très bien. Je vous confie la princesse.
— On vous attend dans l'aile nord, lança Bao Ju.
Le chef du personnel s'inclina devant Iris. Ses yeux témoignaient d'un respect inégalé mais aussi, quelque part au sein de ces prunelles ardentes, s'y lisait une frustration glaciale.
— Je vous souhaite le meilleur. N'oubliez pas : je serai à vos côtés. N'ayez crainte.
— Merci... Berin-san. Bon courage à vous.
D'une nouvelle révérence, le grand homme la remercia en silence. Puis il continua sa route avant de se retourner.
— Ju. Je vous confie la princesse. Prenez-en soin.
Le médecin du roi plissa légèrement les yeux. Berin ne sut précisément ce qu'il put y lire à ce moment précis. Peut-être était-il trop méfiant ? Cependant, c'était là sa nature et il ne pouvait se dresser contre.
— Bien sûr.
Berin émit un léger bruit de gorge, à mi-chemin entre l'acquiescement et le grognement de fierté mal placé. Vint alors le moment de s'éclipser. Lorsque Bao Ju se retrouva seul aux côtés d'Iris, il ne perdit pas de temps et lui proposa de le suivre jusqu'à la salle du Conseil.
— Ne perdons pas de temps, je vous prie. Le conseil va commencer d'une minute à l'autre.
Un léger sourire se dessina sur son visage alors qu'il gravissait peu à peu les marches devant lui.
— Tout est prêt.
Iris déglutit. Au bout des marches se trouvait la porte qui menait à la salle du conseil. Là où se tenaient toutes les discussions. La scène où se jouait l'avenir du royaume attendait patiemment sa venue quelques dizaines de mètres plus loin. Elle ne pouvait plus faire demi-tour.
Il lui fallait être prête, car d'une minute à l'autre, le Sommet allait commencer.
¤¤ To be continued... ¤¤
NDA : Bonjour, bonsoir !
Bonne rentrée scol... Euh pardon... Joyeux Noë... ah bah non... Bonne ann... Non plus ? Bonne St-Valentin ? Joyeuses Pâques ?
Non, vous ne rêvez pas : je suis bel et bien de retour avec un nouveau chapitre. Voilà combien de temps que je n'ai pas posté... ? Plusieurs mois. Ah ouais, la vache, ça commence à faire beaucoup.
Tout d'abord, je suis désolé de ne pas avoir repris plus tôt. J'espère que vous allez bien (même si franchement, je ne sais pas s'il reste des lecteurs ici ahah).
Ces derniers mois, il s'est passé pas mal de choses de mon côté (oui, c'est le moment où je suis supposé raconter ma vie). Je suis dans ma dernière année de licence (actuellement c'est mon stage final avant la remise des diplômes). Une année... compliquée, dirons-nous. Le début a été pavé de bas, parce que 2023 a été globalement une année exécrable. Mais aujourd'hui, ça va un peu mieux. J'ai postulé dans un master, je prends un nouveau départ. Mais du coup, ça m'a demandé pas mal de temps, donc j'ai fini par déserter Wattpad.
Parlons-en de Wattpad. Ces derniers mois, je n'y ai quasiment plus mis les pieds. D'une part parce que j'étais pris ailleurs (si certains me suivent sur Twitter, ils savent que j'y passe toutes mes journées), mais aussi parce que je pense que ma passion pour cette plateforme s'est un peu essoufflée. Non pas que je n'aime plus Wattpad, mais comme j'ai construit autre chose ailleurs... J'ai été éloigné.
D'ailleurs, j'ai eu une longue, très longue panne d'inspiration. Je suis désolé, c'est comme ça, ça arrive, c'est mon mode de fonctionnement (je le déteste). J'aimerais pouvoir écrire plus, mais j'ai, de temps en temps, de gros blocages, avant que ça ne revienne par à-coups. Disons que je continue d'écrire mais sous d'autres formes, et quand je fais une fixation sur quelque chose au niveau artistique, ça reste assez longtemps et ça absorbe pas mal de mon énergie.
C'est pareil, j'ai des périodes où je lis moins. Tout ça a fait que je me suis éloigné de Wattpad, pour me concentrer sur d'autres activités.
Bref ! Une nouvelle fois, je suis désolé de revenir comme ça (mais ça tombe bien, ce chapitre est publié la semaine du retour d'Oda après une pause de trois semaines). Déjà (ou seulement, ça dépend le point de vue) le chapitre 60. Un chapitre charnière, puisqu'on y retrouve Finn et ses compagnons pour la mise en place de leur plan... Dans ce chapitre, tout se met en place ! Le Sommet est plus proche que jamais, tandis que les Mugiwara attendent une solution...
La bataille finale est plus proche que jamais !
J'espère sincèrement que vous aurez passé un bon moment sur ce chapitre... Merci infiniment de l'avoir lu !
Je ne sais pas quand je pourrai publier le prochain chapitre, je vais être honnête, j'avance très lentement. Je ne vous promets rien, mais j'essaie de travailler dessus pour revenir plus régulièrement.
On se retrouve bientôt (j'espère) pour le prochain chapitre.
Prenez soin de vous, je vous embrasse,
Umi
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro