(Ivan) 

Suivre Misha se résumait à un arrêt toutes les minutes où le visage éclairé d'un large sourire, il échangeait quelques mots, serrait des mains, notait quelque chose dans un carnet. 

— C’est le même scénario à chaque fois qu'il apparaît. Il les attire comme un aimant. Irina n'a pas pu résister. 

— Vous savez qui je suis ? Misha a envoyé des invitations, ma parole ! 

— Cela aurait été inutile. Tu es son portrait tout craché en taille XXL. Mon nom est Josef. C'est avec moi qu'elle a accepté de se nourrir la première fois. 

Mon silence ainsi que mon immobilité ne l'arrête pas. 

— Elle n'était pas très épaisse mais ce n'était pas ce qui nous inquiétait. La plupart de ceux qui arrivent ici, sont si affamés qu'il faut être vigilant. L'estomac se révolte très vite… 

Je n’ai pas ni la force ni l'envie de l'interrompre. Je connais l'effet pervers de la faim sur le corps. 

— Tout en douceur, ses yeux ne me lâchaient pas, entre effroi et envie. Cuillère après cuillère, la moitié du bol, puis avec Misha qui ne l'a connaissait pas encore, nous l'avons installé dans un des espaces protégés. Il était récemment arrivé et son calme apaisant faisait des petits miracles. Il est resté à ses côtés presque 5 heures. Le temps nécessaire pour décider si je demandais un transfert à l'hôpital. 

— Misha ne m’a pas parlé d'un séjour à l’hôpital. 

— Il n’y en a pas eu. La plupart refusent. Par peur d’être renvoyé chez eux. 

— Ils restent donc ici, sur des chaises. Sans soins …

— C’est l’apparence que cela donne, en effet. Nous ne le crions pas sur les toits.  La grande majorité de ceux qui sont là débarquent chaque matin à la recherche de réconfort.

— Il y a une distribution alimentaire ?

— Il y a toujours de quoi dépanner en urgence. Mais ils ont besoin de plus importants que cela.

— Briser la solitude…

— Tu as fait le même voyage que ta sœur ainsi que pas mal de ces personnes. S'ils peuvent trouver de quoi manger, nous offrons aussi l’écoute, quelques soins médicaux n’impliquant pas d’hospitalisation. Des aides pour les papiers aussi, des adresses. 

— Comment est-elle arrivée là ? Quelqu'un l'a déposé ?

— Si tu me poses la question, c’est que la lecture de ses carnets n’est pas encore assez avancée.

— Vous les avez lus ? 

— Bien sûr que non. Ils t’étaient adressés. À toi. Misha avait besoin d’en parler. Parfois, il lui arrivait de douter. Se délester de quelques passages afin de, peut-être obtenir d’autres pistes, lui faisait du bien. Joachim et moi avons poussé pour qu’il ne te les confie pas comme un simple colis. Il a besoin de faire son deuil tout comme toi. File le rejoindre, ajoute-t-il avant de s'éclipser. 

(Misha) 

Quelques minutes avaient suffi pour que je reprenne mes habitudes. Saluer, discuter plus ou moins selon l’attente, j’en avais oublié Ivan. Je le découvre en pleine discussion avec Josef.  Enfin, plus précisément,  Ivan l’écoute parler comme quasiment tout le monde ici. Je n’avais décidément pas  anticipé suffisamment  l’effet des yeux d’Ivan. 

— Tu mériterais que je ne t’adresse plus jamais la parole pour nous avoir caché cette info.

— Je n’ai rien dissimulé. J’ai suivi une piste et il est entré dans la pièce. 

— Cela a dû être un sacré choc ! Se retrouver face à ses yeux. 

— Oui, un moment fou mais il ne semblait pas décidé à venir ici. 

— Ce que sa sœur avait laissé ne l’intéressait pas, s’exclame-t-elle ? 

— Bien sur que si. Il l'a cherché lui aussi. Il la croyait vivante. Mais la nécessité de me suivre ne lui était pas une évidence. 

— Il est en couple ? 

— C’est quoi cette question, Mira ? 

— Elle est pourtant facile à comprendre. A-t-il un compagnon ? 

— Comment fais-tu cela ? dis-je en soupirant fortement. En quoi cela te semble-t-il une évidence ? 

— Mon instinct. Sait-il pour toi ? 

— Nous n'en avons pas parlé. Arrête tes grimaces exaspérantes  ! Je l'ai rencontré, il y a à peine quelques jours. Ce n'est pas dans mes habitudes de m'exhiber. 

— Je ne parle pas de cela, chaton. Mais quand même d'entrée de jeu, Irina parle de son homosexualité, non ? Et vous n'avez pas discuté de ce sujet ? Toi qui était scandalisé que l'on puisse fuir à cause de cela à notre époque ! 

— Les mots de sa sœur lui font beaucoup de mal. Il est à fleur de peau. 

— Et ? Ne crois-tu pas que cela pourrait l'aider de se sentir en terrain ami ? 

— Son meilleur ami, est homo. Cela ne semble donc pas être un problème. Il n'avait aucune idée de ce qui était arrivé à sa sœur  même s'il devait s’en douter. J’ai un peu insisté, mais il est là et je ne regrette pas. Le lire tout seul aurait été dévastateur.

— Et l’idée de venir ici a germé chez qui ? 

— Moi. Comme je l’ai dit à Joachim, visualiser le lieu où j’ai rencontré sa soeur, où nous l’avons tous croisée peut l’aider. Savoir qu’elle avait une vie peut lui faire du bien. Il se sent si responsable de ce qui lui est arrivé. 

— Il l'a sortie d'un pays où elle aurait été mariée de force. Il n’est en rien responsable de cela. Il se dirige droit vers nous, chuchote-t-elle. Offre-moi l’opportunité de lui parler. Je te laisse Misha, quelqu'un souhaite a priori te voir. 

Je me retourne et découvre Ivan.

— Je t’ai abandonné, désolé. J’ai cru que tu me suivais. Tu as croisé Joachim, et Josef. Il me reste à te présenter la dernière du trio qui m’ont fait découvrir ce lieu. Sans eux, je n’aurais sans doute  jamais rencontré Irina. Mira,  Je te présente…

— Le frère d’Irina. Les mêmes billes noires.