2. Eldritch
Le lendemain, il n'y avait plus un seul rat dans toute la ville ; mais le roi, qui avait promis les mille talents d'or, refusa de voir le joueur de flûte. On n'a aucune preuve, disait-il, que c'était bien vous ; les rats sont tombés tous seuls.
L'homme fit ses bagages.
Le soir venu, les enfants d'Istrecht jouaient dans les rues revenues sûres. Avant de partir, l'homme ressortit sa flûte, joua un autre air ; les enfants abandonnèrent leurs jeux et le suivirent au-dessus du Ravin.
Est-ce vrai ? Inventé ? Ce n'est pas l'objet des contes. Ce qui est vrai, c'est qu'il y a deux ans, le Grand Paladin Auguste, le Patient, Empereur de Kitonia, monta jusqu'à Istrecht pour demander audience au roi. Mais les portes de la cité lui restèrent closes ; le roi lui refusait cet honneur. Auguste cacha cet affront sous son masque de Paladin, tourna le dos aux murailles de la ville suspendue, et rentra dans son fief.
Une semaine plus tard, à ce qu'on m'a rapporté, le Haut Paladin Rufus, le Discret, traversa Istrecht pour établir une garnison dans la ville nordique de Vehjar. Sur son passage, fidèle à son surnom, il fut à peine remarqué.
Les jours suivants, les habitants d'Istrecht se plaignirent d'étranges fatigues, nausées et maux de tête. Les premiers morts tombèrent vingt-quatre heures après ces symptômes. Riches et pauvres, des mendiants de la ville centrale jusqu'aux courtisans de la cour royale, personne ne fut épargné. Leur sang devenait noir et se pourrissait, d'immondes pustules leur couvraient le corps. Chaque jour, on faisait ramasser aux malades les corps contaminés de la veille ; chaque jour, le pouvoir du roi d'Istrecht s'érodait davantage.
Et un jour, le Grand Paladin Auguste frappa de nouveaux aux portes de la ville ; tout un régiment de Paladins l'accompagnait, vêtus de ces tenues austères aux bottes noires, aux capes grises, et au masque à bec crochu qui prouverait bientôt son utilité.
Auguste était venu sauver la ville, mais aussi, la conquérir.
Clodomir d'Embert, Journal
Il se tint droit, le souffle court, les mains toujours posées sur sa ceinture, son chapeau à large bord vissé sur sa tête. Les moteurs s'arrêtèrent, et pendant quelques secondes, il n'entendit plus que le bruit des bottes noires sur le tapis d'aiguilles.
Ils étaient trois, deux hommes et une femme, vêtus de l'uniforme sobre du Second Empire. Un quatrième attendait auprès des Spins. Toute la boue et la poussière rencontrées sur le chemin avaient formé des croûtes sur leurs pantalons gris. Derrière les oculaires rondes de leurs casques à bec de corbeau, Alfred sentit des yeux scrutateurs se poser sur lui. Leurs armes n'étaient pas en évidence ; il fallait deviner le revolver accroché à leur taille, les sabres d'acier cachés dans leurs fourreaux.
Le silence s'étira sur quelques secondes ; l'homme qui marchait en tête du groupe étudia leur campement d'un petit mouvement de tête. Ses épaulières dorées signifiaient sans doute quelque chose d'important. Verst, qui n'avait toujours pas bougé, lui adressa un salut de la main.
« Que voulez-vous ? » lâcha Alfred.
L'homme se retourna vers lui et il sentit un frisson remonter sur son échine. Car bien que son visage fût caché derrière cette barrière d'acier et de verre opaque, quelque chose d'effrayant transpirait dans son attitude. La confiance des hommes qui possèdent un pouvoir si grand qu'il réduit tous les autres à de vulgaires insectes.
« Pardonnez-moi, dit-il. Nous vous avons certainement dérangés en plein déjeuner. »
Il avait une voix posée, très calme, adoucie par l'âge comme un vieil hydromel, très loin de l'aboiement guttural qu'Alfred attendait des chiens de l'Empire. On aurait dit un professeur de philosophie – avec un bec et une cape grise.
« Ce n'est rien, dit le chercheur de cristaux. Je m'appelle Alfred, voici Verst. À qui avons-nous l'honneur ?
— Je suis le Haut Paladin Eldritch, le Clément. »
Les deux autres demeurèrent en retrait, bras croisés, immobiles tels les statues gardant l'entrée d'un temple de Mû.
« Ne craignez rien, poursuivit leur chef. Je n'ai pas à vous demander ce que vous faites ici, tous les deux, en pleine forêt. Mais cette région nous est inconnue et je ne pouvais manquer l'occasion de m'instruire auprès d'autres voyageurs. Sommes-nous bien sur la route d'Hynor ?
— Vous allez à Hynor ? » S'étonna Alfred.
Le Haut Paladin pencha légèrement la tête, et le soleil traversa les oculaires rondes de son casque ; ses deux yeux étaient aussi lointains que l'eau au fond du puits.
« Sommes-nous bien sur la route d'Hynor ? répéta-t-il avec patience, considérant à raison qu'il n'avait pas à s'épandre en explications sur le but de son voyage.
— Oh, oui » intervint Verst, sur qui les Paladins ne semblaient pas faire grande impression.
L'homme accueillit cette réponse avec un hochement de tête satisfait. Il fit quelques pas sur le côté, portant son regard sur les pins, dont il détaillait l'écorce rouge et cherchait les lointains sommets comme s'il attendait quelque chose d'eux.
« Vous connaissez bien les forêts du Nord, monsieur Alfred ?
— Oh, je.... Un peu. C'est-à-dire... ma famille est dans la région depuis des générations. Mon père a cherché des cristaux pour la Compagnie Impériale, du côté de Vlaardburg.
— Une tâche difficile, remarqua Eldritch. Sachez que j'éprouve une grande admiration à l'égard de ces hommes et de ces femmes qui ont franchi le mur de Vlaardburg et traversé les grandes forêts du Nord.
— Mon père a disparu dans la forêt » ajouta Alfred.
Il se sentait obligé de le mentionner, comme si l'Empire viendrait trente ans plus tard lui verser une petite pension pour services rendus.
« Une attaque de loups ? s'interrogea le Haut Paladin à haute voix. De Nattväsen ? Personne ne pourra jamais en être certain, trancha-t-il alors qu'Alfred allait proposer son idée. Mais je m'égare. En parlant de Nattväsen, justement, ceux qui habitent dans cette région devraient avoir beaucoup à raconter... et vous, monsieur Alfred ? Avez-vous déjà rencontré le peuple de la nuit ? »
Pas plus tard qu'il y a dix minutes, songea-t-il.
« Oh, vous savez, messire, dans les nuits sans Lune, les ombres des pins peuvent prendre d'étranges allures, et on ne peut pas croire ce que l'on voit. Mais... oui, sans doute, tout le monde les a vus au moins une fois dans sa vie.
— S'approchent-ils des villages ? Même un bourg isolé comme Hynor, que je sache, n'a jamais demandé l'assistance du Paladinat. »
Oh, même si les Nattväsen étaient rentrés dans les maisons en cassant les fenêtres, les habitants d'Hynor auraient sans doute préféré se faire mâchonner les doigts de pied plutôt que d'appeler à l'aide les corbeaux masqués. Car derrière leurs masques, il y avait le Second Empire, et l'aide gracieuse du Paladinat était toujours un cadeau empoisonné.
« Oh, non, je ne pense pas. C'est toujours assez bien éclairé. Et les Nattväsen ne vivent que dans l'ombre. À la lumière, ils disparaissent.
— Je vois. Une dernière chose, peut-être, avant que nous repartions. Combien de kilomètres nous reste-t-il avant Hynor ?
— Oh, un demi-jour de marche, nota Verst. Avec vos machines, vous y serez en moins d'une heure. »
Eldritch baissa furtivement les yeux en direction de ce malotru qui n'avait pas daigné se lever en sa présence, et Alfred sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
« Très bien. Nous y serons donc avant la nuit, c'est parfait. »
En un instant, il fut devant lui, et lui serra la main ; les craquelures du gant de cuir rencontrèrent les sillons d'une paume inondée de sueur. Eldritch ajouta une tape amicale sur l'épaule de Verst, comme s'il se fût agi d'un animal de compagnie.
« Vous êtes natifs du village, je suppose ?
— N... non, je suis de Vlaardburg, corrigea Alfred, interloqué.
— Oh, c'est amusant que vous le demandiez, intervint Verst, parce que je ne sais pas vraiment où je suis né. Voyez-vous, je ne suis pas le fils de mon père, enfin, c'est ce que m'a dit mon oncle, qui avait une liaison avec ma mère, en plus d'avoir trompé sa propre femme avec une danseuse de cabaret de Vehjar. Mais mon père trompait aussi ma mère avec cette danseuse...
— Entendu, le coupa Eldritch. Avez-vous entendu parler d'un certain Clodomir d'Embert ? »
Déçu que personne ne veuille entendre l'histoire complexe de sa famille, Verst avait commencé à se gratter la paume de la main. Il releva soudain la tête :
« C'est à moi que vous demandez ? Pour tout vous dire, je ne savais même pas qu'il pouvait exister un prénom pareil.
— Si, ça me dit quelque chose, avoua Alfred. Le prénom, je ne sais pas trop, mais le nom, oui. Il y a un médecin à Hynor qui s'appelle comme ça. Le docteur d'Embert.
— Parfait, dit le Haut Paladin. Vous m'avez été de la plus grande aide, chers voyageurs. »
Il leva le bras et pointa du doigt la rivière ; sa main ganté de noire ressemblait à une malédiction.
« Si à mon tour je peux vous offrir un conseil... il est inutile de vous acharner à gratter le lit de cette rivière. Toutes les Écailles de Mu tombées lors de la Guerre des Sysades ont été patiemment ramassées par la Compagnie, et même celles qui étaient enfouies dans le sol ont été minées à la dynamite. Les seules qui restent sont au fond de l'Empreinte, du côté de l'océan.
— Nous trouverons bien quelque chose, rétorqua Verst par principe, alors même qu'il défendait le contraire quelques temps plus tôt. L'Empire ne peut pas avoir soulevé chaque caillou. »
Eldritcht posa une dernière fois ses yeux sur lui avec peine, comme s'il regardait un animal mort. Puis il se détourna, accompagné de ses deux séides. Leurs silhouettes raides et sombres se confondirent rapidement avec celles des pins.
Alors que les Spins redémarraient, Verst fut pris d'une quinte de toux.
« Tu as failli nous faire tuer » grogna Alfred en laissant enfin tomber ses bras le long du corps.
Le cinquantenaire excentrique agita la main en signe de dénégation, sans parvenir à se dépêtrer de ses expectorations. Ses inspirations saccadées devinrent bientôt des râles grinçants.
« Alors quoi ? Tu as avalé de travers ? »
Alfred s'accroupit à côté de lui et lui tendit sa gourde. Le rugissement des moteurs s'était évanoui derrière les arbres. Malgré le soleil éclatant qui l'illuminait toujours, la forêt ne lui avait jamais paru aussi intimidante.
Verst s'empara de la gourde en métal, l'ouvrit et en répandit le contenu sans parvenir à avaler la moindre goutte.
« Par les cent mille Écailles ! » jura le chercheur de cristaux.
Il avait arrêté de tousser ; il s'étouffait désormais, sa respiration réduite à un mince sifflement. Alfred lui donna de grandes tapes sur l'épaule. La toux reprit, plus grave et plus rauque, et Verst cracha un morceau de pâte noire, comme s'il avait mangé du charbon. Son associé se plaça derrière lui, l'entoura de ses bras et lui écrasa l'estomac. Verst vomit une bile huileuse, qui collait à ses vêtements et à ses chaussures. Puis ses yeux se révulsèrent, ses mains tremblantes cessèrent de s'agiter et tout son poids s'effondra dans les bras d'Alfred.
Ce dernier s'écarta de lui et le laissa glisser au sol.
S'il avait eu la science du docteur d'Embert, il aurait peut-être reconnu les symptômes de la maladie. Il se serait d'ailleurs promptement éloigné du cadavre. Mais tout ce que fit Alfred, ce fut d'appeler au secours des Paladins partis depuis déjà trop longtemps.
Il ressentit un picotement dans la gorge et commença à tousser à son tour.
Alfred rampa jusqu'à la rivière, plongea sa tête dans l'eau pour essayer de boire. C'est là qu'il tourna de l'œil. Son corps, surveillé de près par les Nattväsen, aurait disparu le lendemain.
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