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( Stefan )
Les journées s'enchaînent, toutes aussi occupées les unes que les autres. J’ai un peu lâché le pied. Sans être un vieillard, la cinquantaine frappe bientôt à la porte. Les voyages en avion avec les indésirables effets des décalages horaires, je les évite volontiers. Le lieu où je me sens le mieux, la couveuse, reste mon territoire. Rien n’a beaucoup changé dans la façon de faire. Ceux qui en bénéficient sont des artistes. Leurs chemins de vie les ont bousculés. Certains ont perdu leur chemin et n’ont plus la force de le retrouver. D’autres, un peu plus solides ou hargneux s’acharnent. Mon rôle, que j'ai à cœur de jouer, est de les épauler au maximum. Le plus compliqué est de trouver le bon dosage pour chacun d'eux. Armand, mon associé, râle régulièrement sur le peu de réussite. Je ne relève pas, il sait parfaitement jouer son rôle à la galerie. Moi, faire des courbettes m'horripile. Rester des heures à regarder un artiste qui crée m'éclate. Chacun son truc.
—Stefan ? Monsieur Dermin d'une galerie de Berne a appelé hier. Il a donné tes références téléphoniques à un étudiant qui cherchait des infos sur des sculptures de poing.
—Je vois qui c’est, oui. Ce pauvre étudiant risque d’être déçu concernant la somme d’infos que je pourrais lui donner. Le seul poing sculpté que j’ai croisé est celui d’Ivan. Et encore il s’agissait plutôt d'une main plus ou moins ouverte. Tu n’avais pas encore rejoint la couveuse à cette époque.
—Non. Mais l’exposition avait eu un beau succès.
—Ah oui. L’association des photos de Sam et des sculptures en cuir d’Ivan étaient une sacrée bonne idée. Je reste ici jusqu’en fin de semaine, puis je file pour Lyon quelques jours.
( Misha )
La piste des sculptures représentant des poings n’est pas un franc succès. Avant de clôturer les fouilles de ce côté-là, je laisse une petite chance à la seule option que j’ai. Honnêtement, je n’y crois pas beaucoup.
—Bonsoir. J’ai obtenu vos références par un de vos collègues galeristes de Berne, Monsieur Dermin.
—Bonsoir. Oui, il nous a contactés. Concernant un poing sculpté, c'est cela ?
—Exactement. Je le remercierai pour cette aide. Pour être tout à fait clair sur la situation, je vous appelle d’Autriche où je réside. Il m’est évidemment possible de me déplacer pour venir rencontrer monsieur Klok. J’aimerai au préalable m’assurer que ma démarche est nécessaire. Monsieur Dermin vous a-t-il précisé que je suis un étudiant ?
—Oui, oui. Il me l’a précisé. Le souci justement est que Monsieur Klok part vers la France en fin de semaine pour une période non encore définie.
—Je suis désolé d’insister. Vous serait-il possible d’organiser un rendez-vous téléphonique ?
—Monsieur Klok est en ce moment en rendez-vous mais je lui explique tout cela dès qu'il est disponible. Il peut vous joindre sur ce numéro ?
— Oui, s'il vous plaît. À n’importe quel moment de son choix.
( Stefan )
Manfred frappe discrètement à la porte alors que je viens de raccrocher.
—Tu guettais le bon moment ? me moqué- je gentiment.
—Presque, grimace-t-il. L’étudiant dont nous parlions tout à l’heure vient d’appeler. Il vit en Autriche…
—Et il souhaiterait éviter de se déplacer pour rien, complété-je en jetant un œil sur ma montre. Je suppose que tu as ses références et que tu lui as quasi assuré que j’allais très vite le joindre. Il a beaucoup de chance, mon prochain rendez-vous est dans une demi- heure. Je vais l’appeler tout en faisant une pause café !
—Bonjour. Je souhaiterai parler à Misha Tächer. Il a tenté de me contacter ce matin.
—Bonjour, c’est moi. Vous êtes Monsieur Klok ?
—Exactement. Mon assistant m’a expliqué la situation.
—Merci pour votre rapidité. A mon tour de ne pas vous faire perdre de temps. Sans rentrer dans de longues explications, une jeune femme m’a confié des papiers et des photographies qui pourraient me permettre de trouver son frère. Au milieu de celles-ci se trouve un poing fermé en ce que je crois être de la terre glaise.
—Oui, je vois. Mon assistant vous a présenté comme étudiant pas détective. Hélas, cette précision confirme ce que je redoutais. Mon collègue, monsieur Dermin, avait l’info ? Concernant la terre glaise ?
—J’avoue que je ne sais pas si je l’ai précisé, non.
—Qu'importe, dis-je d'un ton sec. Le seul “poing”sculpté que j’ai vu passer chez moi était dans une matière tout à fait différente. Le travail du cuir est - comment dire - noble et celui de l’artiste en question est exceptionnel.
J’ai conscience que mon langage frise le dédain mais je ne vois que ce moyen pour gagner du temps.
—En cuir, dites-vous ? Non rien à voir en effet. Accepteriez-vous, malgré tout, de me donner le nom de cet artiste. Cela me permettrait de clore définitivement cette piste. La jeune femme se nomme Irina Provakov…
Le nom me fait l’effet d'une bombe. Il ne faut en aucun cas que cet étudiant se doute de quoi que ce soit. Seul Ivan peut decider de ce quil veut faire.
—C’est, vous le comprendrez aisément, délicat de vous transmettre son nom ainsi. Les artistes ne sont pas tous à la recherche du succès, certains sont plus réservés. Voilà ce que je vous propose, jeune homme. Je me charge de lui en parler et s'il le souhaite, il vous contactera. Bonne fin de journée.
Une part de moi regrette d’avoir accepté de téléphoner à ce jeune homme. L’autre sait pertinemment que ce jour devait fatalement arriver. Tout ressurgit dans ma mémoire comme si c'était hier.
Cela faisait presque quinze jours maintenant. Cette ombre dans le noir, bras resserrés contre le torse, attendant la complète obscurité pour allumer un petit feu. Rien de malsain dans mon attitude, je sais ce que je fais. Aucune violence chez cet homme, il ne cherche pas la bagarre. La solitude lui plait, et nuit après nuit, il malaxe la terre. Avec vigueur et determination, sans réussite évidemment.
Ce soir, c'est décidé, je me montre.
À l’instant où j’entre dans son espace, il se tend. Je ne ressens pas d’agressivité, une inquiétude plutôt. Ma tenue vestimentaire n’est pas celle d'un homme qui vit dehors, l’odeur de mon eau de toilette pourtant discrète le confirme.
—La mauvaise saison approche à grands pas. Je ne suis ni un dealer ni un marchand de sommeil. Deux rues plus loin, le bâtiment rouge m’appartient. Un endroit pour se mettre à l’abri. Sans contreparties. A vous de voir.
Son ombre avait traîné quelques fois, de plus en plus près du bâtiment. Il m’avait repéré, l’instinct de quelqu'un en fuite. Il n’était pas question d’apprivoiser mais de mettre, comme je l’avais dit, à l’abri. Sa stature n'était pas celle d'un SDF, ni la posture d'un drogué ou d'un alcoolique. En presque dix ans, mon regard savait reconnaître ceux qui fuyaient.
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