35. Les beignets n'étaient pas bons
Il faudrait être fou pour croire qu'il n'y a qu'une seule vérité, et contrairement à tous ces vieux maîtres à penser, je ne ferai pas cette erreur, et je ne te demande pas de la faire. Certes, tu abandonneras ta famille, tes amis, ta maison et tes biens. Mais garde tes croyances, du moment que tu me suives ; garde tes dieux, du moment que je suis ton roi.
Auguste, Pensées
En fin de journée, Aelys monta un feu de camp tandis que Lor examinait ses pieds. Il s'était, en effet, cassé un ongle en cognant sa chaussure contre un caillou, et cela requérait toute son attention. Puis, épuisé par sa tentative de pédicure, il s'allongea contre un arbre en mangeant une pomme. Dans le verger d'une ferme abandonnée traversée plus tôt, tandis qu'Aelys réfléchissait à leur route, il avait rempli un sac de toile de pommes et de noisettes en sifflotant. Lor ne marchait pas ; il flânait.
« Ne fais pas cette tête, lança-t-il. Ça pourrait être pire : j'aurais pu sortir une guitare et me mettre à chanter. J'aurais aussi pu te faire la cour. Mais j'ai bien compris que si j'essayais, ton amie viendrait m'étouffer dans mon sommeil. »
Il tendit la main vers les premières étoiles qui s'accrochaient au ciel.
« Une ombre invisible et mortelle... je ne suis, face à elle, qu'un amateur. »
Cela ne sonnait pas aussi faux que ses habituelles rodomontades. Sans doute le pensait-il vraiment ; avec ce duel sur l'île, au pied de la tour, Maïa avait acquis auprès de lui une forme de respect dont Aelys resterait encore longtemps privée.
« Pourquoi ce surnom, Lor le Menteur ? »
Le jeune homme se leva en sursaut, jeta le trognon de pomme et épousseta son col. Maïa venait de surgir à moins d'un mètre de lui, glissant d'un tronc d'arbre où elle s'était peut-être cachée telle une dryade.
« C'est le résultat d'une série de malentendus. Je suis, en réalité, très clair et très direct, simplement les gens ne veulent ni m'écouter, ni comprendre ce que je dis, et ensuite ils se plaignent que je leur ai menti. »
Il repoussa du pied une branche qui venait de se briser dans le feu.
« Exemple : un jour, on m'a demandé d'assassiner un collecteur d'impôts véreux qui avait tendance à battre le pavé l'arme au poing et en compagnie d'une troupe sanguinaire – et de collecter un peu plus que l'impôt. J'ai dit oui, je m'en occupe, j'en découdrai avec eux demain à l'entrée du village. Tout le monde s'attendait à ce que je défie la cohorte barbare l'épée au poing. Je les ai attendus au matin avec une marmite de soupe aux champignons. C'est votre jour de chance, que je leur ai dit ; par manque de clients, je vends le bol à une pièce au lieu de deux. La soupe a été très appréciée. Dix minutes plus tard, il ne restait plus qu'à les ramasser. Comme j'avais quinze pièces, j'ai payé un paysan pour m'aider, et j'ai même pu dédommager le bourgmestre pour le dérangement. Voilà. »
Il ramassa une tige de graminée solitaire et commença à la mâchonner.
« Je dois dire que même mes commanditaires n'ont pas apprécié la méthode. Ce n'était pas très honorable, qu'on m'a dit. Peut-être, mais c'était efficace. Et qui sait, si vous oubliez ma commission, peut-être que vous pourrez faire vous-même l'expérience de cette efficacité. Alors ils m'ont quand même payé. »
Maïa hocha la tête. Les détails de cette histoire ne l'intéressaient pas tant.
« Montre-moi les mouvements » ordonna-t-elle à Aelys.
L'héritière dégaina son épée d'acier, dont la gouttière étincela à la lumière du feu. C'était une arme assez basique, on en avait fabriqué une centaine de copies dans les forges de Kitonia, elle n'avait été portée que par des mercenaires sans histoire.
Mais quelle légende deviendrait la sienne si, un jour, cette arme tuait Auguste !
Aelys se mit en garde et répéta une série de gestes que Maïa lui avait montrés plus tôt dans la journée – en prenant le contrôle de son corps. Ils étaient restés en mémoire, à mi-chemin entre le réflexe et le geste conscient.
« C'est pas mal, jugea Lor. On voit que tu as de l'expérience. Mais tout ça ressemble encore trop à un cours d'escrime pour bonne famille. L'objectif, ce n'est pas de toucher le poignet après une parade en respectant la priorité. L'objectif, c'est de tuer. Exemple : un jour, on m'a demandé d'assassiner un Paladin cinglé qui avait pris le maquis tout seul dans la lande Vlaarbourgeoise, et qui défiait en duel à peu près tout ce qui passait sous son nez. »
Il modela son écaille de Mû en une épée fantomatique et bondit sur ses pieds pour figurer l'assaut.
« C'était un fier bretteur. Parade de quarte, reprise en quinte, contre-attaque, frappe en sixte, si bien que je recule, je recule, et après une botte redoutable dont j'ai oublié le nom, je suis désarmé. J'ai gagné, déclare le Paladin. Il me fait un dernier salut d'escrime avant de me tuer. Comme il a écarté sa lame, j'envoie mon pied dans son entrejambe, il tombe à terre en hurlant comme un goret. Je m'assieds sur lui, je ramasse un caillou et je tape dans son masque jusqu'à ce qu'il ne bouge plus. Morale de l'histoire : ce n'est pas parce qu'on se bat à l'épée qu'il faut oublier l'essentiel.
— Certainement, dit Aelys sans masquer son dégoût.
— Oh, je vois bien que tout ceci te répugne, mais si tu veux tuer Eldritch, il faut être prête à faire exploser ses viscères avec du champignon toxique ou lui fracasser le crâne à coups de caillou. Parce que si tu t'encombres d'une méthode, ton échec est assuré. »
Maïa ne parut pas convaincue par son analyse. Lor était un tueur d'hommes, et elle de monstres. Leurs conseils pouvaient se compléter comme se contredire.
Elle se tourna vers Aelys.
« Je pense que tu es prête pour un nouvel essai.
— Où est-ce que vous allez, toutes les deux ? s'exclama Lor en les voyant s'éloigner du feu. Vous avez déjà décidé de m'abandonner ?
— Tu peux nous suivre, murmura Maïa.
— Tu en es sûre ? Je ne voudrais pas perturber vos bacchanales nocturnes. »
Après une centaine de mètres dans une ombre toujours plus dense, où Lor se plaignit plusieurs fois que des ronces lui écorchaient les coudes, Maïa entra dans une sorte de terrier de renard géant. L'entrée encore étroite pour des épaules humaines s'élargit en un tunnel plus large. Lor commença à émettre des doutes sur leur destination, mais la curiosité le poussa à suivre jusqu'à la caverne. Plus haute que les précédentes, son plafond était constellé de stalactites colorées d'une phosphorescence violette. Le sol était plus sec, et les polypes jaunâtres n'en avaient colonisé qu'une petite partie.
« Pourquoi s'arrête-t-on ? remarqua Lor. La porte est là-bas. »
Maïa l'empêcha de suivre Aelys au centre de la grotte, et sous cette voûte de pierre qu'il venait de désigner du doigt, surgit bientôt un homme épais, vêtu de noir, portant une cape grise, un masque à œillères et à bec de corbeau.
« Eldritch ? » demanda Lor.
Aelys fit non de la tête ; elle dégaina son épée et la prit à deux mains. Elle avait gravé dans sa mémoire chaque détail du masque du Haut Paladin, faute de visage ; elle aurait su le reconnaître dans une foule.
L'homme dégaina à son tour un sabre de duel. C'était une lame courbe, fine et légère, qu'il tenait d'une main en repliant le bras gauche dans son dos, comme en cours d'escrime.
Ilyas de Vehjar.
« J'ai goûté les beignets, articula-t-il avec force. Et ils étaient pas bons ! »
Cela se voulait sans doute menaçant, mais le Bandersnatch n'était pas très doué pour les discours. Lor croisa les bras d'un air consterné.
Cet Ilyas était-il innocent ou complice des crimes de son chef ? Au fond, ce n'était pas à elle d'en juger. Mais s'il se mettait en travers de son chemin, elle se battrait, comme cette nuit, au risque d'ajouter une mort inutile à sa vengeance.
Le Bandersnatch prit l'initiative de l'assaut ; le sabre siffla en zigzag, tout près de ses cheveux noirs. Aelys se pencha sur le côté pour l'éviter et frappa à la hanche ; mais la lame atterrit de biais, sur la tranche, et ne fit qu'érafler sa tunique épaisse. Elle se remit en garde derrière lui.
Il avait deux fois plus de force qu'elle, mais il était aussi plus lent et moins précis. Les réflexes que Maïa avait installé dans ses muscles la surprenaient elle-même. Mais tout ceci ne servait à rien si elle ne parvenait pas à frapper juste.
« Avec la pointe ! Commenta Lor, qui suivait le combat avec intérêt, Maïa lui en ayant résumé les enjeux. Au niveau du cou, sous le masque, ou directement à travers l'œil !
— Ne le tue pas » ajouta Maïa, au grand dam de l'assassin professionnel.
La lame courbe trancha l'air si près du sol que les polypes en furent secoués ; Aelys sauta pour l'éviter. Au moment où elle retomba sur ses pieds, Ilyas visa en travers de sa gorge pour la forcer à une parade inconfortable. Il appuya de son seul bras droit ; les deux lames glissèrent l'une sur l'autre avec un bruit de pierre à aiguiser.
Le Paladin était plus fort qu'elle. Lutter ainsi ne servait à rien.
Inspirée par le récit de Lor, Aelys lança un pied dans son entrejambe. Elle avait mal visé, et sa semelle atterrit dans son bas-ventre, ce qui eut néanmoins l'effet escompté. Le souffle coupé, Ilyas recula un peu, ce qui libéra son épée. Aelys visa sa main découverte ; la pointe traversa le gant de cuir, creusa dans la chair entre le pouce et l'index, jusqu'à rencontrer le poignet. Le sabre du Paladin tomba au milieu des algues luminescentes.
« Brouillon, mais efficace, jugea Lor. Maintenant, tu peux l'achever.
— Non, c'est terminé. »
Ilyas oscillait d'avant en arrière en se tenant la main d'un air contrit.
« Il pourrait encore ramasser un revolver et te tirer dessus, insista Lor.
— Peut-être, dit Maïa. Mais pas ce soir. Elle a gagné. »
Le Bandersnatch fondit sous forme de brume et regagna son antre à reculons.
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