15. De ma main, et rien d'autre
Aie du respect pour les ambitieux, les téméraires, les audacieux ; ceux qui mènent de grandes batailles, réussissent de grandes conquêtes, et abattent de grandes défaites. Oui, même ceux qui ont échoué, car leur échec t'apprendra toujours quelque chose. Aie de l'admiration pour ceux capable de renverser le monde et s'en rebâtir un nouveau, même si ce monde n'a jamais vu le jour.
À l'inverse, n'aie que mépris pour les lâches, les tièdes, les indécis, les suiveurs ; ceux-là sont le fléau de toutes les grandes réalisations humaines ; ils sont la rouille qui dévore les armes, le salpêtre qui éclate les murs du plus bel empire ; ils sont ce qui ronge la grandeur de nos civilisations.
Auguste, Pensées
Lorsqu'Ilyas entendit les premiers cris provenant du village, il sentit une vague de sueur froide déferler dans sa nuque. Hynor brillait encore de tous les lampions suspendus aux fenêtres pour la fête de Mû ; mais un vent sombre soufflait sur les flambeaux. Les ombres qui encerclaient le village se déformèrent, comme s'il y rôdait une meute de Nattväsen.
Une fois le silence tombé, le village ressembla de loin à une place forte perdue dans la nuit éternelle.
Ilyas serra nerveusement les poings. Il ne devait pas bouger de son poste, c'était un ordre d'Eldritch. Désobéir au Haut Paladin, c'était lui manquer de respect, et lui manquer de respect, c'était mourir, souvent d'une manière brutale et inattendue.
Un nouveau cri monta entre les cheminées éteintes, suraigu, qui traversa les ombres comme un coup de poignard. Peut-être un cri de femme, ou peut-être l'esprit d'Ilyas lui jouait-il des tours. Il fut accompagné d'une litanie de plaintes, de pleurs et de sanglots.
Des éclats de voix montèrent, s'accumulèrent et se brisèrent d'un coup, comme une vague puissante vaincue par la jetée.
Ilyas resta immobile.
Pour suivre les ordres, assurément. Et peut-être pour ne pas savoir. Fermer les yeux était un moyen efficace de garder sa conscience tranquille. On ne lui demandait pas de molester les villageois d'Hynor, ni de juger Eldritch qui le faisait sans doute avec un certain zèle ; son seul travail consistait à garder les Spins en état de fonctionnement.
Une colonne de fumée dépassa les toits. La lumière avait décru, et les ombres perçantes menaient leur assaut sur les masures silencieuses.
Un nouveau cri franchit l'obscurité jusqu'à lui, se logea dans sa propre poitrine. Il lui aurait fallu crier à son tour pour s'en libérer. Mais Ilyas était cerné par le silence – un silence définitif qui venait de tomber sur Hynor, qui rampait à travers les champs en jachère, et qui le tenait désormais dans ses griffes.
Il tourna le dos au village et essaya de penser à autre chose pour combattre la nausée. Son regard tomba sur le rideau d'arbres de la forêt. Les heures les plus sombres de la nuit étaient passées, et on sentait quelque chose refluer entre les racines ; toute la cohorte étrange des Nattväsen s'en retournait sous terre, s'évaporait dans l'air, se changeait en pierre ou en eau.
Il eut le temps d'apercevoir une paire d'yeux qui le fixaient. Un regard brillant et curieux, comme s'il reconnaissait l'un des siens. Cette idée laissa Ilyas pétrifié. Les yeux se penchèrent doucement, se relevèrent, se détournèrent enfin, et s'éloignèrent avec une grâce de vieux fauve.
Quelque part au centre d'Hynor, une maison était la proie des flammes. Si les lampes à huile étaient mortes, si les lampions s'étaient détachés de leurs fenêtres, l'incendie perçant son toit éclairait désormais les alentours avec vigueur.
« Ilyas ! » appela Eldritch.
À mi-chemin du village, le Haut Paladin s'arrêta pour essuyer ses gants sur le muret.
« Nous repartons ! »
Il n'était accompagné que d'Hermance, qui le précédait de son pas de somnambule. Ilyas vérifia qu'il n'avait oublié aucun de ses outils ; il écrasa du pied le sac en papier qu'Aelys lui avait apporté plus tôt dans la nuit.
« Où est passé Ludwig ? » lança-t-il lorsque les deux Paladins rejoignirent son carré.
Hermance, qui venait s'enfourcher sa moto, tourna la tête vers lui comme s'il était inconcevable qu'elle s'abaisse à lui répondre. Il avait fini par supposer qu'elle était muette.
« Il est mort, dit Eldritch. Récupérez le matériel de sa Spin, siphonnez-la et sabotez-la. Nous la laisserons ici. Vous avez dix minutes. »
Mort. Alors qu'une simple pensée pour le village le rendait malade, ce village où il n'avait jamais mis les pieds, cette annonce ne lui faisait ni chaud ni froid. Ludwig avait à peu près autant de personnalité qu'une cuillère en bois. Certes, Eldritch le préparait à devenir Haut Paladin et à recevoir les pouvoirs afférents au Pacte d'Auguste, mais de la même manière que l'on se prend d'affection pour un chat siamois ou un bonsaï.
D'ailleurs, ce n'était pas la cause de la colère d'Eldritch, qui grondait derrière son masque.
« Qu'est-il arrivé ? demanda Ilyas innocemment en remplissant un bidon d'essence cristalline.
— J'ai tué le Sysade. Mais la fille nous a échappé.
— La fille ?
— Aelys d'Embert, la fille de Clodomir d'Embert – et désormais la dernière héritière des rois d'Istrecht.
— Je croyais que les d'Embert n'étaient que des cousins éloignés de la famille régnante.
— Des cousins certes, mais leur nom porte toute une légende. Il serait regrettable que cette fille réapparaisse soudainement aux mains de quelque groupe de rebelles royalistes. Bien entendu, ajouta-t-il, son existence même est un secret d'État. »
Ilyas ignorait qu'il existât, dans l'Empire tout jeune fondé par Auguste, des rebelles royalistes, et de fait, Eldritch venait sans doute de les inventer. Mais il se garda de la moindre remarque. Pour une raison ou une autre, le Haut Paladin avait décidé de tuer Aelys.
« Elle est partie dans la forêt ?
— Oui, grogna Eldritch. Vous avez fini ?
— Avec tous les Nattväsen qui traînent dans les parages, elle est peut-être déjà morte à l'heure qu'il est. »
Dans la province de Vehjar, même dans les cités embourgeoisées les plus éloignées de la forêt primaire d'Avalon, il était de coutume d'attribuer toutes les disparitions suspectes aux Nattväsen, et la police l'écrivait toujours ainsi dans ses comptes-rendus. Alors Ilyas, comme beaucoup d'autres, avait grandi dans l'idée que traverser la forêt de nuit, c'était comme quitter la plage et nager vers l'horizon. Franchir les portes d'un autre monde si hostile à l'humanité qu'on ne pouvait pas y rester en vie bien longtemps.
« Non, asséna Eldritch, sur le ton de quelqu'un qui en sait plus, mais qui refuse de perdre son temps en explications. Elle reviendra, j'en suis persuadé. Cette lignée ne mourra pas aussi facilement. Ce sera de ma main – et rien d'autre. »
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