84. Le sommet du monde
Puisqu'il est si difficile d'atteindre la Forteresse, certains Sysades ont proposé de frapper à la porte de l'Observatoire. Et c'est sans doute ce que j'aurais dû faire.
Walter de Vehjar rapporte y avoir mené une expédition ; mais personne ne lui a ouvert, bien qu'il prétende avoir rencontré un esprit, allié de Mû, qui gardait farouchement la proue d'Avalon.
Clodomir d'Embert, Journal
« L'Observatoire. »
Ils avaient laissé leurs chevaux inutiles à la dernière halte ; un vieil homme les avait pris par la bride sans mot dire, sans même leur rendre la moindre monnaie, si bien qu'Auguste ignorait s'ils les avaient donnés, vendus ou prêtés. Au plus profond de ces montagnes, les rares habitants n'avaient jamais vu de masques de Paladins ; ils ne les connaissaient que de réputation, et leur réaction se résumait souvent à un profond silence.
« L'Observatoire ? répéta l'Empereur.
— Avalon n'est pas seulement un monde errant, expliqua Hermance. C'est un vaisseau d'exploration, piloté par Mû, dont l'un des objectifs est de découvrir, et peut-être de contacter, des civilisations établies sur d'autres planètes. L'Observatoire est l'endroit d'où ces études peuvent être faites ; c'est aussi la porte de sortie de ce monde – ou d'entrée.
— Je croyais que Mû décidait tout depuis sa Forteresse.
— Pour elle, l'Observatoire n'était qu'une autre pièce dans cette Forteresse ; il lui était directement accessible. Mais aujourd'hui la Forteresse est en ruines, et la seule porte d'entrée de l'Observatoire se trouve ici. »
Ici, au sommet du monde, parmi les roches grisâtres amoncelées comme des blocs d'argile. Auguste parcourut ces terres du regard, ces pentes arides entre lesquelles suintaient des ruisseaux diminués ; plus loin, ces cascades gigantesques qui frappaient la pierre avec un bruit d'orage. Comment Hermance savait-elle toutes ces choses ? Une seule explication venait à son esprit : elle avait un lien avec Mû. Mais si elle avait été loyale au vieux Pacte, ne l'aurait-elle pas poussé de la falaise, au lieu de le guider jusqu'au firmament ?
« Retirons nos masques » proposa-t-il.
Hermance se tourna vers lui. Sur sa tunique grise, ses cheveux flamboyants tombaient en deux sillons parallèles, au creux de ses épaules.
« En êtes-vous sûr ? »
Auguste ôta sa face de corbeau avec satisfaction, et d'une grande inspiration, emplit ses poumons de l'air d'altitude. Il soupesa son masque d'un air pensif avant de le laisser tomber ; il roula sur la pente abrupte, entre les buissons asséchés.
Hermance décrocha les sangles et enleva le casque, libérant sa chevelure. Elle avait la peau fine et claire, semblable à de la cire blanche ; un instant, Auguste se laissa envoûter par ses lèvres rouges et par ses yeux gris clair. Elle était sans doute bien moins âgée que lui, dont la jeunesse n'était qu'un artifice ; cette pensée l'amusa.
« Si nous n'avions pas de masques, tu aurais sans doute connu à Istrecht le même destin que la pauvre Irina dans notre garnison de Kitonia. »
La Paladine répondit d'un regard fier.
« Mon masque était nécessaire, tout comme le vôtre. L'Irina dont vous parlez n'était qu'une humaine normale, qui n'en avait pas besoin. Nous sommes tous deux des monstres qui marchons parmi les hommes, et qui devons demeurer cachés parmi eux. »
Auguste croisa les bras.
« Et cet Observatoire, où est-il ? »
Hermance ôta ses gants et lui montra ses paumes. Il y avait dans chacune une écaille de Mû – sous la forme d'une lentille incrustée dans la chair.
Elle frappa ses mains et les cristaux s'illuminèrent ; leur lueur bleutée traversait ses doigts fins et faisait ressortir tout le réseau de veines de ses mains. Elle les sépara, étendit les bras, et la lumière chassa les ténèbres naissantes à plusieurs mètres à la ronde. Dans son champ se découpait une porte triangulaire, du même onyx blanc que la Forteresse.
Hermance tourna la tête vers l'Empereur et eut un bref sourire – elle était satisfaite, sans doute, d'avoir pu garder le secret durant d'aussi longues années.
Elle posa sa main contre la porte, qui se mit en mouvement ; le triangle de pierre rentra dans le sol, ne laissant en place qu'un encadrement blanc dans lequel commençait un long tunnel opalescent. Elle invita Auguste à entrer d'un signe de la main.
« Seriez-vous... Mû ?
— La question est légitime. Non, je ne suis qu'une modeste voyageuse ; j'ai emprunté ce pouvoir de Sysade parce qu'il m'était utile pour mes recherches, et pour accéder à des lieux tels que celui-ci. Si je connais l'Observatoire, c'est pour m'y être déjà rendue. »
Auguste fit le tour de cette porte avec circonspection. Elle n'était visible que d'un seul côté ; de l'autre il n'y avait rien, et Hermance se tenait debout en désignant le vide.
« Venez, votre Majesté. La porte ne restera pas ouverte éternellement.
— Je vous en prie, vous avez vu mon visage, appelez-moi donc Auguste. »
En franchissant l'encadrement, il eut l'impression étrange d'avoir fait un pas de cent lieues ; l'air portait une odeur étrangère, inquiétante, semblable à l'aile abandonnée d'un hôpital.
« Ne craignez rien, Auguste. Je suis déjà venue ici et je peux vous certifier que c'est sans danger. Ces lieux sont inaccessibles aux Nattväsen. »
Malgré ses dires, il lui sembla bien entendre un lointain son de cloche remonter du tunnel, comme si quelqu'un frappait une barre de fer contre un mur.
« Pourquoi m'avez-vous amené ici, Hermance ? Quel est votre intérêt dans tout ceci ?
— Cela pourrait vous surprendre, mais nous avons le même but. Je cherche, comme vous, à comprendre ce qu'est l'Étoile Rouge et quelle est sa volonté. C'est le but de mon voyage. Une fois que j'aurai ma réponse, je pourrai rentrer à la maison. Et je ne désire rien d'autre.
— Mais pourquoi maintenant ? »
Le couloir les enveloppa de sa luminescence fade et uniforme ; des files de symboles des Précurseurs dansaient sur ses parois en forme de triangle, très inconfortables, qui semblaient sans cesse se refermer sur eux pour les engloutir.
« Plus tôt, cela n'aurait servi à rien, et n'aurait fait que vous frustrer davantage. Nous sommes au moment le plus opportun : l'Étoile Rouge est aujourd'hui au plus proche d'Avalon, et ce moment ne se reproduira jamais. Ce monde suit une trajectoire rectiligne par rapport à l'Étoile, qui ne peut être corrigée. C'est maintenant que nous ferons les observations les plus intéressantes. »
Elle planta son regard dans le sien.
« C'est un jour que nous avons attendu très longtemps, tous les deux. Vous face à vos miroirs, et moi face à mes recherches. Mais ce qui nous manquait vraiment, c'était de nous associer. »
Au bout du couloir, ils entrèrent dans l'Observatoire.
Ce dernier était formé de plusieurs niveaux circulaires, autour d'un espace central ouvert. En baissant les yeux, Auguste put voir des rayons de livres, des instruments d'astronomie, des bancs et des canapés confortables ; on aurait dit une bibliothèque sans visiteurs, une académie sans étudiants, baignée d'une même lueur blanchâtre qui irradiait des dallages réguliers, des murs uniformes et des colonnes austères. Puis il leva la tête, et découvrit une grande coupole de verre, faite d'une seule pièce, percée de millions d'étoiles.
Un immense télescope était installé au niveau inférieur, posé sur un arrangement mécanique aussi massif que précis, et son tube de métal pointait vers le ciel tel un canon ; il atteignait même la coupole, et après un instant, Auguste comprit qu'il la traversait. Ce n'était pas seulement un instrument de visée et d'observation, mais aussi une rampe de lancement. Et potentiellement une porte d'entrée.
Il admirait ce chef-d'œuvre lorsque le bruit qui l'avait indisposé plus tôt reprit. Auguste se pencha à la rambarde de marbre ; le battement sourd semblait originer aux étages inférieurs. Il interrogea Hermance du regard.
« En effet, nous ne sommes pas seuls. Je vais vous la présenter. »
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