( Misha )

L’attente me semble aussi longue que le silence d’Ivan. Quand la porte d’entrée s’ouvre enfin, Rolf me rejoint. Aucun commentaire de sa part, mon appel à l’aide et l’homme prostré au sol, suffisent à l’éclairer. 

— Es-tu sûr de ce que tu fais ? 

— Pas à cent pour cent, non. Je te la fais courte. Il a subi un choc qui l’a conduit à cet état de prostration. Il faut l’en sortir au plus vite. 

— Je suppose que tu as remarqué son gabarit. Ses biceps font deux fois les miens. Les tiens seront tout aussi inutiles. Penses-tu que nous arriverons à le contenir s'il est alcoolisé ? 

— Tu en doutes ? 

— Je ne connais rien de lui. A-t-il l'habitude de boire ? Comment résiste-t-il avec de l’alcool dans le sang ? As-tu ou peux-tu obtenir ces infos ? Ne compte pas sur moi pour amener qui que ce soit sciemment vers un coma éthylique.

Je découvre une facette inconnue de Rolf. Se camouflait-il derrière une fausse image d'alcoolique ?

— Hé bien, quand il reprendra du poil de la bête, je le remercierai. Grâce à son état, mon meilleur ami a enfin ouvert les yeux. 

— Pourquoi n’as-tu jamais contesté ? 

— Etais-tu prêt à le croire ? Ou est-ce qu'il t’était plus facile de me donner le rôle d'alcoolique. Ne te tracasse pas, Misha. Tu n’es pas le seul à être tombé dans le piège. Parle-moi de lui. A-t-il un quelconque rapport avec ta quête ? 

Un regard vers Ivan qui n’a toujours pas fait un mouvement ne me rassure pas. Moi qui me targuait de savoir presque tout, il m’est impossible de répondre aux questions de Rolf. Contacter Sam peut être une solution mais Ivan accepterait-il que j’explique la raison de son état ? Mon silence ne plait de  toute évidence pas à mon ami qui d’une poigne autoritaire m’entraine plus loin. 

— Est-ce qu'il est celui que tu cherches depuis si longtemps ? Ne t’avise pas un instant de me débiter un mensonge Misha, grogne-t-il. 

Pas besoin de dire quoi que ce soit, le cumul d’émotions vient de créer une faille libérant sans aucun contrôle mes larmes. Rolf, surpris par ma réaction, n’a qu'un pas à faire pour m’accueillir dans ses bras. 

— Quand cesseras-tu de vouloir tout gérer seul ? Je te promets de ne rien divulguer concernant lui ou sa sœur, Misha. Mais je ne prendrai pas le risque de le saouler. Qui te dis qu'il ne prend pas un traitement incompatible avec de l’alcool ?

— Rien ne me le dit. Les mots de sa sœur sont durs à entendre…

—Tu crois que j’ai oublié les deux ou trois fois où je t’ai trouvé recroquevillé, en larmes  ? Il n’a pas un ami qui aurait pu être à ses côtés plutôt que toi ? 

— Si, il y en avait un mais Ivan comme moi pensions que ce n’était pas une bonne idée.

— Ivan ? J’avais gardé en mémoire un Mikail.

—Ta mémoire ne te jouait pas de tours. Te rappelles-tu de cette photo du poing qui t’avait tant plu !? Elle était mon ultime piste. 

— Je vais vouloir des explications supplémentaires mais la priorité reste de le sortir de cet état. Crois-tu qu’entendre ta voix peut déclencher l’envie de s’ éveiller ?

— Je n’en sais strictement rien. 

— C’est le moment de le découvrir. Il m’est arrivé régulièrement de devoir sortir doucement des potes d'un sommeil éthylique. Brusquer est un très bon moyen de se prendre un poing dans la figure. Je préfère la méthode douce. 

— Je suis tout ouïe. 

— Installe-toi à côté de lui. Sans le secouer, adresse- lui la parole afin de petit à petit le stimuler. 

— Crois-tu qu'il est en capacité de m’entendre ?

— C’est le bon moyen de le savoir justement. Je commence à être assez calé pour réveiller un alcoolique. Là, c’est tout autre chose. Il s’est plongé lui-même dans cet état. 

— Je m’en veux de ne pas avoir pensé à cela.

— Sans le connaître vraiment, il était difficile de le deviner. Chaque personne possède sa propre capacité à gérer ses émotions. Connaître sa propre limite n’est pas évident. En fait, je ne sais même pas si c’est possible. Certaines barrières mentales cèdent plus facilement dans certaines circonstances. Tes propres réactions lors de tes lectures prouvaient à quel point ses mots avaient du poids. Pour lui, suivant leur vécu, tout ceci est surmultiplié. Ne fais pas ta tête de coupable !  Tu as pris toutes les bonnes précautions,  j’en suis certain. D’autres que toi ne se serait pas encombré et lui aurait tout simplement envoyé les cahiers. 

— C'est justement ce que je ne voulais pas. Sam et Stefan avaient raison, je n'ai pas su gérer. 

— Tu as très bien géré. C'est moi qui n’ai pas pris conscience de ce que j'allais ressentir, réagit Ivan, tout en me fixant.

— Enchanté de t'entendre réagir. Je suis Rolf. Sans aucun souci de modestie, je suis le meilleur ami de Misha. Tu lui as fait si peur qu'il m’a appelé au secours.

( Ivan )

La voix de Misha m’a guidée vers la sortie. Cela fait peut-être un peu mystique mais c’est mon ressenti. Les mots qu'il me lisait ont mis un petit moment pour que je comprenne. Ou plutôt pour que je réagisse. Exiger de mes compagnons d’exil que l’on fouille les abords de notre campement de fortune pour retrouver Irina a failli tout faire capoter. Trouver par hasard sa cachette aurait poussé Dalibor à agir et pas à notre avantage. J’ai mis en péril ma propre sœur, empêchant sa récupération au moment prévu. Réaliser cela m’a fait vriller. Chez moi, j’aurai bu jusqu'à oublier ou détruit chaque objet à portée de mains. Ici, chez Misha, je me suis enfermé sur moi-même. J’ai lentement émergé comme lorsque l’effet de l’alcool s’estompe dans l'organisme. Mon corps a mis du temps avant de commencer à réagir. La voix de Misha me sort petit à petit de cette drôle de torpeur.