( Ivan)

Sa question me percute de plein fouet. Bien sûr que je connais ces prénoms ! Ils m'ont poursuivis si longtemps dans mes cauchemars. Deux hommes si différents. Je suis presque certain qu'Anzor avait deviné qu'en aucun cas Irina et moi formions un couple. Sa douceur et son aide précieuse envers elle m'avaient un moment angoissé. Un soir, il avait pris le temps de m'expliquer qu'en aucun cas, je devais m'en inquiéter. Avait-il repéré le manège de Dalibor ? Peut-être . Celui-ci s'agaçait de mes pleurs mais au fur et à mesure de l'avancée de notre fuite, les quelques fois prévues s'étaient multipliées et la douleur me rendait certains jours la marche difficile. Mais comment s'y opposer sans mettre Irina en danger ?
Si Misha avait connaissance de ses prénoms, seule ma soeur avait pu les lui donner.

-Elle t'en a parlé ?

-Non. Je ne pense pas qu'elle aurait réussi à me le dire de vive voix. Elle m'a donné ses cahiers quand elle a senti que c'était la fin.

-Les ?

-Il y en a cinq.

Je fouille dans ma mémoire afin de trouver des moments où elle aurait pu s'isoler pour écrire. Impossible. Dalibor s'était autorisé à alléger " pour notre bien " nos sacs. La route était longue, parsemée d'obstacles en tout genre. Personne ne porterait les sacs des autres, avait-il précisé menaçant. Celui d'Irina ne contenait que quelques vêtements et son poing en terre glaise. Loin d'être très lourd, celui-ci représentait tant pour elle. Elle avait retenu d'un cri le geste de destruction de Dalibor. En quelques secondes, Anzor avait résolu le problème. Son appareil photo avait en quelques secondes immortalisé le poing.

-Et c'est aussi dans ces carnets qu'elle parle du poing qui t'a mené ici !

-Oui. Dans une enveloppe abîmée avec quelques photos.

Bien entendu que la question me brûle les lèvres mais il a précisé tout à l'heure qu'il était quasi persuadé que c'était une énième fausse piste.

-Tout est resté chez toi ?

-Je ne voulais pas prendre le risque de les abîmer ou pire encore de les perdre. Je suis désolé.

-Je ne t'en veux pas. Comment le pourrais-je alors que tu as été son soutien. Contrairement aux apparences, je ne l'ai pas abandonné. Je n'avais aucune idée de comment et où chercher. Mes faux papiers, mon allure étaient très loin de m'aider.

Son regard se fige sur Stefan.

-Ni Stefan ni Sam ne connaissaient l'existence de ma sœur. Je n'arrivais pas à évoquer cette période avec les personnes qui me sont les plus chères ! Comment aurais-je pu convaincre qui que ce soit ? J'ai enfoui tout cela au fin fond de moi.

-Je ne suis pas d'accord, Ivan, intervient Sam. Je ne pense pas me tromper à ce sujet. Je me rappelle de tous ces instants où ton désespoir éclatait. De la rage qui te brûlait à chaque échec. Tes autres sculptures ne provoquaient pas cet état. Ta mémoire tentait de le reproduire n'est-ce-pas ?

Seules mes larmes confirment qu'il a raison.

-Je n'aurais jamais dû accepter qu'elle m'accompagne ! Elle serait encore vivante.

-Et sûrement mariée de force, lâche Misha. Ne sois pas surpris ! Elle avait un sacré tempérament ta sœur. Entre deux quintes de toux, elle m'a expliqué comment elle avait réussi à te convaincre !

-Cela n'a pas été si compliqué. J'ai réalisé ce jour-là que les homosexuels n'étaient pas les seuls à souffrir dans notre pays. Contrairement à moi, Aslan avait imposé ses choix à sa famille. Soit il leur donnait une grande partie de son salaire mais en échange il s'ouvrait au monde. Sans son ouverture d'esprit et ses connaissances, j'aurai sûrement fini par me faire surprendre ou dénoncer.

-Sait-il que Irina a disparu ? Était-il au courant que le passeur à qui il vous avait confié était un salopard.

-Irina t'en a parlé ?

-Toujours pas. Mais plusieurs passages dans les carnets en parle. Elle avait...

Son regard gêné est relativement explicite. Sam a compris lui aussi.

-Est-ce la raison de sa fuite ?

-Non. Anzor n'était pas là par hasard. Sa présence avait, d'après les cahiers d'Irina, une seule utilité. Certains groupes particulièrement malsains négociaient directement avec des passeurs. Dalibor protégeait ta soeur car il avait déjà été payé. Elle n'aurait d'une manière ou d'une autre jamais atteint l'Autriche à tes côtés.

-Pourtant seule Irina avait disparu. Anzor était là.

-Je n'ai pas d'autres solutions à te proposer. Si je reste avec toi, il fera en sorte que l'on nous cherche. La grotte où je vais te camoufler te permettra d'attendre.

-Qui me dit que tout ceci n'est justement pas un piège que toi tu me tends !

-C'est normal de penser cela. Malgré tout, je continue de t'expliquer ce qui va se passer. Ainsi tu pourras prendre ta décision. Un ami à déposé de quoi te réchauffer et de quoi manger et boire pour deux jours.

-Je vais rester seule tout ce temps ? Pourquoi ne reste- tu pas avec moi ?

-Je te l'ai expliqué. Lui comme ton frère nous chercheraient et probablement nous trouveraient. Au final, tu subiras le même sort et je me retrouverais sous le feu des questions de Dalibor et de ton frère sans aucune possibilité de nous défendre. En continuant mon chemin avec eux, je ferai en sorte de les tenir éloignés de la grotte.

-Et c'est toi qui viendra me récupérer ?

- Logiquement, oui. Si je suis coincé, ce sera une autre personne. Quoi qu'il arrive, on viendra te chercher. Néanmoins, fais en sorte de garder un peu de marge en ce qui concerne la nourriture et la boisson.