44. Ces deux imbéciles
Soren est mort. Nous l'avons ramassé le matin, en pleine rue. Il avait la peau grise, les yeux noirs. Eldritch a dit que c'était à cause du froid, mais je n'ai jamais vu ça. Nous l'avons brûlé à l'extérieur de la ville – le sol est encore trop dur pour y creuser une tombe.
Nous ne nous sommes presque pas parlé de toute la semaine, hormis pour la réunion habituelle. Je pensais qu'Auguste ferait une sorte de discours pour la crémation, mais il a simplement regardé le bûcher sans rien dire. Irina était au bord de la crise de nerfs. Elle a gardé ses poings crispés pendant près d'une heure, et j'ai pu voir la marque de ses ongles dans ses paumes.
Elle est venue me voir hier soir, encore plus agitée.
Elle m'a parlé des séances de spiritisme auxquelles s'adonnait leur petit groupe, sous la férule d'Auguste. Quand je lui ai dit que je ne voyais pas le rapport, elle s'est mise à pleurer, et j'ai eu beaucoup de mal à comprendre la suite.
J'ai beau faire grand cas de ma méthode scientifique, je suis Sysade, et bien placé pour savoir que l'inconnu existe encore en Avalon. D'après Irina, Auguste a touché à un étrange pouvoir, et durant leurs réunions méditatives, il cherche non seulement à en tester l'étendue, mais aussi à leur transmettre quelque chose.
Soren ne l'a pas supporté. Il a paniqué et ce pouvoir l'a tué.
Je comprends qu'Irina ne participera plus à ces séances.
Ce que je tiens pour sûr, c'est qu'Auguste a beaucoup changé. Ces talents d'orateur et de meneur qui suscitaient mon admiration, aujourd'hui, m'inquiètent. Kitonia n'est pas le meilleur endroit pour ce genre d'homme. Entre ces murs restreints, son ambition étouffe.
Clodomir d'Embert, Journal
Le Haut Paladin Rufus, le Discret, se promenait dans la salle commune du monastère de Stokkel. Son circuit aléatoire entre les tables renversées, les chaises fracassées, les statues décapitées et les vitraux éborgnés semblait toujours le ramener aux mêmes emplacements ; il s'arrêtait alors, comme le randonneur parvenu au sommet de la montagne, lâchait un profond soupir et reprenait son chemin.
Rufus était un colosse, un géant, bien au-delà de toute proportion humaine. Il pouvait étouffer un homme entre le pouce et l'index, et broyer un crâne d'une seule main ; témoins les deux moines qu'il venait d'interroger et qui lâchaient leurs derniers râles au milieu des débris. Il devait sans cesse baisser la tête pour entrer dans une pièce, tant et si bien qu'il marchait toujours voûté, ses épaules de bœuf rentrées sous sa cape grise élimée.
La forme de son visage, suggérée par les motifs de son masque, lui valait le surnom d'ogre. Ses yeux, cachés par les deux oculaires en verre fumé, étaient trop haut, trop éloignés, trop petits ; son nez n'était plus qu'un pic solitaire, comme un pin frappé par la foudre au sommet d'une colline. Une barbe noire, épaisse comme une cotte de mailles, s'accrochait sous son menton tels les lichens dégoulinant des anciens Creux.
Depuis qu'il avait été inoculé de la Peste, Rufus n'avait cessé de grandir. D'une année sur l'autre, ses pieds faisaient éclater ses bottes ; ses gants se déchiraient ; seule sa cape en demi-teinte demeurait en place, ainsi que son masque énorme, aussi lourd qu'une armure complète.
« Comment avez-vous pu croire qu'une fusillade dans le monastère wotaniste de Stokkel, là où la crème de la crème se fait régulièrement absoudre de son manque de foi, passerait inaperçu ? »
Sa tête se balança de droite à gauche. Si son cou n'avait pas eu l'épaisseur d'un tronc d'arbre, il se serait plié comme la tige d'un potiron.
« Je ne vois qu'une explication. Vous avez commis un péché d'orgueil. Vous êtes un homme intelligent et bien entouré. Et vous avez fini par croire que vous étiez le plus intelligent et le mieux entouré. Que les sympathies de l'Empire n'étaient pas encore équivalentes à celles que reçoit le culte wotaniste dans cette région du monde. Que vous pouviez étouffer l'affaire et prendre les choses en main. »
Le Discret ramassa un barreau de chaise et en joua entre ses doigts comme d'une brindille ; il finit par se briser.
« Je connais ce sentiment. Je peux vous assurer que nous étions semblables, Auguste et nous, après notre premier hiver à Kitonia. Nous avions triomphé de la ville australe et de son climat. Mais on est toujours le roi de son petit monde. Il ne fallait pas croire que le monde nous attendait. Que le Paladinat se laisserait facilement impressionner. Vous, au contraire, à force d'exercer votre petit pouvoir sur ce petit domaine, vous avez fini par vous rêver roi du monde. »
Ennuyé par l'attitude de son interlocuteur, Rufus poursuivit son monologue avec une conviction grandissante.
« Vous avez cru que ce petit monastère était indépendant de l'Empire, parce que les Paladins n'y mettaient pas les pieds. Mais l'Empire est partout, je peux vous l'assurer. Les Paladins n'en sont que la partie la plus visible. Nous avons tant d'espions que je peux vous donner la liste des vins de votre cave. »
Il entama un nouveau tour.
« Je vous envie un peu. Moi-même, j'ai perdu le sens du goût. Les grands crus que vous gardez au secret, à l'abri de votre dogme wotaniste, ne me feraient pas plus d'effet que la vinasse de la garnison de Vehjar. »
Le Haut Paladin enjamba le corps d'un moine. Il l'avait attrapé trop fort et lui avait brisé le cou comme un lapin. Cet acte involontaire avait rendu ses collègues assez loquaces.
« Je repose ma question. Vous avez eu deux visiteurs, avant-hier soir, un homme et une femme. Nous sommes à leur recherche ; leur signalement est connu, des avis ont été lancés. Qui sont-ils ? »
Suspendu par les pieds aux poutres de la salle commune, le superviseur van Zoest répondit par un borborygme étouffé. Des veines couraient à fleur de peau de son cou à sa tête rouge ; il s'apprêtait à tourner de l'œil.
Rufus dégaina sa claymore, une pièce unique de trente kilogrammes qu'il attachait sous sa cape au moyen d'une chaîne métallique. Il coupa la corde, rattrapa van Zoest dans sa main gauche et le laissa retomber sur une table, dans un fracas de vaisselle.
Le superviseur se mit à tousser. Ses yeux étaient exorbités.
« De l'eau... dit-il dans un râle.
— De l'eau ! singea Rufus en levant les bras. Et même du vin, si vous voulez, du moment que vous répondez à ma question. Qui sont-ils, ?
— L'homme s'appelle Lor. Lor le Menteur. C'est un assassin. C'est tout ce que je sais. »
Rufus fit le rapprochement avec le tueur que l'Empire avait chargé d'éliminer Wagner de Vehjar, et cela ne lui inspira rien de bon. Il écrasa son poing dans la table, juste à côté du superviseur van Zoest qui reprenait son souffle ; les pieds plièrent comme les pattes d'un éléphant mourant, la table se brisa et l'homme roula à terre tel un vieux tapis.
« Ne perdez pas cette occasion, gronda-t-il. Donnez-moi son nom.
— A... Al... A... »
Rufus ramassa un pichet d'eau où surnageait un peu de poussière et lui en jeta la moitié au visage.
« Son nom !
— Aelys d'Embert.
— Embert ? » rugit Rufus.
Il fondit sur le superviseur comme un hippopotame en furie, et ses mains broyeuses s'arrêtèrent à quelques centimètres de ses épaules.
« Embert ? Vous avez bien dit Embert ? Ce ne peut pas être un hasard !
— Vous l'ignoriez donc.. dit van Zoest d'une voix sifflante. Clodomir d'Embert a eu une fille. Là dernière d'une grande lignée...
— Par les Écailles ! »
Rufus attrapa une table entière, la souleva au-dessus de sa tête et la lança vers le mur, où elle vint s'encastrer dans les vitraux.
« Eldritch ! meugla-t-il comme s'il s'attendait à ce que le Haut Paladin lui réponde. Il le sait ! J'en suis sûr ! Il l'a toujours su ! Et caché à moi... et à Auguste... est-ce qu'il veut le pouvoir pour lui seul ? Ah, si je pouvais, je... Clodomir, je t'écraserais entre mes doigts comme un insecte ! »
Van Zoest ne doutait pas qu'il en fût capable ; d'ailleurs les mains de Rufus étaient atrocement crispées.
Le superviseur, qui avait reprit ses esprits, discerna une opportunité. Il était trop pragmatique pour ne pas la saisir.
« Ce qui est certain, avança-t-il, c'est que le pouvoir lui a été transmis ; il y a donc encore une Sysade sur Avalon. Le Second Empire pourrait en faire bon usage. Je sais qu'Auguste a ordonné que les Sysades soient anéantis, mais sans eux, vous perdez votre seul espoir d'engendrer des cristaux.
— Les Sysades ne créent pas les cristaux, rétorqua Rufus.
— Non, bien sûr. Mais Mû le peut. Et les Sysades sont le moyen d'accéder à Mû. »
L'évidence tomba dans l'esprit du Haut Paladin. Par ironie du sort, Auguste avait précipité ce qu'il cherchait justement à empêcher. Aelys d'Embert était en chemin vers Mû. Qu'importe cette histoire de cristaux...
« Vous avez besoin de moi, souligna le superviseur. Je peux la convaincre...
— Non, non. Je n'ai pas besoin de vous. Personne n'a besoin de vous. J'en ai terminé ici. Je vais nettoyer ce chantier que cet imbécile nous a laissé sur les bras. »
Ces deux imbéciles, songeait-il. Car il avait fallu, pour commencer, que Clodomir et Irina partagent leur couverture. C'était le péché originel. Eldritch, qui créait plus de problèmes qu'il ne prétendait en résoudre, avait simplement ajouté sa pierre à l'édifice.
Le superviseur van Zoest le regarda partir avec soulagement.
Puis il fut pris d'une quinte de toux, et cracha dans ses mains des glaires noires et collantes, qui avaient l'odeur d'une malédiction.
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