73. Une allumette
Notes d'expérience / Mardi 1er juillet 635.
La Peste résiste au feu. La surface externe de la goutte absorbe la chaleur ; une petite partie se transforme en poudre inerte, d'une odeur de cendre. L'intérieur est encore actif.
Clodomir d'Embert, Journal
« C'est incroyable, tout ce qu'on peut faire avec une allumette. »
Lor frotta la pointe contre la boîte en carton, sans résultat. Il faisait sombre ; peut-être qu'il la tenait à l'envers.
« Ah, mince. Je disais donc : c'est incroyable. Un morceau de bois ridicule, un peu de soufre miné à l'autre bout du continent, et toutes les machines de l'Empire, les Spins, les locomotives, toutes les épées, tous les pistolets et toutes les carabines, et tous les petits Paladins bien sages, tous sont impuissants et dépassés. Quand j'étais petit, et que j'ignorais tout de ce monde, je n'y croyais pas. Il a fallu que j'en fasse l'expérience par moi-même, que je le voie de mes propres yeux. »
Le jeune homme enleva une feuille qui s'était collée sur le col de sa chemise, l'air songeur.
« Il est possible qu'une maison ait pris feu au cours de cette expérience. Mais j'ai appris ma leçon. Le feu, c'est ce qu'Avalon a de plus puissant après le souffle du Dragon de Cristal. D'ailleurs, je ne m'en suis jamais servi. Jamais. C'est souvent beaucoup trop dangereux. »
Il craqua une nouvelle allumette ; cette fois, la petite flamme illumina son visage réjoui, et en face de lui, les yeux révulsés du Paladin démasqué, dont le bâillon étouffait des gémissements stridents et paniqués.
Lor tenait l'allumette entre deux doigts, comme une cigarette ; il la promena quelques instants avant de souffler la flamme. L'air était saturé d'une odeur iodée, mêlée à de l'huile végétale rancie ; l'essence cristalline qui faisait toute la richesse de l'Empire, toute sa puissance, et toute sa fragilité.
Dans les cuves blindées, sagement alignées dans l'entrepôt, le jeune homme avait fait des petits trous à l'aide de ses cristaux, jusqu'à ce que l'essence imbibe la terre battue et forme de grandes flaques. Leur brillance reflétait les flammes intermittentes de ses allumettes.
« Une pour papa, une pour maman... »
Il se pencha vers le garde attaché, qui grimaça de plus belle, et souffla :
« Je vais te faire une confidence : je n'ai pas de maman. Et pas de papa non plus. Il a fallu que j'apprenne tout seul à être un grand, c'est pour cela que je manque de manières. »
Tout à coup, Lor posa un doigt sur le bâillon humide de salive, un autre sur ses propres lèvres, et il se mit à compter, par de légers hochements de tête, les pas du garde qui longeait le bâtiment de l'autre côté. Le Paladin ligoté, passé à deux doigts de la syncope, avait cessé de se débattre. Il ressemblait à un animal pris dans un piège, vaincu après une nuit à lutter contre le collet.
« Bien, murmura Lor en se levant. Allons-y. »
Il s'étira, fit quelques flexions et prit de grandes inspirations dynamisantes. Puis il enroula une corde autour des épaules du Paladin et se mit à le traîner entre les cuves, tout en fredonnant une célèbre ballade attribuée à Fulbert d'Embert. Sa proie, maintenant imbibée d'essence cristalline, eut d'autres hurlements étouffés.
« Du calme, du calme. Tu ne vois donc pas que je suis en train de te sauver la vie ? »
Lor lâcha la corde et le Paladin se tortilla sur le sol comme un poisson sorti de l'eau. Il craqua une allumette – le Paladin tressaillit de nouveau – mais ce n'était que pour mieux voir. Lorsque la flamme s'évanouit, son visage parut se dissoudre dans la pénombre ; mais son sourire éclatant, ses mèches blondes et les petites taches de rousseur sur son nez s'effacèrent en tout dernier.
Il posa ses deux mains sur la paroi de l'entrepôt et, délicatement, ôta un morceau d'un mètre de large, découpé dans les planches avec une finesse telle qu'il tenait tout seul en place, et passait totalement inaperçu.
« Allez, hop, les pieds d'abord. Comme à l'enterrement. »
Malgré les protestations étouffées du Paladin, il le glissa dans l'ouverture tel une capsule dans un tube pneumatique, avant de le suivre à l'extérieur en prenant garde de ne pas abîmer sa chemise. Bien qu'il lui restât encore vingt mètres à franchir avant la clôture barbelée, Lor ne paraissait nullement inquiet. La veille, les Paladins dans les deux miradors avaient bu un verre de trop, et ils ronflaient tandis que les étoiles passaient au-dessus de leur tête. Quant au garde restant, sa ronde l'avait porté de l'autre côté du bâtiment.
« Plutôt tranquille, constata-t-il en traînant son fardeau, évitant à peine les cercles blafards des projecteurs électriques. Et même, plus tranquille que la nuit dernière, où j'ai dû me battre contre un moustique particulièrement sournois. Et toi, tu ne t'ennuies pas trop ? »
Depuis tout à l'heure, le Paladin avait décidé de copieusement l'insulter, puisque c'était tout ce qu'il pouvait faire ; mais ses bordées de jurons n'atteignaient que le coton vrillé entre ses dents.
Parvenu au grillage, Lor lutta quelques instants contre des fils de fer déjà découpés, qu'il tordit en une ouverture acceptable. Les bottes du Paladin dérapèrent sur les cailloux et les branchages ; les robes larges des sapins s'étendirent au-dessus de lui. Lor descendit dans un renfoncement du sol, camouflé par une fratrie de chênes sévères. Il poussa le Paladin et le regarda avec l'air niais de quelqu'un qui s'apprêterait à déclamer un poème d'amour mal versifié.
« Tout ceci peut te paraître un peu étrange, mais Aelys m'a dit de minimiser les pertes humaines. Alors je minimise. Tu es un homme chanceux. Moi ? Je ne suis qu'un mercenaire sous contrat. Sous pacte, dirons-nous. Mais Aelys, c'est elle qui écrit le pacte. »
Il reprit son sifflotement et jeta un nouveau coup d'œil inquiet. Puis il remplit de terre les oreilles du Paladin et se boucha lui-même les oreilles.
« J'espère que je ne me suis pas planté. Ce serait mauvais pour ma réputation. Est-ce que tu as déjà vu une bombe à retardement ? C'est très amusant. Tu as un petit circuit électrique, avec un minuteur qui... »
Une intense lumière passa au-dessus d'eux ; un instant, la forêt fut photographiée dans les moindres détails, chaque feuille, chaque aiguille immobile. Un sourire se figea sur le visage de Lor.
Un grondement ébranla la terre, tel un troupeau de caribous en charge, qui serait passé au-dessus d'eux sans les voir ; un coup de tonnerre traversa le ciel, et un souffle puissant coucha les arbres. Mains sur la nuque, Lor se recroquevilla au-dessus du Paladin qui avait fermé les yeux ; des mottes de terre, des cailloux, des branches brisées lui tombaient sur les épaules.
L'atmosphère s'était à peine remise en place lorsque Lor ôta le bâillon de son prisonnier – il pouvait crier autant qu'il voulait, personne ne serait capable de l'entendre ; l'explosion avait assourdi toute âme qui vive à des kilomètres à la ronde.
À l'emplacement du dépôt d'essence avait poussé un champignon de feu, nourri par les flammes qui carbonisaient l'entrepôt et son contenu, qui s'évasait en un immense panache de fumée noire. Le Paladin en eut le souffle coupé, mais Lor n'était qu'à demi satisfait. Ce n'était que de l'esbroufe. Il ne faisait que prêter main-forte ; pendant qu'il jouait avec des allumettes, Aelys faisait tout le travail.
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