65. Rufus le Discret
Je me suis fait une raison à la perte d'Irina et de Mû. Maintenant c'est elle, Aelys, mon meilleur espoir.
Clodomir d'Embert, Journal
À peine eut-elle posé le pied dans le couloir, sans encore en voir le bout, qu'Aelys fut arrêtée net par la Maïa transparente qui ne vivait que dans son regard. Lor croisa les bras en soupirant. C'est qu'il était pressé ; la perspective de jeter l'Empire au feu lui avait redonné des couleurs, tout comme la mission ultime proposée par Aelys : tuer la tueuse qui avait eu l'outrecuidance de le remplacer.
« Quelqu'un vous attend, annonça la Nattvas. Le Haut Paladin Rufus. Prépare-toi. »
Aelys porta la main à sa dague secrète. Elle ne craignait pas cet affrontement, mais les conditions auraient pu être meilleures ; après une nuit passée à ramer sur le lac, à échapper aux Changeants, au Bandersnatch, à poursuivre Lor, ses traits s'étaient tirés et son corps ne répondait plus que par réflexes. Elle avait toujours mal aux côtes ; des écorchures diverses avaient traversé la toile épaisse de ses vêtements, et toute une palette d'ecchymoses se devinait sous ses manches.
Lor se mit à siffloter en signe d'impatience, tel un client qui fait la queue à l'épicerie en fin de journée.
L'héritière jeta un regard en arrière vers les arches éclatées de la Forteresse, dont les débris baignaient dans l'étincelante clarté du rêve de Mû. Les dalles encore fixes, sur lesquelles ils promenaient leurs derniers pas, flottaient en équilibre précaire, semblables à un pont de bois vermoulu jeté au-dessus d'une rivière menaçante. Ils n'avaient pas le loisir de demeurer plus longtemps en ce lieu ; leur simple présence faisait osciller les débris et menaçait de tout emporter vers les profondeurs sans horizon.
« Que te dit ton petit doigt ? intervint Lor, qui employait le sien à récurer son oreille droite avec la même application qu'un troupier nettoyant ses armes.
— Un Haut Paladin se trouve au bout de ce couloir.
— Facile. Tu pars à droite, je pars à gauche, et si besoin, Maïa passe entre ses jambes. Problème résolu. »
Il passa à l'oreille gauche.
« Laisse-moi deviner. Si c'était Eldritch, tu aurais dit Eldritch ; ça ne peut pas être Auguste, ce qui ne nous laisse plus beaucoup de choix. Je parie donc pour Rufus, le Discret. »
Aelys hocha la tête.
« Tu le connais ?
— De réputation. On dit que c'est lui qui a traversé Istrecht une nuit, suivi par une troupe de rats, en crachant la peste dans tous les puits. Le lendemain, les premiers malades ont commencé à s'accumuler dans les hospices, jusqu'à ce que le roi, ton lointain cousin, se prosterne devant Auguste et lui baise les pieds, et que les bataillons de Paladins masqués investissent les rues en débarrassant les cadavres. »
Après un moment d'hésitation, la jeune femme dégaina sa dague. Elle ne comptait pas jouer de son effet de surprise ; elle ne ferait pas preuve de la même lâcheté que ces Paladins empoisonnant une ville entière sans jamais livrer bataille, ni même déclarer de guerre.
« Est-ce que tu es prête ? murmura Maïa.
— Est-ce que tu m'aideras ?
— Je serai toujours avec toi. »
Aelys se tourna vers Lor, qui faisait rouler ses deux écailles de Mû dans sa paume d'un air pensif. Dans l'environnement de la Forteresse, étranger à Avalon, les Sysades n'avaient aucun pouvoir, et les cristaux se réduisaient à de simples billes transparentes, vides de toute énergie, de toute lumière.
« Reste à distance, ordonna-t-elle. Si comme Eldritch, il a la Peste dans le corps, il pourra la transmettre par le moindre contact.
— Je sais prendre des précautions, dit Lor. Allez, ne le faisons pas attendre. »
Aelys prit les devants ; la lumière s'écarta bientôt. Le ciel s'était couvert au-dessus de la Forêt Changeante ; la ligne séparant l'océan de la nuit avait disparu, et ils se trouvaient comme pris sous un dôme d'obscurité oppressante.
La porte de la Forteresse glissa derrière eux sans un bruit ; le mur scellé perdit de sa substance, s'évanouit dans un dernier souffle d'albâtre et d'azur qui ressemblait à un feu-follet. Cette nuit interminable les tenait encore entre ses mains. Derrière eux, sous la falaise, les vagues s'étaient tues, le vent retombé ; devant eux, les arbres facétieux de la Forêt n'avaient jamais été aussi stoïques. Le monde attendait quelque chose. Et sur leurs branches, les yeux jaunes des Changeants étaient braqués sur eux par dizaines.
Le Haut Paladin Rufus, le Discret, leur barrait la route.
C'était un homme immense, d'une ampleur de héros. Son masque de Paladin était un casque d'acier qui blindait sa tête de taureau, au nez pointu comme une serre de rapace, percé de deux œillères de verre fumé. Il en émergeait une barbe noire interminable, au poil aussi rude qu'un hiver de Kitonia ; elle n'avait jamais été taillée.
Le Haut Paladin était debout, dressé à mi-chemin des arbres, roide et sévère tel un menhir des Précurseurs ; ses mains étaient posées sur la garde de son épée.
« À droite, souffla Lor, mais il sentit que son plan alternatif ne rencontrait aucun succès.
— Te voilà donc révélée, Aelys d'Embert, dit-il d'une voix grave, qui semblait émaner du fond d'une caverne. La fille de Clodomir. La dernière Sysade. L'incarnation de nos péchés, de nos fautes... de nos erreurs. »
Aelys parcourut les environs du regard. Ils étaient bien seuls ; le Haut Paladin avait perdu ses hommes en chemin, et les Nattväsen demeuraient à l'abri des arbres. Comme au soir de la mort de son père. Ils ne pouvaient interférer dans ce combat entre humains ; ou du moins le prétendaient-ils, pour se cacher la peur et le dégoût que leur inspirait ce Paladin corrompu.
Rufus referma ses gantelets sur la poignée, souleva sa lame de terre et la plaça au-dessus de son épaule.
« Sache que je ne te hais point, mon enfant. Tu as les mêmes yeux que ta mère ; tu as le regard d'un fantôme.
— C'est ce que je suis devenue, dit Aelys en entrant dans son cercle, la dague dans sa main. Une ombre. »
Lor se plaça sur une orbite plus lointaine, l'air plutôt nonchalant pour quelqu'un qui faisait face au troisième homme de l'Empire. Il ne faisait que suivre ce manège sans y prendre part ; quant à Maïa, elle rôdait à l'opposé d'Aelys, recopiant chacun de ses pas.
Rufus les avait vus tous deux, mais seule Aelys l'intéressait.
« Es-tu l'élue de quelque Pacte secret ? As-tu rencontré le Dragon de Cristal ? As-tu vu Mû dans la magnificence de sa Forteresse ?
— Mû est morte. »
Le Haut Paladin accueillit cette nouvelle en penchant sombrement la tête.
« C'est bien, dit-il sur un ton lugubre. J'avais peur qu'elle nous ait laissé le choix. Mais il n'y a bien, dans ce monde, rien d'autre que le Pacte d'Auguste. »
Sa claymore se souleva comme le hachoir du boucher, et toute sa masse s'effondra sur elle.
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