46. Le palais silencieux
Mon rêve de la veille était un épouvantable cauchemar. Ce n'est ni Irina, ni Mû, mais Auguste que j'ai croisé. Auguste qui regrettait de n'avoir pu me convertir à sa grande vision. Il m'en a parlé le jour de notre départ, mais ces mots se mêlent désormais à ceux du rêve.
« Je te comprends, Clodomir, je ne te retiendrai pas. J'ai négligé ton potentiel, sur la base de ton rationalisme, que nous connaissons tous. Je me rends compte maintenant que je me trompais. C'est chez les hommes de ta trempe que la foi grandit la plus forte ; si j'avais tenté, si j'avais su te convaincre, tu serais devenu le plus fervent de mes disciples. Et j'aurais fait bon usage d'une telle foi, oui, j'en aurais bien eu besoin. »
Il me nargue encore, trois ans après, à me présenter cette alternative que je n'ai pas saisie – une solution de facilité. Délaisser mon Pacte moribond et m'abandonner à sa vision mystique...
Clodomir d'Embert, Journal
Eldritch récupéra Ilyas au vieux-palais, l'ancienne demeure des rois d'Istrecht, devenu garnison de Paladins. Autrefois reconnaissable à sa tour d'horloge, ce corps de bâtiments carré s'effaçait désormais dans la ville Sud. Le dernier roi avant Auguste avait fait démonter la tour pour que ce symbole d'un passé brillant n'éclipse pas la résidence qu'il avait inaugurée plus loin.
Les travaux de terrassement empêchaient toute circulation motorisée ; c'est en enjambant des tas de gravats et de pavés démontés qu'ils atteignirent péniblement le palais-neuf.
On aurait dit un temple gréco-romain à la retraite ; mais Eldritch n'entendait pas grand-chose aux colonnes doriques, et le nom de Rome n'était resté dans le langage d'Avalon qu'au même titre que le fils prodigue et le bon samaritain. Des colonnes de marbre blanc formaient une ligne ininterrompue le long de l'assise rectangulaire, qui protégeait l'intérieur du vent et de ses vibrations. Leur couleur jurait avec la brique rouge d'Istrecht, et les architectes avaient donc rasé les alentours, creusant dans la ville une place pavée envahie de pigeons.
« Est-il bien ici ? lança Eldritch aux Paladins qui tournaient autour de l'entrée avec au moins autant d'entrain que les volatiles.
— Oui, messire, mais vous risquez de le déranger. Il n'a vu personne depuis votre dernière visite. »
C'était dans ses habitudes. L'obsession pour les miroirs ne l'avait jamais quitté, mais à mesure qu'Auguste devenait plus puissant, il se faisait distant, comme si ce pouvoir le poussait sur son propre chemin de solitude.
Au pied des marches blanches, sur lesquelles les reflets du soleil formaient une élégante draperie d'or, le Haut Paladin lança :
« Êtes-vous prêt ?
— Que dois-je faire ? »
Le ton d'Ilyas était une preuve suffisante. Le jeune Paladin s'était convaincu qu'il n'avait pas d'autre issue. C'était le seul moyen de vaincre la Peste, de renverser l'infection ; ceux qui s'étaient retournés, tels Soren et Irina, elle les avait poignardés dans le dos. Ludwig aurait commis la même erreur.
« Soyez fort, sinon vous mourrez. »
Ils participaient tous au même jeu ; Auguste, Eldritch, Rufus, Ilyas, et maintenant Aelys d'Embert, où qu'elle soit ; certains étaient volontaires, d'autres embarqués contre leur gré. Ils étaient dans la même arène, et le vainqueur serait celui qui croirait le plus fort en sa destinée.
Inutile de mentionner que, depuis Kitonia, Auguste avait toujours eu un terrain d'avance.
Toutes les fenêtres en ayant été murées, le palais du roi d'Istrecht se réduisait en un pavé de pierre régulier, semblable à un mausolée. Le sifflement irrégulier du vent, endémique de la ville suspendue, s'effaça brusquement, laissant Ilyas et Eldritch dans un silence de catacombe.
Le palais semblait avoir été mis à sac et abandonné. Toutes les chambres étaient ouvertes, à moitié vidées de leur mobilier. D'autres portes étaient fermées. Comme aucune lumière ne pénétrait ce caveau à l'odeur de ciment frais, le Haut Paladin alluma une lampe électrique et suivit des marquages au sol tracés hâtivement à la peinture blanche.
Ils descendirent plusieurs étages dans des sous-sols toujours plus sales, creusés dans le grès rouge et étayés à l'aide de briques. Cette demeure était bien à l'image d'un Auguste sombre, reclus et méditatif, obligé d'envoyer Eldritch à sa place pour négocier la paix et la reddition de telle ou telle nation étrangère.
Le faisceau de sa lampe se répercuta sur un mur éloigné ; ils venaient d'atteindre une cave sommairement dégagée de ses tonneaux et viandes sèches, dont les crochets en métal étaient encore suspendus à la voûte. Des reflets vagues se dispersèrent sur le sol.
« Ah, c'est toi. »
La lueur s'arrêta sur le masque de carton d'Auguste. Sa tunique noire disparaissait presque dans l'obscurité.
« On n'y voit rien, grommela Eldritch. Tu permets ? »
Le Haut Paladin alluma des lampes à huile qu'il avait remarquées en entrant, rendant la cave un peu plus visible. Un immense miroir d'argent, fait d'une seule pièce coulée à même la pierre, en occupait le centre. Auguste devait tourner autour depuis des heures.
« Je me suis installé ici pour échapper aux vibrations, expliqua-t-il. Mais même à cette profondeur, j'entends encore les travaux du chemin de fer.... il me semble que je n'ai pas encore réussi à reproduire les bonnes conditions. Il me faut peut-être un plus grand miroir. Quand je pense que cette étendue de glace parfaite est encore là-bas, cachée sous la neige... »
Il releva la tête et son regard rencontra Ilyas.
« C'est lui ? Es-tu sûr de toi ?
— Oui.
— Cette précipitation ne te ressemble pas, Eldritch, mais enfin... il est vrai qu'un Empire comme le nôtre ne saurait avoir de si grandes ambitions et si peu de Haut Paladins. Approche, jeune homme ! Je suis Auguste, le Patient. Je vais te monter l'Étoile Rouge, et si tu en es digne, te transmettre mon Pacte. Mais avant, comme il est de coutume, nous devons retirer nos masques. »
Le Grand Paladin fit claquer les attaches du sien et découvrit un visage resplendissant, sans la moindre ride ou imperfection. Celui d'un prophète tel qu'on le représente d'ordinaire cent ans après ses prédications, avec les yeux gris clair et les cheveux coiffés en généreuses boucles ambrées. Ilyas, bien qu'il eût le même âge, faisait pâle figure ; il avait la peau grasse de sueur, et il manquait à son sourire deux dents mal placées.
La surprise du jeune homme doubla lorsqu'il vit Eldritch.
Le Haut Paladin avait la peau blanche comme l'onyx, sur laquelle ressortait un réseau de veines noires, comme tracées au fusain. Des croûtes semblables à du salpêtre avaient remplacé son cuir chevelu.
« Comme tu le vois, dit Auguste, la vision que je veux te donner peut avoir certains effets secondaires imprévisibles. C'est aussi pour cela que nous avons instauré le port du masque. »
Ilyas porta la main à son visage.
« Je n'ai pas grand-chose à perdre, déclara-t-il froidement.
— Fort bien. Agenouille-toi devant moi. »
Le Grand Paladin imposa ses mains sur le crâne du jeune homme, qu'il regardait dans les yeux avec insistance.
Ilyas sentit la Peste s'insinuer dans sa peau. Son corps lui cria de fuir, de s'arracher aux mains de l'Empereur immortel, mais il n'avait plus le choix.
Son cœur accéléra. Sa vision s'altérait. Les dernières couleurs de la cave furent délavées dans une palette de blancs cassés, de gris saumâtres et de rouges sanguinolents. La pièce se rétrécit jusqu'à n'englober que sa propre tête, prête à éclater, et les yeux d'Auguste – puis ceux-ci disparurent dans un flot d'huile noire.
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