8. Le sabre et la poudre
Je bats Eldritch à peu près une fois sur deux. Il me bat environ une fois sur deux. Mais je crois qu'il tient un décompte bien plus précis ; il a quelquefois la défaite amère et la victoire joyeuse ; le reste du temps il a la même expression qu'un joueur d'échecs.
Irina est aussi excellente au sabre.
Certains d'entre nous ont commencé à se plaindre du froid, et à réclamer qu'on dépense plus de bois de chauffage. Ce midi, au milieu du repas, Eldritch nous a gratifié d'un véritable cours magistral, chiffres à l'appui, qui se terminait par : je peux vous donner le bois maintenant, mais à la fin de l'hiver, vous devrez brûler vos poils de moustache. Alors plus personne ne discute.
Les températures ont commencé à chuter. Toute la ville entre en léthargie ; on croise beaucoup moins de monde dans les rues, même en pleine journée. Les patrouilles n'ont jamais été aussi sinistres.
Clodomir d'Embert, Journal
Eldritch s'arrêta en bas des marches de l'escalier en colimaçon et fit un nouveau salut.
« Viens, docteur ! Nous n'avons pas terminé la visite. »
Ils laissèrent au rez-de-chaussée les deux Paladins de plus en plus inquiets, qui hésitaient désormais à les suivre. Les flammes s'agrippaient à la porte de la bibliothèque pour s'en extirper, comme les démons remontant des enfers.
Arrivé dans le couloir, Eldritch en profita pour défigurer la reine Malvina d'Istrecht, d'un seul coup de sabre en travers de la toile. C'était un réflexe ennuyé, comme s'il tenait vraiment à faire disparaître la lignée royale. Mais Clodomir ne lui laissa pas le temps de s'attaquer à un autre ancêtre.
Il abattit coup sur coup, sans entamer la défense implacable du Haut Paladin, qui se défendait pourtant d'une seule main, Ce dernier recula jusqu'au bureau encombré. La Lune les retrouva tous les deux, immense derrière la vitre ronde. Eldritch écarta du pied les notes et les livres ; les deux orbes bleuâtres qui figuraient ses yeux se penchaient erratiquement vers le sol, comme s'il cherchait le sens de toutes ces recherches.
« Que voulais-tu ? Même si tu avais percé le secret de la Peste, et que tu avais trouvé un remède, est-ce que tu t'imaginais renverser le cours du temps pour sauver Irina ? Je préfère croire que cette folie n'était, au fond, qu'une occupation. Il fallait bien quelque chose pour rattacher ton âme malade à ton corps vieillissant.
— Tu ne sais pas ce que j'ai découvert, rétorqua Clodomir.
— Mon pauvre ami, si le moindre secret avait filtré hors de ces murs, je l'aurai su aussitôt... et si tu n'as rien dit, c'est que tu ne sais rien. La Peste est l'œuvre d'Auguste, elle appartient aux Hauts Paladins, et tous tes efforts n'y changeront rien. »
Les flammes, qui remontaient du rez-de-chaussée, grattaient sous leurs pieds telles une armée de termites. La fumée montait entre les lattes du plancher comme sur les pentes d'un volcan.
« En fait, quand tu as été choisi par Irina, c'était ta fin. De cet instant, tu n'as fait que vivre pour elle. Un grand et bel amour... qui ne devait durer que dix ans. Puis vingt ans de solitude ! Oui, j'ai été jaloux, je l'admets, mais quand je vois la coquille vide que tu es devenue, je me dis que les choses étaient pour le mieux. »
Il recula vers la fenêtre, et d'un large geste du bras gauche, désigna la nuit contrastée qui pesait sur le grand Nord d'Avalon.
« Tu es plus proche des Nattväsen que des hommes. Toi aussi, tu es une forme incomplète, un vestige appartenant au passé. Une créature de second rang. »
Avec un cri de révolte, Clodomir s'élança sur lui. Les lames s'entrechoquèrent une nouvelle fois, ajoutant une nouvelle entaille à toutes celles qui émoussaient leur tranchant. Le docteur glissa sur une feuille de papier, tomba en avant et tenta une demi-roulade pour amortir le choc. Son épaule heurta le coin de son bureau avec une telle force qu'il crut l'entendre craquer.
Ils avaient échangé leurs places ; Eldritch pencha la tête en direction de Fulbert d'Embert, comme s'il souhaitait le prendre à témoin des piètres performances de son lointain descendant.
« Un peu de tenue, Clodomir, tu vois bien que nous sommes observés. »
Il planta sa main gauche sous le nez de Fulbert et déchira la toile sur la moitié de sa hauteur, tandis que Clodomir se remettait péniblement debout.
« Que dirait Irina si elle te voyait dans cet état, mon ami ? Il fut un temps où tu étais capable de me battre ; car tu te battais pour elle, pour lui prouver ta valeur. Ce soir, que veux-tu prouver à quiconque ? »
Une flamme avait traversé le plancher et se promenait désormais sur son bureau comme un prédateur en maraude, noircissant les livres sur son passage, dans une forte odeur de cuir brûlé. Des flocons de cendre virevoltèrent dans la pièce.
Oui, Irina était là, dans le cadre de la photo posée sur ce bureau. Clodomir n'avait pas même plus la force de la sauver des flammes ; juste assez pour se tenir debout, pour tenir un sabre dans ses mains tremblantes.
Elle le regardait en souriant.
Il cligna des yeux, et tout à coup, le visage d'Irina dans cette image devint celui d'Aelys.
Ce n'était pas une vengeance ! C'était bien plus que cela. Il luttait pour sa fille.
La fatigue qui avait gagné ses bras et ses jambes craqua comme une vieille strate de rouille ; l'instinct et le réflexe avaient pris le contrôle de son corps, et le placèrent aussitôt face à Eldritch, dans le couloir. Des flammes grimpaient le long des murs telles des lianes irradiantes, rongeaient les cadres des ancêtres ; celui de la reine Malvina se décrocha et se brisa sur le plancher.
Eldritch vit que quelque chose avait changé dans son regard, peut-être le reflet de la lumière qui continuait de croître autour d'eux.
« Mon ami ! s'exclama-t-il avec une satisfaction sincère. Je te retrouve enfin ! Comme tu m'avais manqué ! »
Cette fois, c'était à lui d'attaquer.
Le Haut Paladin lança la jambe en avant ; au moment où son pied se posa au sol, il s'était avancé de deux mètres. Son sabre dépassa celui de Clodomir, avec la grâce d'un faon sautant par-dessus une clôture. Le docteur vit la lame plonger vers son cou. Il y avait assez de force dans ce geste pour lui trancher la jugulaire. Il renversa la tête en arrière ; le sabre siffla juste au-dessus de ses yeux comme une fée argentée.
Il ne se rendit pas compte de l'entaille apparue au bout de son nez. Clodomir se tourna sur le côté. Il avait tenu jusqu'ici le sabre à deux mains, pour frapper de plus grands coups, pour compenser la fatigue ; mais ce n'était pas ainsi qu'il avait appris à se battre. Sa main gauche lâcha la poignée et plongea vers le sol, entraînant son bras et son épaule, comme s'il voulait tirer le tapis à lui. Par effet de balancier, son bras droit remonta en un arc-de-cercle de métal et de reflets orangés.
Les lames se heurtèrent et glissèrent l'une sur l'autre comme une paire de ciseaux.
« Voilà un homme capable de remporter la victoire ! se réjouit Eldritch. Voilà un homme capable de tuer ! »
Il chercha une ouverture à la jambe ; Clodomir repoussa d'une frappe si violente que la lame déviée partit entailler le plâtre du mur. Un grand craquement emporta plusieurs lattes de parquet juste derrière eux. Les poutres de l'étage tanguaient sous ses pieds, lui donnant l'impression qu'ils luttaient sur le pont d'un navire.
« Ce n'était donc pas une fatalité, constata Eldritch. Tu aurais très bien pu te tenir à ma place. Nous aurions pu être alliés ! Nous étions invincibles, souviens-toi.
— Jamais je n'aurais accepté de servir tes ambitions.
— Me servir ? Qu'est-ce qui te donne cette idée ? Non, si tu étais resté, ce ne serait pas Auguste qui serait monté sur le trône... ce serait toi ! »
La porte du bureau s'ouvrit à la volée, vomissant un flot de flammes déchaînées. La vitre ronde venait de se briser, faisant un appel d'air qui transforma l'incendie en tornade. Des feuillets incandescents voletaient aux alentours ; un instant, la silhouette d'Eldritch se brouilla derrière cet automne de cauchemar. Clodomir serra les dents, replia le bras gauche devant son visage pour se protéger et avança en écartant les oriflammes.
Des étincelles s'accrochèrent à ses cheveux, à ses manches, à son col. Un morceau de toile, peut-être la moustache de Fulbert, vint se déposer sur sa main.
En le voyant avancer vers lui, Eldritch ne put retenir un sifflement d'admiration. Fumant de sueur, les sourcils roussis, Clodomir tenait en main un sabre rouge ; peut-être un reflet, ou peut-être que cette chaleur de forge l'avait réellement rendu incandescent.
« C'était elle, en fin de compte. Derrière toute amitié brisée, il y a une femme... »
Le docteur voulut répliquer, mais les mots s'arrêtèrent dans sa gorge sèche. Il abattit une frappe à la tête et sentit, malgré la parade précise, le bras d'Eldritch ployer sous la force du coup. Alors il recommença une, deux fois, cinq fois peut-être, jusqu'à ce que la lame traverse et rencontre son épaule. Le choc fut plus dur qu'il ne l'escomptait, comme s'il avait frappé une armure.
« Pas mal, constata Eldritch. Voilà qui est à ta hauteur. »
Ils avaient atteint le bout du couloir, marqué par une vitre couverte de reflets fulminants. Le Haut Paladin l'ouvrit de sa main gantée, sans quitter sa position de garde. Les flammes derrière Clodomir s'agitèrent comme si elles voulaient les suivre.
Eldritch se laissa tomber en arrière. Il avait fait le tour du manoir, et examiné ses différents accès ; aussi savait-il déjà qu'il tomberait non de trois mètres sur les graviers, mais d'un mètre sur le toit d'un appentis où Aelys et Ernest avaient leur atelier de mécanique.
Poursuivi par une boule de feu, Clodomir sauta à son tour ; il trébucha et heurta le sol comme une pierre. Son sabre fut arraché de sa main, lui brisant un ou deux doigts. Des morceaux de papier peint flottaient au-dessus de lui en dispersant des traînées de cendre.
Il se releva à demi, cherchant son arme du regard. Eldritch, toujours aussi droit et digne qu'au début du duel, lui adressa un salut. Cette fois, ce n'était pas une provocation, mais une reconnaissance de son talent.
« J'ai gagné, constata-t-il. Tu es désarmé. Concède ta défaite.
— Et pourquoi ? marmonna Clodomir. Tu me tueras dans tous les cas. Pourquoi veux-tu que je m'avoue vaincu ? Pour le plaisir de m'avoir battu à la loyale, une dernière fois ? »
Le manoir exsudait des flammes par tous ses orifices, dont les rouleaux montaient jusqu'à la toiture, et se rejoignaient en une immense colonne de fumée. Une fenêtre éclata, des poutres craquèrent ; l'incendie porterait bientôt jusqu'au grenier.
Le docteur avisa son sabre tombé dans les gravillons. Il le ramassa d'un geste, fit quelques moulinets et interpella les deux Paladins d'un doigt tordu, noir de sang et de suie.
« La lame est vrillée ! L'un de vous deux aurait-il l'obligeance de me prêter la sienne ?
— Allons, grinça Eldritch. Il faut savoir renoncer.
— Ce sont pourtant les règles du duel » rétorqua Clodomir.
Il longea fièrement le manoir en feu, dont les bouffées rougissantes l'enveloppaient comme un démon.
« Non ? Personne ? C'est bien ce que je pensais. »
Revenu à la roseraie, Clodomir ramassa la carabine et la rechargea en un déclic. Il se délecta un court instant de la surprise dans les yeux de son vieil ami, trop loin pour agir ; son doigt écrasa la détente et il fit feu en pleine poitrine.
Car il ne s'agissait plus de gagner le duel, mais de tuer Eldritch. Tuer la menace qu'il représentait pour Aelys. Accomplir la vengeance dont Clodomir rêvait secrètement depuis qu'Irina était morte dans ses bras.
Par mesure de précaution, le docteur rechargea et tira une deuxième fois. Titubant, le Haut Paladin leva un doigt pour intimer au repos les deux séides prêts à voler à son secours.
Clodomir jeta la carabine et attrapa son sabre malmené. Il l'agrippa à deux mains comme un bélier et chargea son ancien ami avec un cri de colère. Il frappa au cœur, tout près des impacts de balle. Il sentit que quelque chose le ralentissait, alors il poussa sur ses jambes, tel Sisyphe remontant la pente, une dernière fois. La lame s'enfonça jusqu'à la garde ; il s'agrippa aux épaules d'Eldritch et releva la tête, triomphal.
« J'ai gagné » murmura-t-il.
Tout l'air avait quitté ses poumons, et il ne parvenait plus à respirer ; le sabre du Haut Paladin l'avait transpercé juste sous le sternum.
Il tomba en arrière. Le monde se renversa ; un mur de flammes s'élevait à sa gauche ; leurs bouillonnements torturés se reflétaient sur la silhouette d'Eldritch, d'une fixité absolue. Au-dessus de lui, la Lune d'Avalon l'observait de son œil morne et mélancolique.
Les deux Paladins qui observaient le duel s'avancèrent avec précaution.
Tous n'attendaient qu'une seule chose : qu'Eldritch tombe.
Pourquoi ne tombait-il pas ?
Clodomir sentit son cœur accélérer. Il aspira un peu d'air entre ses lèvres, en quelques sursauts saccadés qui ressemblaient à des sanglots.
Pourquoi était-il encore debout ?
Lorsque la voix du Haut Paladin résonna encore, ce n'était plus ce ton enjoué et moqueur des premiers assauts, ni l'euphorie des derniers moments ; c'était une voix sombre, comme si Eldritch était reparti, définitivement, et qu'il n'en restait plus que ce masque crochu.
« Messire Ludwig, pouvez-vous m'aider, je vous prie ? »
Le dénommé Ludwig prit son courage à deux mains, agrippa la poignée du sabre de l'une, et posa l'autre sur la poitrine de son chef. La lame l'avait traversé de part en part, et elle ressortit couverte d'un épais sang noir.
« Allez me chercher ma cape, Ludwig. »
Le masque indéchiffrable se pencha sur le docteur mourant ; la main gantée glissa sur son épaule avec une forme d'affection. Au niveau de sa blessure au cœur, les vêtements déchirés s'étaient mêlés à cette coagulation noirâtre que Clodomir avait prise pour du sang... mais dont il reconnut aussitôt la couleur.
« Puisque tu vas mourir, en souvenir de notre amitié, laisse-moi atténuer ta douleur avec un mensonge... c'est bien moi qui ai tué Irina. Je ne lui avais jamais pardonné. »
La Peste était dans le corps d'Eldritch !
« Il ne me reste qu'une seule question. Pourquoi n'as-tu pas utilisé tes pouvoirs de Sysade ? »
Même s'il avait voulu répondre, le docteur était en train d'étouffer. Ses lèvres resteraient closes.
« Ce pouvoir... ton pouvoir... où est-il ? »
Pris d'une intuition, Eldritch ôta son gant. La peau en-dessous était blanche comme un linceul, et parsemée de stries noires qui formaient comme un réseau de veines fossiles. Sa main, quand il agrippa celle de Clodomir, avait la froideur de la pierre.
« Tu l'as transmis ! Mais qui... »
Eldritch se releva d'un bond, interpella ses deux séides d'un doigt énervé. Et loin d'adoucir ses regrets, la dernière phrase que Clodomir entendit, avant de mourir, lui glaça le sang.
« La fille ! C'est la fille ! »
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