42. Rester
Que puis-je faire, désormais, à mon échelle ? Je suis seul avec Ernest, un nouveau-né, et le souvenir d'un regard d'émeraude. Seul avec cette ombre qui s'étend sur nous, avec ce Pacte maudit qui a déjà détruit ma vie. Je ne suis pas l'homme qui vaincra Auguste, ni qui abattra l'Empire. Je doute que nous ayons besoin pour cela d'un Sysade ; il nous faudrait un héros. Et je n'ai pas cette envergure. Ma seule mission est de protéger mon enfant.
Clodomir d'Embert, Journal
Elles venaient à peine de mettre le pied dans le corridor que Maïa murmura :
« Range ton arme. Tu es attendue. »
Aelys cacha le fourreau sous sa robe, dont le tissu qui flottait comme le discours d'un maréchal sénile ; il était maintenu en place par sa ceinture. Maïa lui adressa un geste d'encouragement et s'installa dans la lumière d'une lampe à huile, où sa silhouette s'effaça jusqu'à devenir presque imperceptible.
La porte de sa chambre était entrouverte, et Fiona barrait le couloir, les mains jointes. Son sourire forcé ressemblait à une tentative de garder la face après s'être cogné le petit orteil contre un pied de lit.
« Pourquoi êtes-vous sortie, mademoiselle Alicia ? »
Son ton avait perdu toute trace de chaleur ; elle avait décidé de la détester, par extension de Lor.
« J'avais besoin de prendre l'air.
— Il suffisait d'ouvrir votre fenêtre. N'oubliez pas qu'il est important de respecter les règles de ce monastère. »
Son regard intransigeant remonta d'un cran et se fixa sur la tête d'Aelys. La jeune femme passa une main dans sa chevelure, et y découvrit une feuille ramenée des jardins.
« Étiez-vous seule ? susurra la nonne. Il me semble avoir entendu quelqu'un.
— Vous avez rêvé.
— Vous n'êtes pas allée très loin, j'espère.
— Non. Je n'ai pas été très longue. Vous permettez que je retourne dormir ?
— Oh, oui. Mais avant cela, j'ai une excellente nouvelle à vous annoncer. Le superviseur nous a demandé d'étendre indéfiniment votre séjour. Dès demain matin, vous serez déplacée dans l'aile réservée aux nonnes. »
Elle était impatiente de se débarrasser de Lor, ce qui était sans doute le corollaire de cette annonce ; qu'Aelys demeure cloîtrée dans une cellule était un ennui acceptable. Fiona joignit les mains avec un début de crispation.
« Je ne sais pas qui vous êtes, dit-elle avec froideur, et pourquoi vous intéressez le superviseur van Zoest, mais vous avez commis une erreur en entrant ici. Une idée de Lor, je suppose.
— Lui arrive-t-il d'avoir une bonne idée ?
— Seulement pour sauver sa peau. Je l'ai appris un peu tard. Comme vous. »
Aelys leva les yeux au plafond.
« Le supérieur van Zoest doit savoir que si j'ai envie de partir, je partirai. Personne ne peut m'en empêcher, certainement pas lui.
— Le supérieur espère que vous rejoindrez sa table, demain matin, pour discuter de votre entrée au monastère. D'ici là, une nuit de réflexion vous fera le plus grand bien. »
Furieuse, la jeune femme entra dans sa chambre et referma la porte sur ce sourire cruel, qui constituait à peu près le meilleur de ce que le culte wotaniste avait à lui offrir.
Elle entendit un claquement métallique et se précipita aussitôt sur la porte. Quelque part entre ces planches de chêne, on avait installé une serrure discrète dont seuls les moines avaient la clé. Une façon d'insister sur cette période de méditation.
Les pas de la nonne s'éloignèrent et ceux de Maïa se rapprochèrent depuis l'autre bout du couloir, comme un écho. Aelys s'assit contre la porte et sentit que l'ombre avait fait de même de son côté.
« Tu ne peux pas passer ?
— Il y a encore trop peu de lumière pour que je passe à l'état gazeux. »
Aelys décida que si van Zoest réapparaissait à sa vue, elle lui mettrait son poing dans la figure. Pour se calmer, elle ferma les yeux un instant et imagina qu'elle se glissait entre les barreaux de la fenêtre, s'envolait entre les arbres et montait parmi les étoiles du ciel. Pour l'avoir effectuée tant de fois en rêve, cette traversée lui paraissait toujours familière.
« Prends tes papiers » souffla Maïa.
Aelys retourna le matelas, plongea la main dans l'ouverture et ramassa le carton gris où son faux nom portait approbation officielle des wotanistes de Stokkel. Elle passa même le doigt sur l'encre rouge encore fraîche.
La jeune femme reprit ensuite ses vêtements ; la robe de novice n'était pas une tenue adaptée aux sorties nocturnes.
« Je vais chercher Lor, murmura Maïa. Je reviendrai pour toi. »
***
À l'autre bout du monastère, deux moines beaucoup plus musclés que le Wotan des statues et des aquarelles étaient occupés à traîner Lor par les pieds.
Cela l'aurait tout à fait meurtri s'il avait porté sa chemise en lin, mais c'était la robe de moine qui frottait contre le dallage de granite en accumulant les déchirures. Par ailleurs, contrairement à Aelys, Lor n'était guère ému à l'idée de se retrouver bientôt en caleçon dans un monastère wotaniste, au mépris du dogme et de l'hygiène. Cela lui était déjà arrivé.
« Je demande... lança-t-il par-dessus le lent raclement de sa ceinture. Eh ! Je demande à ce qu'on libère ma chemise. Elle n'a rien fait, et j'y tiens beaucoup. Vous m'entendez ? »
Mais les oreilles des deux moines étaient aussi impénétrables que les plans de Wotan. Un dieu dont tous les gens à peu près informés d'Avalon – et en premier lieu les Paladins – s'accordaient à dire qu'il n'existait pas, mais qui connaissait néanmoins un regain d'intérêt depuis la disparition de Mû. Après tout, se savoir sur une arche en perdition naviguant au hasard dans un espace immense et hostile, c'était assez effrayant, et Lor leur pardonnait bien de s'inventer une histoire alternative.
En revanche, il ne leur pardonnerait pas la séquestration de sa chemise.
Les moines patibulaires ayant arrêté de le traîner comme un sac à patates, il leur préparait une pique bien sentie, lorsque ses bras et ses jambes échappèrent tous ensemble à son contrôle, qu'il fut soulevé de terre, et qu'une épaule énorme s'enfonça entre ses côtes. Ils avaient décidé de le porter comme un sac à patates.
Lor riposta en donnant des petits coups de pied qui n'eurent pas plus d'effet que des boulettes de papier mâché. Il faut dire qu'il était à moitié endormi, et à moitié curieux – bien qu'il eût déjà passé une fraction déraisonnable de ses vingt ans à visiter toutes sortes de prisons, on ne l'avait encore jamais enfermé dans les geôles du monastère. À voir les sourires béats des moines prenant la pose pour les photographes, au milieu des fleurs patiemment arrosées chaque jour, on aurait même douté qu'un tel lieu pût exister. Mais pas quelqu'un comme Lor, que l'on avait déjà enfermé un peu partout, de la cave au grenier en passant par le placard à balais et la salle de bains en réfection.
On le posa sur une chaise et des menottes mordirent ses poignets, assez épaisses pour un gorille, mais pas assez pour un Sysade, ce qui le fit sourire.
Face à lui, le superviseur van Zoest était assis de travers sur une chaise identique. Une tache de vin maculait le col de sa robe blanche, peut-être ce pour quoi il avait l'air de si méchante humeur. Son visage assombri par d'épais sourcils déployait tout l'éventail de l'intimidation. Les bougies disposées au hasard éclairaient cette pièce étroite comme le dernier étage d'une tour en feu.
« Lor le Menteur.
— Vous devez faire erreur. Je m'appelle Bertie. »
Van Zoest émit un profond soupir. Il n'était pas habitué à ce qu'on lui tienne tête.
« Que faisait Lor le Menteur, désormais tristement connu à Vehjar, en compagnie de la dernière Sysade ?
— Si je prétendais qu'on est en voyage de noces, est-ce que ça arrangerait mon cas ?
— Vous ne saisissez pas très bien la situation dans laquelle vous vous trouvez, Lor.
— Bien sûr que si. Vous venez de tout résumer en une phrase. »
Le superviseur fit un geste en direction d'un des moines au format éléphantesque, qui posa délicatement ses mains sur les épaules de Lor, comme pour un massage, et commença à lui enfoncer les pouces sous les clavicules. Le jeune homme fit une grimace.
« Vous n'êtes qu'un tueur à gages, ignorant des grandes forces à l'œuvre. Je peux vous punir comme vous récompenser ; c'est votre choix.
— Moi, ignorant ? C'est la meilleure. Surtout venant d'un wotaniste. Par les cent mille écailles de mes fesses ! Votre dieu tout-puissant est un pauvre scientifique terrien d'il y a six siècles et demi. Ça fait un paquet d'années qu'il est tombé en poussière.
— Oh, je n'ignore pas qui était Wos Koppeling. Comme l'histoire des Paladins nous l'apprend, c'est le rôle des ministres du culte que de préserver certaines vérités un peu lourdes pour... le reste des mortels. »
Le deuxième moine retroussa ses manches.
« Moi, ignorant ! Reprit Lor, qui n'en décolérait pas. Moi, un simple tueur à gages sans envergure ? Est-ce que vous savez seulement qui m'emploie ? Vous ne me croiriez pas. Maintenant, libérez-moi, ou je tue quelqu'un. »
Il papillonna des paupières tel un touriste pris au piège d'une cohue de vendeurs à la sauvette, cherchant un prétexte de fuite pour abréger la conversation. Il ne souhaitait faire usage de ses pouvoirs qu'en dernier recours – et ce ne fut pas nécessaire.
La porte s'entrouvrit et livra passage à une robe blanche qui n'était pas celle d'un moine, mais d'un fantôme. Il tourna la tête dans sa direction et ne vit qu'une moitié de sourire sur un visage couleur bleu nuit, le reste disparaissant dans la lumière des bougies.
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