89. L'orage
Depuis son arrivée à Istrecht, Rafael Toledo ne dormait plus, et il doutait de pouvoir s'octroyer le moindre répit tant que le téléphérique reliant les deux moitiés de la ville ne serait pas achevé. Car depuis le coup d'éclat d'Aelys d'Embert, la ville suspendue avait perdu son surnom. D'un côté se trouvaient des milliers de Paladins qui vivaient la fin du Second Empire avec amertume, de l'autre les vivres que Rafael tentait de leur faire parvenir pour qu'ils ne meurent pas de faim.
C'est donc avec une mine défraîchie, un col de chemise froissé et une moustache en berne qu'il contemplait d'un œil las les cordes tendues au-dessus du ravin. Le jour se levait après une nouvelle nuit blanche à courir d'un poste de garde à l'autre ; même si la ville Nord était fort calme, c'était un défi que de maintenir l'ordre dans cette cité qu'il n'avait encore jamais visitée.
Des débris se détachaient régulièrement des deux moignons du pont, et les lanciers de Hermegen avaient tendu des cordes pour tenir les badauds à distance. Quelques matinaux étaient venus y poser les mains, plissant les yeux pour apercevoir quelque Paladin de l'autre côté. Un gamin avait réussi à s'installer quelques mètres plus bas, à l'écart, sur une de ces énormes pierres encochées dans la paroi de la falaise, et qui s'était brisée lors de la chute du pont. Il jetait des cailloux blancs dans le Ravin. Rafael lui cria de remonter, récolta une réponse en néerlandais et le vit déguerpir dans un conduit qui devait servir à l'écoulement des eaux de pluie.
L'aube lui parut particulièrement belle ; les tours de la ville Sud, habillées de rouge, semblaient regagner leur fierté d'antan. Les anciens entrepôts, commerces, demeures de riches marchands, reconvertis depuis en casernes à Paladins, exhalaient un souffle doré.
Mais c'était l'Étoile d'Auguste qui se levait derrière lui, et cela, Rafael ne le comprit que lorsque les girouettes changèrent brutalement de direction. Les anémomètres et les éoliennes se mirent en mouvement comme des automotrices démarrant en trombe. Un coup de vent sévère arracha son tricorne, qui se perdit dans les vapeurs du Grand Ravin. Les yeux rougis par sa nuit blanche, l'esprit encore embrouillé, Rafael le regarda disparaître avec étonnement.
« Commandant ! »
Ce cri le força à tourner enfin la tête, apercevant le soleil d'Avalon, le don du Dragon du Cristal, et en son sein, l'Étoile Rouge qui contaminait toute sa lumière. Plus près encore, au-dessus de l'océan, une ligne de nuages noirs piaffait comme une troupe de cavalerie attendant la charge.
Si sa moustache aurait pu faire office de baromètre, Rafael n'en avait pas besoin pour deviner qu'un puissant orage menaçait la ville. Il ordonna aux ouvriers qui tendaient les cordes de stopper leur tâche pour aujourd'hui, de mettre leurs outils à l'abri et de sécuriser les abords du pont.
Sur le chemin du retour, les premières gouttes tombèrent autour de lui ; de grosses gouttes de pluie qui faisaient un bruit de petits cailloux, et laissaient des taches noires sur le pavé. Le commandant n'y prêta pas attention. L'aube n'avait duré qu'un quart d'heure, l'obscurité tombait sur Istrecht telle un drap noir.
Rafael rejoignit une patrouille de quatre lanciers ; l'un d'entre eux avait ôté son casque et grattait de l'ongle du pouce ce qu'il pensait être une fiente de pigeon.
« C'est toujours à moi que ça arrive » grommelait-il.
Mais il n'y avait aucun oiseau dans le ciel.
Les enfants, les passants et les flâneurs gagnaient à petits pas pressés les préaux et les toiles tendues dans les ruelles étroites de la ville Nord ; ils devinaient les signes d'une averse passagère mais féroce, habituelle de la région. Quelques chats de gouttière les rejoignirent ; il ne resta bientôt plus que les lanciers de Hermegen et les ouvriers se pressant de rentrer chez eux.
« Il faut que je retourne au quartier général, dit Rafael. Ce n'est pas la peine de me suivre. »
Les gardes firent un signe de tête. Le commandant réfléchissait déjà au contenu de son rapport à la princesse Florencia lorsqu'une sorte de méduse s'écrasa sur les pavés à quelques mètres de lui. Jeter du poisson pourri en pleine rue était peut-être une tradition locale, au même titre que le sandwich et le hareng cru ; mais Rafael aurait juré que le mollusque était tombé en ligne droite.
Un lancier curieux se rapprocha.
« Ne touche pas à ça, dit son collègue occupé à essuyer son casque avec un mouchoir. C'est dégueulasse.
— Qu'est-ce que c'est que ce truc ? »
Il approcha le bout du pied.
Et cria lorsque la méduse s'accrocha à sa cheville comme un champignon sur une vieille souche.
Rafael se précipita en jurant sur les cent mille écailles ; il dégaina aussitôt son couteau suisse et lacéra la masse gélatineuse. Le seul réflexe de la bestiole fut de nouer ses filaments dentelés plus fermement encore ; du sang apparut sur le pantalon du garde, qui émit un nouveau cri.
Le commandant glissa son couteau d'un geste ferme, comme on ouvre une huître ; il trancha les fibres noires aussi bien que les vêtements. La méduse fut éjectée plus loin ; Rafael l'acheva d'un coup de revolver à bout portant, qui projeta des postillons noirâtres aux alentours.
La nuit était déjà tombée à Istrecht. Et, il le devinait, sur le reste du monde. Le soleil ne formait plus qu'un halo fantomatique, percé par cette Étoile Rouge qui ressemblait à un œil furieux. Au loin retentirent des cris. La Peste noire était montée dans les nuages et faisait tomber du ciel ses rejetons abominables.
« À l'abri ! cria le commandant en direction d'un petit attroupement de civils recroquevillés sous une toile de tente. À l'abri, sous un toit ! »
Ils se pensaient épargnés par la pluie noire, qui avait déjà taché les visages des lanciers de Hermegen. Mais un autre projectile organique vint déchirer la toile fragile et s'écrasa parmi eux. Ils s'enfuirent avec des hurlements affolés.
Les rues tranquilles de la ville suspendue étaient désormais envahies de ces globules informes. Certains s'étaient brisés dans leur chute et faisandaient sur les pavés ; d'autres rampaient, mus par un instinct sommaire. Ils remontaient sur les murs en laissant de longues traînées de bave.
Le commandant comprit très vite que leur position était indéfendable ; il fallait se mettre au sec en attendant que l'orage passe. Tenant un carton au-dessus de sa tête pour se protéger, il frappa à de nombreuses portes ; mais c'était peine perdue. Istrecht avait déjà connu une épidémie de Peste, et malheureusement, les survivants de ces temps de ruine étaient, pour la plupart, ceux qui s'enfermaient chez eux sans ouvrir à personne.
Zigzaguant entre les globules qui chutaient toujours tels des grêlons puants, le commandant et ses hommes arrivèrent sous un préau en tuiles où les marchands installaient leurs échoppes deux fois par semaine. La Peste suivait le même chemin que l'eau de pluie, et on voyait les globules ramper dans les rigoles et les caniveaux. Rafael retrouva son souffle ; il vit des traces noires sur le dos de sa main, et les gratta vainement de ses ongles avant de s'avouer vaincu.
La Peste n'avait aucun remède ; et cette fois, ce n'était pas Auguste et ses Hauts Paladins, mais l'Étoile Rouge elle-même qui répandait sa mort sur le monde. Cette fois, pas un seul homme ne serait épargné.
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