85. La prisonnière
L'univers qui nous entoure est sombre, cruel, empli de dangers. Et certains en déduiront : nous devons être plus forts ! Nous devons frapper les premiers ! C'est une terrible solution, une terrible pensée, car ce faisant nous deviendrons nous-mêmes une partie du problème.
Clodomir d'Embert, Journal
Auguste garda les yeux rivés sur le télescope lorsqu'ils descendirent les marches étincelantes, Hermance en tête. Il brûlait de voir ce que lui montrerait cet engin lorsqu'il le pointerait sur l'Étoile... mais plus encore, il s'imaginait désormais entrer dans la machine et projeter son esprit au-delà d'Avalon, premier d'explorateurs pionniers, peut-être de conquérants. On ne pouvait attendre que les dangers qui rôdaient au-delà d'Avalon se manifestent, il fallait prendre l'initiative. Sortir de chez soi, la lampe en main, en bravant l'obscurité.
Comme il avait replongé dans ses pensées, le bruit le fit sursauter. C'était une chaise de bois frappée contre des barreaux de fer.
« Ça ne sert à rien » dit Hermance.
Entre deux murs parallèles, qui soutenaient des étagères chacun de leur côté, ces barreaux complétaient une cellule de la taille d'une chambre de bonne. Une femme l'occupait ; elle regarda Hermance, puis Auguste, et jeta une dernière fois la chaise qu'elle tenait en main, qui rebondit contre le mur.
Ses cheveux noirs étaient bien coiffés et sa robe blanche sans pli ; rien n'indiquait qu'elle fût là depuis plus de quelques heures, sinon son regard résigné. Ce dernier avait une couleur qui interpella aussitôt Auguste : l'iris de ses yeux était blanc.
« C'est lui ? demanda-t-elle d'une voix atone.
— Auguste, le Patient, présenta Hermance.
— Il est exactement comme je l'imaginais. »
À l'entendre, ce n'était pas un compliment.
« Auguste, je vous présente l'Ase Morgane. Vous ne la connaissez peut-être pas de nom, mais Morgane est une véritable légende. Elle a connu le monde des Précurseurs, Mû, Wotan, Anastase de Hermegen...
— Et Fulbert d'Embert, ajouta la jeune femme.
— Vous devez donc être âgée de plus d'un siècle, remarqua Auguste. Les Ases... ces créatures des Précurseurs, si j'ai bonne mémoire... seraient-ils immortels ? »
Morgane ramassa sa chaise, s'assit et se mura dans le silence.
« Pas plus que nous, dit Hermance. Mais le temps de l'Observatoire, tout comme en la Forteresse de Mû, n'est pas celui d'Avalon. Nous sommes ici sur une autre sphère, un monde intermédiaire, en quelque sorte. Dame Morgane n'a passé ici que quelques années qui correspondent à un siècle pour Avalon...
— Dont soixante-dix ans enfermée » compléta l'Ase.
Hermance s'approcha des barreaux.
« Je sais que tu n'es pas si malheureuse. Tu passes la plupart de ton temps à dormir.
— Après tout ce que nous avons fait pour Avalon... Anastase, Mû, et moi... la refondation des Paladins, la construction du Pacte, l'Observatoire, l'étude des premiers mondes... vous avez tout détruit. Toi, tu as tué Mû, et toi, tu as tué le Paladinat. Tu l'as infecté, avec le même virus informatique qui infecte ton Processus.
— Mû est donc morte, nota Auguste. C'est mieux ainsi. Je n'aurais pas supporté d'apprendre qu'elle soit encore en vie et qu'elle ait juste choisi de nous ignorer durant toutes ces années.
— Elle reviendra, soutint Morgane. Il y aura une autre Super-administratrice.
— Je serai déjà devenu bien plus puissant, rétorqua Auguste.
— Et moi, je serai partie » compléta la Paladine.
Elle se dirigea vers les commandes du télescope ; quantité de cadrans et de leviers dont elle semblait avoir appris le fonctionnement, peut-être seule, peut-être avec l'aide de sa prisonnière, ou des milliers de livres qui répertoriaient toutes les observations de l'astronome et inventoriaient toutes ses recherches.
« Vous avez mal jugé l'humanité, avança Auguste. Nous ne pouvions pas nous laisser enfermer dans ce Pacte, fût-ce pour notre bien à tous. L'être humain ne se laisse arrêter par aucune barrière, il n'existe même que pour les franchir – n'est-ce pas ce que vous faites vous aussi, dans votre misérable prison ?
— Moi ? Je fais juste du bruit pour l'embêter. »
Ses yeux blancs le fascinaient. Il aurait aimé pouvoir la rencontrer dans des circonstances moins pressantes ; car l'Étoile Rouge brillait déjà dans la voûte de l'Observatoire, et les réglages du télescope étaient presque terminés.
« Vous avez vécu il y a un siècle, constata-t-il, et vous avez marché aux côtés d'illustres personnages ; mais tous vos amis d'antan sont morts, et vous êtes désormais seule. Ce doit être un terrible poids à porter.
— Uniquement si l'on se sent coupable. »
Il haussa les épaules et rejoignit la Paladine. Il était, au fond, le benjamin des trois ; Morgane avait au moins cent ans, Hermance au moins soixante-dix, et avait donc passé la majorité de ces années à l'étude dans l'Observatoire. Elle ne devait en sortir que tous les ans pour voir si l'Étoile Rouge avait eu le moindre effet tangible sur Avalon. Jusqu'à apprendre l'existence d'Auguste et des Hauts Paladins. Elle s'était ensuite infiltrée dans le Paladinat, elle les avait suivis, étudiés, observés.
« Il est prêt » dit Hermance.
Elle le vit approcher gauchement la machinerie, chercher la lentille contre laquelle poser son œil.
« Ça ne fonctionne pas comme ça. Entrez dans le cercle. »
Une étoile de métal était tracée dans le sol, juste sous le télescope, au centre de l'Observatoire. Le tube gigantesque, s'il n'était soutenu par des bras de bronze de deux mètres d'épaisseur, l'aurait écrasé comme une amibe sur une lame de verre.
« Ici, expliqua Hermance, nous ne faisons pas que capter de la lumière, mais aussi des messages. Je sais à quoi ressemble l'Étoile Rouge, mais ce que je dois comprendre, c'est son message. Vous êtes la clé qui me permettra de le traduire. Quand j'ouvrirai l'objectif, vous verrez des images, vous entendrez des sons. Ce sera peut-être troublant. Vous préférerez peut-être vous asseoir. »
Morgane jeta sa chaise contre les barreaux. Elle rebondit contre les murs sans leur arracher le moindre éclat.
« Vous êtes cinglés ! Un seul morceau de code évolutif, un seul, a réussi à traverser la frontière d'Avalon, et vous avez vu ce qu'il a donné. Vous allez détruire ce monde !
— Ce monde est une prison de verre, dit Auguste. Vos doutes, dame Morgane, démontrent bien que vous-même, Mû, et messire Anastase, l'avez organisé selon l'idée que l'humanité devait être guidée, que nous sommes incapables de voir juste, ni même de nous protéger. C'est un ordre de choses que je dois renverser.
— Je ne doute pas de l'humanité, siffla Morgane. Je doute de vous. Vous êtes exactement l'inverse d'un Empereur compétent : un homme influençable. Influencé par l'Étoile. Influencé par Hermance, que vous avez suivie ici en bêlant. Vous êtes... »
Auguste posa la main à terre. Des filaments noirs naquirent entre ses doigts, coururent en direction de Morgane, s'accrochèrent aux barreaux de sa cage, grimpèrent jusqu'à hauteur de son visage, d'où elle put voir dégouliner leurs bulles infectes. Ils retombèrent au sol, la forçant à reculer.
« Une abomination » compléta l'Ase alors que l'infection atteignait ses pieds.
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