Il s'était écoulé quelques jours depuis qu'Azathoth avait eu cet étrange sensation. Le grand prophète, quant à lui, avait profondément démenti cette sentiment. Parce que lui aussi, il l'avait ressenti. Il n'avait pas su l'expliquer, ni mettre les mots dessus, mais s'il devait s'en tenir à la version de son Seigneur... Oui, Dagon était encore en vie. Même si cette hypothèse semblait impossible.

     Un matin, alors qu'Azathoth dormait encore, il s'habilla en silence et sortit dans les couloirs. Il n'y avait pas beaucoup de monde à cette heure-ci, peut-être les gardes terminant la ronde de nuit, peut-être. Il en croisa quelques uns, qu'il salua d'un geste distingué de la tête.

     Et il prit le chemin qui menait à la crypte. Tous les ancêtres qui avaient régné sur R'Lyeh reposaient ici. Il y avait les parents d'Azathoth ainsi que ses grands-parents, et bien d'autre encore...

     Tous les Néréides avaient droit à un enterrement digne de leur rang. Leur dépouille était déposée dans un épais cocon opaque rempli d'un épais liquide qui ralentissait leur décomposition. Enterrer un Néréide était un grave affront à toutes leurs croyances, tout comme se délaisser du corps.

     Au milieu des immenses cocons qui abritaient la famille d'Azathoth, se trouvait un cocon qui était minuscule au milieu des autres. Celui de Dagon.

     Nyarlathotep s'immergea dans l'eau et nagea lentement jusqu'au cocon, protégé par une paroi en verre. Comme tous les autres, il était en position foetale, ses yeux étaient fermés et il semblait dormir paisiblement. Les cœurs du grand prophète se serrèrent à cette vision. Il avait l'air si fragile au milieu des géant qui l'entourait. D'un côté, il était aussi rassuré ; c'est comme si l'on veillait sur lui, même dans la mort.

« Nyarlathotep, tu es bien matinal, annonça Azathoth derrière lui.

     Le grand prophète se retourna, faisant face à son Seigneur.

— Excusez-moi, votre Altesse. Je... Je voulais me recueillir.

— Ne me ment pas, Nyarlathotep. Je sais que tu as ressenti la même chose que moi.

     Azathoth et Nyar sortirent de la crypte. Naturellement, le grand prophète offrit son bras à son roi pour qu'il marche à ses côtés.

— Dagon est vivant, et tu l'as senti autant que moi. N'est-ce pas ?

— Seigneur, la dépouille de...

— Ne parle pas de lui comme ça ! cria-t-il au milieu du couloir.

     Nyar se tendit un peu. Il savait que ce sujet était à prendre avec des pincettes.

— Excusez-moi... Dagon est dans la crypte, protégé par vos parents, ainsi que tous vos ancêtres. Même si nous avons sentit la même chose, une telle possibilité est impossible, Seigneur.

     La main d'Azathoth se serra au point de lui faire mal. Il encaissa la douleur sans broncher.

— Nyarlathotep... S'il y avait une infime chance pour que mon frère soit encore en vie... Ne crois-tu pas qu'il faudrait la saisir pour le retrouver ?

     Nyar s'arrêta en plein milieu du couloir.

— Seigneur... Retourner là-haut ? C'est de la folie. Et vous le savez autant que moi ! La dernière fois que vous êtes allé voir les surfaciens, ils ont tué Dagon, et si Andrew et Isaac n'avaient pas été là, vous seriez mort vous aussi !

     Les yeux d'Azathoth scrutèrent le vide. Il posa une de ses mains sur le torse du grand prophète.

— Nyarlathotep... Est-ce de la peur que je ressens dans ta voix et ton corps ?

     Le grand prophète se détacha d'Azathoth.

— J'ai perdu suffisamment d'être chers durant ma longue vie. Et comme je vous l'ai dit il y a des années, il est hors de question que j'en perde à nouveau.

— Si Dagon est en vie, nous n'avons rien perdu !

— La surface est hostile !

— Imagine si mon frère est encore là-bas ! Il doit être seul, apeuré, terrifié !

     Sa voix se cassa.

— Et cette idée m'est insupportable, finit-il par dire, au bout de quelques secondes.

     Ils recommencèrent à marcher.

— Nous ne connaissons pas la surface, déclara Nyar, et c'est un fait.

— Nous avons deux humains avec nous.

— Ces deux humains ont dépeint une surface pas vraiment accueillante lorsqu'ils sont arrivés ici.

— Nyarlathotep, il faut que nous allions à la surface pour sauver mon frère, décida Azathoth.

— Seigneur, je...

— C'est un ordre, trancha-t-il d'une voix froide.

     Il lâcha le grand prophète et continua d'avancer dans le couloir.

— Va réveiller Isaac et Andrew. Nous allons avoir besoin d'eux. Je vais manger, rejoint-moi avec eux lorsqu'ils seront prêt.

— Seigneur...

— C'est un ordre, Nyarlathotep. »

     Il mit fin à la discussion, et disparu en tournant à l'angle d'un couloir. Nyar se retrouva seul, et la mine réservée, il prit le chemin des appartements d'Isaac et Andrew.

     Lorsqu'il arriva devant la porte fermée, il suspendit sa main un instant avant de frapper. En fermant les yeux, il pouvait sentir les deux humains dormir paisiblement lovés l'un contre l'autre, comme il le faisait depuis de nombreuses années.

     Il s'en voulait un peu de perturber leur sommeil et par la même occasion leur matinée, mais c'était un ordre. Il soupira avant de taper trois coups à la porte. Il entendit Andrew se réveiller en sursaut, signe de formatage de son ancien métier, prendre une grande inspiration avant de sortir du lit. La porte s'ouvrit sur une masse de cheveux longs emmêlés blonds, parsemés de mèches grises et blanches.

« Bonjour Nyar, tout va bien ? demanda-t-il en plissant les yeux à cause de la lumière du couloir.

— Monsieur Andrew, bonjour ! Désolé de vous tirer de votre sommeil de cette façon, mais...

— Okay, pas de soucis, Nyar, mais pour la énième fois, arrête avec le « monsieur ». On n'est pas si vieux que ça !

     Le grand prophète se garda bien de répondre à se sujet.

— Azathoth désire retourner à la surface.

     Andrew le regarda comme s'il venait de lui sortir la pire des idioties, ce qui n'était pas loin d'être le cas, selon Nyarlathotep.

— Pardon ?!

— C'est... Un peu long à expliquer. Mais il y a quelque jours, il a sentit Dagon était vivant. Alors il veut retourner là-haut pour le retrouver.

     Andrew fronça les sourcils avant de sortir de l'appartement, refermant sa porte derrière lui.

— Nyar, c'est... C'est impossible, tu le sais bien. On était là tous les deux lorsqu'on a... Lorsqu'on trouvé Dagon, tu te souviens ? appuya-t-il en le regardant fixement.

— Je sais, mais... Azathoth en est persuadé. Et moi...

     Nyar baissa les yeux.

— Je ne saurais pas expliquer comment, mais j'ai en effet ressenti quelque chose. Il se pourrait que Dagon soit vivant, même si ça semble... Impensable.

     Andrew eut le regard dans le vide, réfléchissant.

— Et... Azathoth veut retourner là-haut... Avec nous ? Isaac et moi ?

— Eh bien... Vous connaissez la surface, contrairement à nous.

— Nyar... La dernière fois qu'on a été sur la terre ferme, on a failli se prendre un obus dans la tête. Là-haut, ça doit être la guerre, ou pire encore. Peut-être que tout a été décimé. Peut-être qu'il n'y a plus rien de vivant, tu t'en rends compte ?

— Oui, mais c'est Azathoth. Et, s'il y a une infime chance que Dagon soit encore en vie... Alors je ne peux que suivre Azathoth. Est-ce que vous pouvez en discuter avec Isaac ? Et rejoignez-nous pour manger, nous pourrons en discuter ensemble.

     Andrew hocha lentement la tête.

— D'accord. Je vais réveiller Isaac.

     Nyar eut un petit sourire, signe qu'il était soulagé.

— Merci, Andrew. À tout de suite. »

     Sur ces mots, il repartit, certainement pour rejoindre Azathoth.

     Andrew, quant à lui, retourna dans sa chambre auprès d'Isaac. Son sommeil était toujours aussi profond, et il lui toucha doucement l'épaule pour le réveiller. Il émergea de son sommeil quelques instants plus tard, souriant à Andrew lorsqu'il s'aperçu que c'était lui qui le réveillait.

« Salut, murmura-t-il à son époux.

     Andrew lui répondit par un sourire.

— Hum, je ne sais pas vraiment comment t'annoncer ça, mais Azathoth veut retourner à la surface. En gros.

     Isaac resta sans voix. Il se frotta les yeux, s'assit sur le matelas et regarda Andrew.

— À la surface ? Mais pourquoi ?

— Il pense que Dagon est encore en vie.

— Mais Dagon est...

— Je sais. Mais Azathoth... Lorsqu'il a une idée en tête, impossible de le contredire.

— Mais la terre...

— Oui, je l'ai dit à Nyar. Mais encore une fois, Azathoth...

— Hum, j'ai comprit, on va essayer de le raisonner.

     Il se leva du lit.

— Et au pire, on retournera là-haut, c'est ça ? Qu'est-ce qu'il pourrait nous arriver de pire, on sera avec un seigneur des mers et un grand prophète. On sera bien protégés, non ?

— Tu veux retourner là-haut ? demanda Andrew.

— Pas toi ? rétorqua Isaac avec un petit sourire.

     Andrew ne répondit rien.

     Oui, il avait envie de retourner à la surface. Et il savait que c'était le même cas pour Isaac. Ça faisait trop longtemps qu'ils étaient sous l'eau. Peut-être que c'était la meilleure opportunité pour y remédier, après tout.