36. Stokkel
Faut-il contredire les wotanistes, ou les laisser faire ? À force de se poser cette question, nous, les Sysades, nous avons fini par abandonner. Certes, depuis un siècle, un culte de Mû solide et vivace s'est installé dans les villages. Mais le wotanisme est plus structuré ; ce sont des congrégations organisées en superviseurs et disciples, qui cherchent à cultiver toutes sortes d'accointances avec le pouvoir politique.
Je n'ai rien contre celles et ceux qui se recherchent un dieu ; mais je m'alarme que l'on prêche le faux, que ce soit par ruse, par bêtise ou par ignorance. Le Wotan de la légende a bien existé. Il se nommait Wos Koppeling, et il était directeur technique du projet Avalon. Mais il est mort il y a six cent cinquante ans ; il ne nous emmène nulle part, il n'a aucun projet pour nous, et il ne reviendra pas. C'est lui qui a donné à Mû le statut de Super-Administratrice et qui en a fait la clef de voûte d'Avalon. Et nous devons accepter que notre avenir n'est pas tracé dans les volontés impénétrables d'un dieu, mais qu'il s'écrit à mesure de notre voyage à travers les étoiles. Mû est notre guide, mais c'est aussi à nous de décider ce que nous allons devenir.
Oh, je sais bien que le wotanisme prospère dans son silence. Si Mû revenait demain, les discours des superviseurs sonneraient creux, et les Sysades n'auraient aucun mal à faire entendre la vérité.
Clodomir d'Embert, Journal
La dernière journée fut la plus épuisante : Lor dressa à haute voix la liste précise de tout ce qu'il entendait acheter à Stokkel, du briquet à la paire de chaussettes en passant par le peigne, le coupe-ongles et la pince à épiler. Il fit même à Aelys la liste de ses actifs, répartis équitablement entre la Compagnie Impériale des Banques et la Banque Princière de Hermegen, dont les montants exagérés lui permettraient également de se payer une nouvelle chemise et une chambre d'hôtel avec vue sur les Premiers Monts, vin à volonté et massage des pieds offert par la maison.
Certes, avait-il poursuivi à haute voix, je suis un criminel en fuite, mais ce n'est pas la première fois, et j'ai passé la frontière, nous sommes dans la principauté de Hermegen, tout est pardonné. Puis il avait tourné la tête vers Aelys et son visage s'était décomposé – car la jeune femme était une cible de l'Empire, et l'Empire était partout, même à Stokkel.
Le surgissement d'une route, au travers des arbres, fut si brutal que Lor tâta les pavés du pied comme s'il s'apprêtait à se jeter dans le grand bain. Puis il s'accrocha à un poteau indicateur tel un dandy suspendu au cou d'une actrice, en déclamant « Stokkel ! » jusqu'à ce qu'Aelys, qui avait continuer de marcher sans un mot, se fut un peu trop éloignée.
Il la rejoignit au pas de course.
Tout au long du voyage, Lor n'avait cessé de se lamenter de sa déchéance. Chaque fois qu'ils croisaient un cours d'eau, il observait dans le reflet sa barbe grandissante, et les deux cicatrices au menton résultant de ses piètres tentatives de rasage au couteau. Le col ouvert de sa chemise laissait voir des boutons de moustique enflés. Il portait un manteau de peau, acheté par Aelys à Vehjar, dont les épaules trop larges lui donnaient une allure de paysan bourru. Ses cheveux secs ressemblaient à un champ de blé en août.
« Ah, Stokkel. J'ai dû y passer deux ou trois fois dans ma vie mais j'ai de bons souvenirs de cette ville. La nourriture est meilleure qu'à Vehjar – ce n'est pas difficile, certes, mais ils ont pris conscience de l'existence des légumes et des épices, et je leur en suis infiniment reconnaissant. Et puis, j'avais rencontré une fille formidable, avec le plus beau sourire jamais vu sur Avalon, et surtout, une incroyable paire de... de lobes d'oreille.
— Il t'arrive de te taire ?
— Aussi étrange que cela puisse paraître, mon métier demande plus souvent de parler que d'attendre trois heures sous la pluie dans un manteau sombre en affûtant une dague empoisonnée. Avec le bon langage et la bonne attitude, on peut devenir charretier, mousquetaire ou page princier ; tous les moyens sont bons pour se rapprocher de la cible. Qu'il s'agisse d'une mission ou d'une femme. »
Il lui fit un clin d'œil.
« Mais toi, on ne m'a pas demandé de te tuer, et on m'a interdit de te courtiser, alors je ne suis ni page, ni soldat, ni paysan, simplement moi-même. »
Un croisement approchait ; Aelys surveilla les routes secondaires, craignant d'y voir apparaître une voiture de Paladins. Ils rencontreraient fatalement des corbeaux, comme à Vehjar ; elle devait s'y préparer, se conformer à un rôle de figurante, se fondre dans le décor.
« Et toi-même, tu connais un endroit discret pour passer la nuit à Stokkel ?
— Il s'avère que oui. Stokkel est une cité très particulière à Avalon. Tu sais peut-être déjà pourquoi.
— Les wotanistes. Ils forment un parti ultra-minoritaire à Hermegen, mais ils ont toujours été très nombreux dans ce district, et l'actuel gouverneur en est un.
— Fichtre, tu m'impressionnes. Tu as avalé un mémoire de géographie sur le trajet ? »
Qu'il s'agît d'une boutade ou non, Aelys ne l'appréciait guère ; elle croisa les bras avec froideur.
« J'ai beau avoir vécu à la campagne, on avait la radio, je lisais même des journaux.
— Eh bien. Je parie que tu sais même écrire ton nom en entier, frimeuse. »
Il se passa les mains dans les cheveux ; il s'y promenait une chenille qui fut écrasée dans l'élan.
« Pour revenir à Stokkel, la garnison de Paladins n'est pas très grande, mais pour sauter dans le train sans qu'ils s'inquiètent, il nous faudra des faux papiers, tamponnés par le gouverneur de Stokkel en personne. De même pour espérer faire un pas dans la ville sans se faire remarquer des wotanistes.
— Et tu sais qui peut faire ça ?
— Oui. Les wotanistes. »
Aelys marqua un arrêt. Cela n'avait pas beaucoup de sens.
« À l'extérieur de la ville, il y a un grand monastère, qui accueille des visiteurs plus ou moins fortunés venus de tout Avalon pour se ressourcer spirituellement. Ce sont des gens très pragmatiques ; ils acceptent à la fois les pots-de-vin en espèces ou sous forme d'ordre de virement de la BPH. Ensuite, on fait rentrer Lor le fou et Aelys d'Embert dans le monastère, et on en fait ressortir, le jour suivant, deux individus absolument irréprochables et dotés de visas de voyage originaux et valides. »
Son regard s'assombrit. D'instinct, il attrapa une pomme dans son sac de voyage et y croqua à pleines dents.
« En revanche, là-bas, on mange mal. »
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro