(Sam)

Je voyais Ivan s'impatienter. Normal, j'étais dans le même état. Mais oserait- il ? Les sourcils froncés de Stefan montraient qu'il avait fait le même cheminement de pensée que moi. Enfin, notre connaissance de l'esprit d'Ivan nous entrainaient vers la même conclusion. S'il arrivait à surmonter ses propres démons, il suivrait Misha. Mais sur place, le jeune homme serait-il en capacité de le gérer ? Quatre-vingt pour cent de mon cerveau me hurlaient qu'il n'y arriverait pas. Les vingt qui restaient hurlaient encore plus fort qu'il était grandement temps de laisser Ivan voler de ses propres ailes.

—Tu es venu en train, c’est cela ? demandé-je pour amener la conversation vers où je veux.

— Oui, j’ai plus l’habitude de l’avion mais le vol a été annulé.

—Les cahiers se trouvent chez toi ?

—Oui...mais…

—Quoi mais ? Ma soeur voulait que tu me les donnes,  non ? intervient Ivan qui jusqu'à présent était resté silencieux.

—C’est ce qu’elle souhaitait, oui. Mon "oui mais" s’adressait à Sam. N’es-tu pas curieux de savoir ce que ta soeur voulait te dire ?

Je suis sur le point d'intervenir pour défendre Ivan qui risque de surréagir à la remarque de Misha mais mon pote est plus rapide.

—Crois-tu que ce soit facile ? Il y a eu très peu de nuits où je n’ai pas été réveillé en sursaut quand, dans un de mes cauchemars, je cherchais Irina. Lire ses mots va être tout autant un supplice qu'une délivrance.

—Pardonne-moi d’en avoir douté.

—T’a-t-elle parlé de moi ? De son frère qui a tout tenté pour qu’elle reste au pays ? Qui était si focalisé sur ses propres angoisses qu'il n’avait même pas réalisé qu’elle aussi était sous le joug de traditions religieuses ancestrales. Je la prenais pour une gamine capricieuse alors que notre père songeait à la marier de gré ou de force avec un mec dont la violence était connue de tous ?

—Elle ne m’a jamais parlé en mal de toi. De son côté, elle a, elle aussi, fait des recherches. Mais sans connaître ton nouveau nom et avec des papiers peu fiables, elle a vite été coincée. Me donner le droit de lire son témoignage avait du sens. Sans aucune prétention de ma part, elle a dû comprendre assez vite que j’aurai à cœur de te retrouver.

—Comment l’aurait-elle deviné ?

—On me l’a assez régulièrement reproché. Il m’est très difficile de ne pas m’attacher aux gens. Un de mes amis m’appelait Médor parce que, disait-il, il m’était tout simplement impossible de lâcher l’os convoité.

—Tu convoitais Irina ?

—Non, le coupé-je, moqueur. Pardonne lui, Misha. Ivan a un peu la même façon de faire. Ne pas lâcher le morceau. As-tu réfléchi à la suite des événements. Quel était le souhait d’Irina ?

—Elle n’a pas été très bavarde sur le sujet. Que je mette toute mon énergie et mes compétences en action pour te retrouver était en tête de liste. L’idée que tu lises ses mots était une obsession. Je crois que certains passages sont gravés dans mon esprit…

—Tu ne veux pas me les laisser ? s’inquiète Ivan.

—Mais si, c’est une évidence. Ils s’adressent à toi. D’un autre côté, l’idée que tu découvres ses mots seul…

—Il ne sera pas seul, je te le promets, dis-je pour le rassurer.

—Je n’en doute pas un seul instant, réplique-t-il immédiatement.

Et je comprends. Enfin, il me semble que je comprends. Je me tourne vers Ivan, et je réalise qu'il est arrivé au même constat.

—Est-ce que j’ai bien compris ? l'interroge-t-il ? Tu souhaites que je les lise à tes côtés !? De quel droit peux-tu exiger cela ?

—Je n’exige rien du tout. Cela va peut-être te sembler excessif. Même moi, je n'arrive pas à vraiment me l’expliquer. Cela fait trois années que pratiquement ma seule occupation est de te chercher. Les mots de ta sœur m’accompagnent au quotidien au point que parfois je crois percevoir sa voix. Il me semble que pouvoir discuter de nos ressentis lors de ta lecture pourrait nous aider. L’Irina que tu as connu n’a sûrement que très peu de points communs  avec celle que moi j’ai assistée mais elles forment un tout.

(Ivan)

Ses explications sont tout à fait crédibles. J’ai tout à fait conscience que je dois faire le deuil de ma soeur. Une grande partie de moi a déjà fait ce chemin. Alors pourquoi suis-je aussi réticent à accepter son offre ?

Je connais la réponse, bien entendu. Ma peur viscérale de me trouver dans un lieu inconnu pour commencer. Suis-je stupide à mon âge d'être encore effrayé à l'idée que quiconque découvre mon identité ? Non, j’ai encore en tête et ce sera encore le cas tant que je vivrais de l’état de Bachir. Il n’a pas été le seul dans ce cas et même si de plus en plus d’informations arrivent sur ce qui se passe plus ou moins discrètement dans mon pays, je suis très loin d’être certain de ne pas être en danger. Il y aurait bien l’option Sam. Mais ce serait injuste pour Chloé et Romain. Je dois prendre ma décision et m’y tenir.

—Je vais te suivre.

L’air étonné sur le visage de Sam me ferait presque rire.

—Tu en es certain, me questionne-t-il ?

—Si je te disais oui, tu ne me croirais pas. J’ai besoin de lire ses carnets et je comprends les arguments de Misha. Ne réfléchis même pas à l’autre option. Chloé et Romain ont besoin de toi. C’est l’histoire de quelques jours.