( Ivan ) 

Son silence me terrorise. Lui cacher mes origines et mon homosexualité a été un choc. Il l’a ressenti comme une sorte de trahison. Parler d’Irina peut être le mensonge de trop. Celui qui me fera perdre mon seul ami. 

—Dois-je m’attendre à l’annonce prochaine d'un enfant ? réplique-t-il, amer. 

—Je n’ai jamais eu de relations avec une femme donc j’en doute. Tout au plus, je peux être un oncle. Irina est ma seule sœur.  

—C’est difficile de découvrir tout cela. Non. Le mot difficile n’est pas à la hauteur de mon ressenti. Je ne réalise pas comment tu as réussi à me cacher toutes  ces périodes de ta vie. Moi qui me suit tant livrer de tout mon passé.  De quoi avais-tu peur pour me le  dissimuler ? 

—De tout ce qu'il m’aurait fallu t’expliquer. De faire ressurgir des souvenirs, des frayeurs que j’arrivais presque à canaliser.

—Tes cauchemars, tes besoins de te noyer dans l’alcool jusqu'à en tomber étaient dû à cela ? 

—Ta présence les atténuait. Stefan a été, lui,  témoin de réactions largement  plus virulentes. 

—Tu m’as appelé à l’aide et j’ai répondu présent. Il y aura peut-être des passages durs à entendre, à comprendre aussi mais je suis prêt. 

Sa main attrape la mienne et il me tire contre sa poitrine dans une accolade maladroite. Lui comme moi n’avons pas l’habitude de dévoiler nos douleurs.  Grâce à Romain, il  a pu s’ouvrir un peu. Presque par obligation, Stefan est devenu dans certaines limites mon confident. L’arrivée de Sam près de mon alcôve et nos façons assez similaires de ressentir les choses nous avaient très vite rapprochés. Il était dans mes projets de lui raconter cette part secrète de moi. Romain, Chloé et la puissance de leurs sentiments mutuels avait tout stoppé. 

—J’avais très peu de relations avec Irina, me lancé-je. Les femmes ont peu de liberté dans mon pays.  Aucun point commun entre nous à part notre appartenance à la même famille. Travailler avec mon père impliquait des journées longues, harassantes et silencieuses. Contrairement à pas mal d’autres familles, ma sœur comme moi avons eu la possibilité d’aller à l’école. Nos sept années de différences d’âge ne facilitaient pas les échanges verbaux. 

—Pourtant elle savait que tu partais.

— C’est un peu plus compliqué. Ses raisons étaient toutes aussi puissantes et urgentes que les miennes, même si je n’en savais rien. Elle était terrorisée par l'avenir qui se projetait pour elle. Le passage de jeune fille à femme n’est pas forcément  une bonne nouvelle. L’exploitation de notre père peinait à nous nourrir, l’idée d’une dot a commencé à germer dans son esprit. 

—Une dot ? Pour la marier ? Cela existe encore ? 

—Je ne saurais te répondre plus précisément sur le sujet. Mais l’idée prenait suffisamment forme dans l’esprit de notre père pour effrayer Irina. Elle a trouvé un moyen de me mettre la pression. Comment et à quel moment a-t-elle repéré que je mettais de l’argent de côté, elle n’a jamais été très bavarde sur le sujet. Sa menace de me dénoncer auprès de mon père était suffisamment réelle pour me faire réfléchir.

—Vous avez donc décidé de partir ensemble. Avait-elle des papiers, elle aussi ?

—Bien sûr que non. Et il n'était guère possible d’attendre très longtemps. Grâce à ses relations, Aslan avait trouvé un passeur. Les papiers fournis n’étaient pas d’excellente qualité mais ils feraient l’affaire. Le chemin serait vite impraticable si l’on attendait plus. D’autant plus qu’Irina, bien que déterminée, n’était sûrement pas prête à marcher des heures durant. 

—Je ne situe pas très bien le chemin.

—La direction choisie était la Suisse. Cela impliquait un périple long et plutôt risqué sur les premières journées  afin d’éviter les contrôles. 

—Même avec les papiers ? 

—D’après le passeur, oui. Et je lui faisais confiance. 

—As-tu eu tort à ce sujet ? 

—Pourquoi dis-tu cela ? 

—Ce mec tenait votre vie entre ses mains. Certains en profitent sûrement, non ? 

—Tu comprends bien que la présence de ta sœur complique la situation, m’informe Lamar, notre passeur.

—Elle est très déterminée, je te l’assure. Et puis la fuite d'un couple amoureux est crédible, non ?

—Plus ou moins. Vous n’êtes pas les seuls à profiter de la dernière possibilité de passer avant la mauvaise saison. Nous serons six. Arriverez-vous à jouer le rôle du couple sur la durée ? 

—Je ne comprends pas ce que tu veux dire.

—J’ai pour habitude de présenter plus ou moins les personnes qui constituent le groupe. Ils s’attendront logiquement à des marques d’amour. En êtes- vous capables ? 

—Tu veux dire l’embrasser ? 

—Eux aussi fuient le pays. Cela rend la méfiance légitime, tu ne crois pas ? 

—Je n’avais pas envisagé cela ainsi en effet et je doute que l’idée est effleurée ma sœur. Que proposes-tu ?

—Je suis celui qui donne l’accord. Si je dis que vous êtes un couple, ils se tairont. Il m’est possible d’être très convaincant...si je le veux…

Son regard était suffisamment explicite. Sa main glissant sur mon bras me donnait envie de vomir.

—J’aime autant les filles que les mecs, continue-t-il. Je suppose que cela sera plus discret que cela soit toi. Quelques petites douceurs le temps du voyage et je t’assure que personne ne posera de questions.  

Y penser provoque un haut le coeur et je fonce vers les toilettes. Lorsque j’en sors, Sam, appuyé à la porte, m’attend.

—Je ne me suis pas trompé n’est-ce pas ? Ne t’avise pas de me raconter des conneries. Il a abusé lâchement de votre position ? 

Le fait que je reste silencieux est un aveu. Il me colle contre lui. 

—J’ai croisé quelques salopards du même acabit. Certaines nuits, ils débarquent encore. Ta sœur a-t-elle su que tu t’étais sacrifié ? 

—Je n’en sais rien. 

—Vous n’en avez jamais parlé ? Même à la fin du voyage, lorsque le danger était passé ? 

— C’était prévu. Mais elle a disparu.

—Comment ça ? Sans te dire quoi que ce soit ?