Nous sommes des invisibles pour les gens de Kitonia. La ville est calme. Le service d'ordre se résume à quelques patrouilles. Ensuite, il y a tout le reste ; vérifier les entrées et les sorties, sécuriser les approvisionnements de bois, d'eau et de vivres.

On m'a dit que l'hiver serait rude cette année. Les récoltes ont été maussades du côté d'Istrecht, et le roi a pris ce prétexte pour arrêter d'honorer ses engagements. Les livraisons de grain seront plus faibles que prévu. Même au temps de la reine Malvina, Istrecht n'a jamais su quoi faire de sa voisine prise dans les glaces. Mais au moins, à l'époque, elle savait faire preuve de générosité.

Clodomir d'Embert, Journal

La nuit tombée, les arbres de la forêt boréale semblèrent s'agrandir. Leur foule compacte tenait à peine en place sur les bords du chemin. Malgré la tranquillité du Haut Paladin, Ludwig balayait les alentours du faisceau de sa lampe électrique avec une certaine fébrilité.

Ce chemin aux allures de tunnel vint à s'élargir, et un mur massif leur apparut, un empilement de pierres et de mortier d'au moins deux mètres. Il n'avait qu'une trentaine d'années au maximum, mais les éléments semblaient avoir déjà gratté ses jointures pulvérulentes.

« Nous y sommes, annonça Eldritch. Je passe devant. »

Il était remarquable que la forêt n'ait pas lutté davantage contre cette enceinte carrée, rectiligne, que l'on avait découpée en son sein. Peut-être que les forces primordiales d'Avalon, celles qui avaient régné durant des siècles sur les confins inhabités du monde, s'étaient affaiblies. Après tout, Mû elle-même, la racine de toutes ces choses, la mère de toutes les créatures vivantes, comme de leurs ombres, comptait parmi les absents.

L'ascension du Second Empire n'était pas un fait isolé, et elle s'inscrivait dans une dynamique bien plus vaste. Le pouvoir autrefois possédé par Mû et ses Lignées tombait en ruines, et des hommes comme Auguste et Eldritch, de simples hommes, armés de leur seule ambition et de leur témérité, renversaient les temples engloutis et s'emparaient des palais abandonnés.

Voilà pourquoi Eldritch n'accordait guère plus d'importance aux Nattväsen qu'aux autres hommes. Ils appartenaient au passé. Tout comme ses ennemis avaient fini par trébucher dans leurs tombes, les monstres de la nuit viendraient à s'effacer.

En suivant la muraille, ils atteignirent une haute grille en fer forgé. Derrière elle s'étendaient les jardins, dominés par la silhouette imposante du manoir. Une grande allée de gravillons, interrompue par un bassin rempli d'eau de pluie verdissante, coupait le domaine en deux. Le Haut Paladin eut un sourire involontaire en apercevant le coin fraîchement bêché des laitues et des pommes de terre. Le reste était en piteux état. Des lignes de buis, il ne restait que des pieds secs ; les parterres de fleurs avaient été étouffés par les mauvaises herbes, et des grappes de lierre montaient à l'assaut du mur d'enceinte, comme de la façade du manoir, qui semblait atteint d'une maladie de peau.

Ludwig pesa de tout son poids sur la grille, ce qui fit cliqueter la chaîne épaisse nouée entre les barreaux.

« C'est fermé, constata le Paladin avec dépit. Sommes-nous sûrs qu'il vit ici ? »

Eldritch pointa le doigt dans la direction du manoir. Au premier étage, juste sous les toits, la bâtisse portait une large fenêtre centrale. Il venait d'y voir mourir une petite étincelle. Clodomir avait éteint sa bougie ; il venait accueillir ses visiteurs.

« Bien sûr. Il nous attend. »

Une immense tristesse se dégageait de cette grande demeure, un sentiment de gâchis et d'abandon. Ce n'était pas difficile de deviner, devant ces jardins en friche et ces fenêtres closes, qu'elle n'était occupée qu'à moitié. Clodomir d'Embert avait fait construire ce manoir pour y loger une grande famille ; mais tout cet espace, devenu inutile, ne lui servait plus qu'à entreposer ces regrets.

Ils entrèrent par la petite porte de chêne et traversèrent les jardins en diagonale. Arrivé devant le manoir, Eldritch recompta les volets clos ; d'autres étaient tombés faute d'entretien, les bois rongés par l'air marin. Même le toit de la demeure semblait s'être affaissé.

Il poussa la porte entrouverte, compta les paires de chaussures et les manteaux dans l'entrée, arrivant à la conclusion que trois ou quatre personnes vivaient là. Il jeta un coup d'œil dans la cuisine et aperçut des pommes de terre à demi épluchées.

Eldritch poussa la porte d'en face et entra dans un salon coquet. Des étagères de livres étaient venues s'y accumuler au fil du temps, le transformant en bibliothèque. Un poêle à bois en occupait le coin opposé ; on pouvait entendre quelques braises grésiller derrière sa porte en fonte. Un vieux fauteuil était disposé non loin. Le Haut Paladin fit glisser sa main gantée sur les accoudoirs de cuir usés jusqu'à la corde.

« Je crois que j'ai vu quelqu'un dehors, murmura Ludwig.

— Oh, sans doute. »

Impatient, il monta l'escalier en colimaçon quatre à quatre et poussa la porte du bureau. Sur le bord de la fenêtre, un filet de fumée montait d'une chandelle tout juste éteinte. Un empilement de livres et de notes colonisait la pièce jusque dans ses moindres recoins, ceux que créent les hommes lancés dans quelque quête compulsive de savoir.

« Messire... » protesta Ludwig en le voyant faire un pas parmi ce désordre.

Eldritch venait d'apercevoir un reflet ; il referma sa main sur une photographie encadrée, et les rayons de la lune ovale d'Avalon furent assez perçants pour lui permettre de reconnaître un jeune Clodomir, au bras d'une jeune Irina. Son cœur se serra de nostalgie et se piqua de jalousie. Après avoir possédé Irina, Clodomir possédait aussi son image ; Eldritch n'avait eu le droit ni à l'une, ni à l'autre.

Il secoua la tête et laissa retomber ce souvenir sépia, surpris par sa propre réaction. La Lune éclairait désormais le visage ferme et la moustache surprenante du célèbre Fulbert d'Embert. Face au glorieux ancêtre, Eldritch se fendit d'un salut plein de morgue.

« Ta Lignée s'achève ce soir. »