93. Morgane
Au fond, je ne regrette rien.
Si je devais mourir demain, ma conscience serait en ordre. Et même, s'il ne me restait qu'une heure.
Ernest, mon plus fidèle ami, est déjà de toutes mes confidences.
Je n'ai pas tout dit à Aelys, mais elle sait combien je l'aime et combien elle compte pour moi.
Malgré toutes ces recherches inabouties, malgré ces spectres qui me hantent, il n'y a rien que je puisse faire, que je souhaite faire, et que je n'aie pas fait. Je suis loin d'être le plus heureux des hommes ; mais au moins, je suis libre.
Clodomir d'Embert, Journal
Quand Aelys se réveilla, elle flottait dans une matière noire, spongieuse et humide, mais qui craquait sous ses doigts. Il neigeait dans l'Observatoire des flocons de Peste inerte, qui s'échappaient des tentacules suspendus de la pieuvre géante et de ses lames encore plantées dans les murs telles des couteaux de jet.
Elle nagea tant bien que mal jusqu'à un morceau d'étage encore accroché, avec l'impression de lutter contre des sables mouvants. Toute la matière déversée par Sogoth semblait se contracter ; la surface descendait à vue d'œil. Elle coulait sous forme d'huile, reformait des cristaux, qui fondaient de nouveau. Les pierres, les pièces de bronze et de bois emportées se heurtaient en craquant comme les troncs d'arbre pris dans un glissement de terrain.
À l'étage inférieur, elle aperçut un corps remonté à la surface, une femme aux yeux fermés, surgie entre les barreaux de fer pliés de sa petite cellule. Quand le flot fut retombé jusqu'à hauteur des genoux, elle traversa à grands pas cette surface de vase noire. Elle attrapa l'inconnue sous les épaules pour la libérer ; à ce moment, celle-ci ouvrit les yeux, se débattit, envoya Aelys retomber en arrière dans une explosion d'huile putrescente. Elles se regardèrent fixement ; la femme avait des yeux aux iris blancs, des yeux d'Ase – et sans doute son Processus disposait-il d'un mécanisme de correction d'erreurs aussi efficace que le sien, ce qui expliquait sa survie.
« Aelys ? s'exclama-t-elle. Aelys d'Embert ?
— Vous me connaissez ?
— On m'a parlé de toi. »
Un morceau de plafond tomba de l'autre côté de l'Observatoire, heurta le tube du télescope, qui pencha sur le côté en grinçant. Il n'était plus qu'en équilibre sur ses attaches de bronze.
« Je suis Morgane. Nous ne nous sommes jamais vues, mais j'ai connu ton ancêtre Fulbert... tu lui ressembles un peu. »
Cette mention de son ancêtre lui fit penser à Clodomir, Ernest, Irina, Auguste, Maïa... et comme elle avait trouvé un visage humain au fond de cet abîme, Aelys s'effondra dans ses bras et pleura longuement.
Elles grimpèrent les escaliers encore valides et escaladèrent les empilements de débris qui avaient fondu d'un étage à l'autre ; Aelys fut soulagée de laisser l'Observatoire derrière elles, bien que son odeur infecte imprègne encore leurs vêtements.
« Je n'arrive pas à croire que tu as détruit le pont d'Istrecht. Mais vous, les d'Embert, vous avez toujours eu un certain sens du théâtre.
— Je n'avais pas d'armée pour défaire les Paladins, juste un Sysade.
— Mais tu as brisé cette ville en deux, et maintenant, il est de ton devoir de la reconstruire. »
Elles s'engagèrent dans le couloir.
« Je le ferai, dit Aelys. Le pont d'Istrecht sera rebâti, et pour cela, je fonderai une école, un ordre de Sysades. Ce sera la marque de leur retour parmi nous. »
Morgane hocha la tête.
« Mû a changé les lois qui régissent la transmission des privilèges d'Administrateur. Ses Lignées de Sysades se sont éteintes, mais il en naîtra d'autres, en proportion de la population totale d'Avalon. »
Il faisait jour à l'extérieur ; elles se heurtèrent à Lor et Hermance, qui improvisaient une partie de dames à l'aide de cailloux.
Aelys chercha sa dague de sa main gauche, mais elle se souvint l'avoir abandonnée dans l'Observatoire, peut-être même de l'autre côté du miroir rouge. Alors elle se contenta de fusiller Lor du regard, qui lui rendit un sourire niais. Pour une fois que le tueur ne tuait pas, il avait bien mal choisi son moment.
« Ah, Aelys. Nous venons de passer cinq heures sous un parapluie de cristal, et ce n'était pas très amusant. Je ne veux pas trop critiquer ; quoi que tu aies fait, c'était très bien ; le monde est sauvé, mais tu as pris ton temps. »
Il replaça un caillou dans un mouvement décisif qui laissa Hermance perplexe, car elle était presque certaine qu'il ne correspondait pas à l'alignement de leur grille imaginaire.
« Elle a tué Mû, dit Aelys.
— Certes, certes. Elle était programmée pour le faire, tout comme moi. Je ne l'ai pas laissée en vie pour que tu puisses lui pardonner, ou qu'elle puisse te promettre de réparer ses erreurs, et que tout le monde chemine main dans la main en devisant gaiement... non, je suis en guerre contre les cieux, et mademoiselle va m'aider à fomenter mon coup d'éclat.
— Vous retournez au Foyer, comprit Morgane.
— Ils ont commis l'erreur de m'oublier, et je vais faire en sorte qu'ils se souviennent de moi. »
L'Ase croisa les bras ; le liquide noir dans lequel elle avait nagé continuait de goutter de ses manches.
« Il va vous falloir un nouvel Observatoire.
— Je pensais à une catapulte, dit Lor en raflant plusieurs jetons qui n'étaient pas du tout sur la trajectoire de ses troupes. Mais si vous êtes partante pour reconstruire un télescope céleste, ça me convient aussi. Je suis patient.
— J'aurai besoin d'un ou d'une Sysade.
— Quelle heureuse coïncidence. »
Victorieux, et comme Hermance n'osait pas le contredire, il balaya les cailloux du pied en se frottant les mains.
« C'est entendu, donc. Aelys, nos chemins se sépareront au bas de cette montagne ; Istrecht attend sa nouvelle reine, et tu vas avoir beaucoup de travail. Pour ma part je vais me consacrer entièrement à mon petit projet. »
L'héritière échangea un regard avec Morgane, manière de lui signifier qu'ils représentaient tous deux un danger significatif. Mais l'Ase était la mieux placée pour le savoir. Elle avait désormais connu les trois seuls membres du Foyer à avoir croisé la route de l'humanité.
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