11. La forêt
Nous en sommes à la moitié.
L'hiver est exceptionnel ; c'est du moins ce que nous ont dit les habitants qui sont venus se présenter à la caserne. Eldritch a écouté leurs doléances pendant deux heures. Il s'est montré très patient. Il leur a même accordé une rallonge de grain, pour qu'ils ne repartent pas les mains vides. Je suppose qu'il avait réservé une marge pour ce genre d'occasion.
Clodomir d'Embert, Journal
La première fois qu'elle avait fait le mur, Aelys s'était foulée la cheville. Mais depuis, elle avait passé les vingt ans.
Les lierres et la vigne entremêlés qui faisaient office d'échelle avaient grandi en même temps qu'elle, et lorsqu'elle y posa son pied, ils grincèrent à peine en guise de protestation. Elle grimpa en quelques enjambées. Arrivée au sommet, elle jeta un regard en arrière.
Le manoir en feu irradiait une puissante lumière, qui découpait dans les jardins des ombres encore jamais vues. Le mouvement des flammes peignait dans les haies des orgies démoniaques ; au centre de ce théâtre, le Haut Paladin Eldritch le Clément faisait face à Ernest avec l'assurance d'un véritable prédateur.
Un de ses deux séides s'était effondré sur place, revolver à la main, sans un cri ; l'autre avait prestement bondi dans les fourrés à la suite d'Aelys, et de quelques bonds souples, avait réduit la distance à une vingtaine de mètres.
La jeune femme manqua une des marches de sa descente et chuta lourdement au sol en pestant.
Son vélo était sa meilleure chance à long terme, mais elle l'avait laissé de l'autre côté du domaine. Elle courut à perdre haleine sur le chemin de terre qui longeait le mur, suivie du regard par la Lune languissante d'Avalon. Une brise légère agitait les branches des arbres, et sous leurs frondaisons opaques, on pouvait deviner la présence d'yeux discrets.
Les pas résonnaient derrière elle avec une insupportable régularité.
Aelys commit l'erreur de se retourner une nouvelle fois. Fait rare, c'était une femme qui la poursuivait, dont les cheveux cuivrés dansaient sur ses épaules. Les Paladines avaient existé depuis près d'un siècle, mais elles étaient encore peu nombreuses. Ce qui avait fait d'Irina la seule femme dans le groupe de Kitonia, trente ans plus tôt, et l'objet involontaire de jalousies et de rivalités.
Mais homme ou femme, ce masque aux yeux ronds, au bec court, lui dévorait le visage ; elle s'était rendue à lui. Et tous ces monstres de jour, dont les capes grises flottaient au-dessus du continent d'Avalon tout entier, ne méritaient d'autre nom que celui de corbeaux.
« Arrête-toi » commanda la Paladine.
Aelys avisa les ombres sous les arbres, imperméables à la lumière de la Lune. Le danger y sourdait, invisible mais perceptible, comme un banc de requins rôdant juste sous la surface de l'eau. Mais lui au moins n'avait pas de forme, pas de revolver, pas de sabre. Il n'avait, cette nuit, encore tué personne.
« Attends ! » s'exclama la femme.
Aelys s'élança entre les arbres. Le sol inégal la prit de court ; elle glissa, manqua de perdre l'équilibre, et dut sauter par-dessus une branche brisée aperçue à la dernière seconde. Elle continua sa route sans s'arrêter, à peine capable de suivre du regard les troncs d'arbres les plus imposants, se heurtant sans cesse à de jeunes pousses. Elle termina sa course tout en bas de la pente dans un buisson de ronces, dont elle se dégagea au prix d'écorchures sur ses mains et son visage.
L'héritière se releva à demi. Elle essaya de reprendre son souffle avec le moindre bruit possible. Le tapis d'aiguilles de pin étouffait ses pas. Elle parcourut du regard le sommet de la pente, d'où perçaient, au loin, d'ultimes témoignages de lumière. Sa poursuivante n'y était plus. Elle ne pouvait pas avoir rebroussé chemin ; mais à moins de disposer de l'odorat d'un loup, elle n'avait aucune chance de retrouver Aelys dans cette obscurité.
La jeune femme continua de s'enfoncer dans les ténèbres. Ses yeux s'habituèrent autant qu'ils purent au manque de lumière, et peignirent en noir et blanc cette foule biscornue et silencieuse, ces troncs vermoulus, dominés par de grands arbres puissants, dont les racines divaguaient partout. Après un temps, elle se sentit acceptée parmi eux ; elle marchait sans se heurter à leurs silhouettes immobiles ; dans la brise fraîche, elle entendait le grattement des mille et un animaux nocturnes.
Il fallait décider d'une route. Toute cette partie de la forêt était inexploitée, laissée aux Nattväsen en compensation du grignotage opéré par les humains plus au Sud. Hormis les deux chemins qui menaient au manoir, on pouvait y marcher des heures sans rencontrer la moindre trace d'activité humaine.
Au vu du dénivelé qu'elle venait de dévaler, Aelys estima qu'en poursuivant tout droit, elle finirait par atteindre le ruisseau où Hynor puisait son eau. Si elle le remontait, elle serait au village.
Et après ? Les Paladins étaient à sa recherche. Eldritch, ce même Eldritch dont Clodomir lui avait déjà évoqué la dangerosité, le même dont la voix nasillarde retentissait parfois dans les communiqués radio, serait à Hynor dans l'heure. Sa seule présence, la seule possibilité de sa présence, mettait les habitants en danger.
Hormis le village, où pouvait-elle aller ?
Aelys avait passé toute sa vie dans cette contrée. Tout au plus avait-elle pu accompagner Ernest à Vlaardburg lorsque le majordome, dans le plus grand secret, transmettait les messages de Clodomir au cercle déclinant des Sysades. Mais elle avait lu de nombreux livres, et il n'y avait pas besoin d'aller dans les notes de bas de page de l'atlas de géographie pour savoir que la prochaine ville, ou bien Vlaardburg, ou bien Vehjar, était hors de portée de ses petites jambes humaines.
Il lui aurait fallu des vivres. Des chaussures de marche. Son vélo, des pneus à crampons et un kit de mécanique.
Elle marcha encore quelques minutes avant de s'arrêter contre un arbre pour souffler encore. Elle n'arrivait pas à retrouver son calme. La maison en feu était si loin, comme un mauvais rêve ; on ne pouvait d'ici la voir, ni la sentir. Mais cette image s'était incrustée dans sa rétine. Elle la poursuivait, où qu'elle pose les yeux, accompagnée des oculaires blanchâtres des masques de corbeau.
C'était désormais son fardeau.
Aelys s'appuya contre un arbre et commença à sangloter.
La nuit avait encore gagné en fraîcheur, et le froid intense s'insinuait par toutes les déchirures de son manteau. Elle renoua son col et le serra le plus fort possible, pour étouffer ses pleurs et sa terreur. Quelques mètres au-dessus d'elle, les nuages s'alignèrent avec une trouée dans les arbres, et l'œil maussade de la Lune tomba sur le sol de la forêt.
Cette brutale clarté chassa une petite dizaine d'écureuils, ou d'animaux qui en avaient l'allure, qui étaient occupés à fouiller le sol.
Ils étaient juste à côté d'elle et elle ne les avait même pas entendus.
En relevant les yeux, elle découvrit un regard qui la fixait.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro