2 - Première visite en Enfer
— Putain, lâcha Asmodé en contemplant le corps à ses pieds.
Il s'agenouilla à côté de l'humain, ses chaussures lustrées s'enfonçant légèrement dans la terre molle.
— Putain, répéta-t-il en soupirant. Un jour, j'aurais ta peau, Faust. J'aurais ta putain de peau.
Ses menaces se perdirent dans le vent. Car elles n'étaient que cela, du vent. Qu'aurait-il pu faire, de toute façon ? Il n'était qu'un Collecteur, un simple démon des croisements. S'il avait gardé son ancien grade, cela aurait été une autre histoire évidemment, mais tel qu'il était aujourd'hui, il lui faudrait une demi-douzaine d'autorisations pour pouvoir faucher un humain sans raisons valables et un demi-millier de plus pour zigouiller un mortel sous pacte. Et il avait toujours détesté la paperasse.
Bon, eh bien, quand il le fallait...
Il soupira de nouveau – quelque chose qu'il faisait beaucoup, ces derniers temps – et passa une main sur les yeux de Luc Legoff. Il avait l'air si paisible que l'espace d'un instant, il hésita presque à l'éveiller. Le pauvre avait bien mérité un peu de repos...
Mais le repos était précisément ce qu'on n'avait pas, lorsqu'on avait passé un pacte avec le diable.
Il se saisit délicatement de l'âme de Luc et la tira à lui, l'arrachant à son enveloppe charnelle. Il avait toujours été doué pour ça. Certain de ses collègues y allaient comme des bourrins, créant d'inutiles souffrance au mortel déjà bien amoché. Enfin, il soupçonnait que c'était parfois voulut – ces collègues n'étaient pas les personnages les plus recommandables de l'Enfer, pour peu qu'une telle catégorie existe.
L'image de Luc se matérialisa au-dessus de son corps, légèrement tremblotante. Ses couleurs étaient fades, fanées, à l'exception des cicatrices sur ses bras, qui le zébraient d'un rouge sanglant. Les âmes mortelles s'accrochaient longtemps à ce qui avait causé leurs morts.
Luc dévisagea les alentours d'un air égaré avant de s'arrêter sur lui.
— Tu étais si impatient de me revoir ? plaisanta le démon.
— Je... J'étais surtout impatient de partir, répondit Luc. Enfin... Heu... Sans vouloir vous vexer.
Amusé, Asmodé perdit quelques secondes à songer qu'on ne la lui avait jamais faite celle-là, puis se leva et lui tendit une main. Le tout nouveau damné hésita avant de la prendre, comme si le geste était trop inhabituel pour lui.
Une fois debout, ils baissèrent les yeux sur le cadavre ensanglanté, si pâle dans la lumière de l'aube. Asmodé songea à une poupée de porcelaine délicate, une petite œuvre d'art brisée.
— Quel gâchis, regretta-t-il en secouant la tête.
— Bah, dit Luc d'un ton conciliant, comme s'il essayait de le rassurer. Je n'aurais pas changé grand-chose au monde, de toute façon.
— Les humains, râla le démon, toujours à sous-estimer leur importance... Ta vie était misérable aujourd'hui, mais elle aurait peut-être été belle dans un, deux ou trois ans. Crois-moi, absolument tout est possible sur Terre ! La mort est une solution permanente à un problème temporaire. En te tuant, tu as assassiné aussi la multitude de possibilités qui existaient en toi, et tous ceux que tu aurais pu rencontrer en sont changé à jamais... Quand on traverse une fosse à purin, on ne s'arrête pas au milieu, on continue à marcher jusqu'à en être sorti, non ?!
Luc sursauta en l'entendant hausser le ton et lui envoya un regard légèrement effrayé.
Asmodé se rabroua intérieurement. Il était habituellement plutôt fier de ses prises en charge post-mortem. Qu'est-ce qui lui prenait de lui faire la morale ? Comme s'il avait lui-même eu une vie exemplaire, lorsqu'il était humain...
Il ne savait pas pourquoi cette histoire l'attristait autant. Peut-être était-il juste fatigué. Peut-être que cet humain aux grands yeux bleus avait l'air un peu trop perdu, et un peu trop innocent, pour finir ainsi. Il lui rappelait quelqu'un d'autre, un visage qu'il avait désespérément essayé de chasser, et qui n'aurait décidément rien eu à faire en Enfer.
Foutu métier de merde.
— Vous croyez qu'il s'en voudra ? demanda soudain Luc, l'air un peu inquiet.
— Qui ? s'étonna Asmodé. Faust ? Je suis désolé de te l'annoncer ainsi, mais non, probablement pas. Il sera même certainement content de s'être débarrassé de toi, s'il prend la peine de se renseigner sur ce que tu es devenu.
Le suicidé hocha tristement la tête, comme s'il s'en était douté, avant de froncer les sourcils.
— Pourquoi l'appelez-vous « Faust » ?
— C'est le véritable nom de ton ex, répondit le démon en se demandant quelle heure il était. Allez, viens, je t'expliquerais en chemin. Mieux vaut ne pas trainer dans le coin. Plus longtemps je m'éloigne de mon incompétent secrétaire, plus je prends le risque de perdre des piles entières de dossiers.
— Ce n'est pas très professionnel de sa part, fit remarquer Luc d'un ton réprobateur.
Asmodé sourit malgré lui. Il était trop mignon cet humain.
— Non, convint-il en faisant le geste de le suivre, ça ne l'est pas.
Il prit une des routes au hasard et avança. L'ex-humain – ou, du moins, son âme – le rattrapa au bout de quelques secondes.
— Où va-t-on ? s'enquit-il d'une voix curieuse.
— En Enfer, déclara le démon d'une voix exagérément dramatique.
Luc hocha calmement la tête, ce qu'Asmodé apprécia. Les humains commençaient généralement à paniquer et supplier à ce stade, ce qui donnait des situations longues, compliquées et si ennuyantes qu'il finissait parfois par leur foutre un bon coup de pieds aux fesses pour les faire bouger.
Il n'était pas méchant, mais il ne fallait pas abuser non plus.
Au fur et à mesure qu'ils avançaient, le paysage commença à se modifier, si progressivement que le changement était presque imperceptible. Les arbres s'allongeaient et s'élargissaient en se tordant, comme vu par un prisme étrange, les nuages se figeaient petit à petit dans le ciel, les brins d'herbe ployaient dans le sens inverse du vent et des pavés noirs, aussi sombre que la nuit, recouvraient lentement la chaussée.
La teinte de la voûte céleste bascula du gris au rouge sombre, comme figée dans un éternel soleil couchant. Depuis que les humains avaient attribué cette couleur à l'Enfer, des siècles plus tôt, Lucifer refusait d'en changer. Il adorait le décorum. Asmodé la trouvait désagréable, mais il devait admettre en lui-même qu'elle avait une certaine classe.
Il tourna la tête vers Luc, qui regardait le sol d'un air concentré en marmonnant quelque chose, comme s'il comptait les pavés. Autant lui expliquer toute l'histoire maintenant.
— Comme je te l'ai déjà dit, lança-t-il, le véritable nom de ton ex est Faust. Il a plus de cinq cents ans.
Luc abandonna les pavés pour le fixer avec des yeux ronds.
— Il ne les fait vraiment pas.
— J'imagine, s'amusa Asmodé. C'était l'objet de son premier pacte, après tout. La jeunesse éternelle.
— Mais pourquoi un démon passerait-il un tel pacte ? s'étonna Luc. Votre but n'est-il pas de récupérer des âmes ? Si quelqu'un vit éternellement, vous ne pourrez jamais le ramener chez vous.
Asmodé lui jeta un regard en coin. Plutôt intelligent finalement, sous son air paumé.
— Effectivement, concéda-t-il. Mais il est possible de demander l'immortalité de quelqu'un d'autre. Figure-toi que Faust était professeur, avant d'invoquer son premier démon. Il avait beaucoup d'influence sur ses élèves, au point de réussir à en convaincre un de vendre son âme pour lui. Après avoir profité de son immortalité durant quelques décennies, il décida qu'il voulait aussi être immensément riche... Mais c'était déjà plus difficile de convaincre quelqu'un de faire ce pacte à sa place. Il décida donc de vendre directement son âme, puis de charmer et manipuler une pauvre femme afin qu'elle efface son contrat en se vendant elle-même.
— Comme moi... réalisa Luc, la mine défaite.
— Et huit autres personnes, si mes comptes sont juste, précisa Asmodé. Il a demandé le pouvoir politique, la célébrité, la ruine d'un concurrent, la capacité de faire quelques prouesses au lit...
— Il... Il a vendu l'âme de quelqu'un pour ça ? balbutia Luc, choqué.
— Eh oui, soupira le démon. Si les humains arrêtaient de blâmer mon patron pour tout est n'importe quoi, ils se rendraient compte qu'ils ont bien pire parmi eux.
Le damné se pinça les lèvres, visiblement incertain.
— Et moi ? demanda-t-il enfin. Contre quoi m'a-t-il vendu ?
— Tu veux vraiment le savoir ? hésita Asmodé. Je ne suis pas chef de torture...
— L'ignorance me torturera plus, lui assura Luc.
Le Collecteur haussa les épaules.
— L'immortalité de son amant, avoua-t-il. Il devait se sentir seul, au bout de cinq cents ans.
Luc blanchit – ce qui était remarquable, pour un fantôme – et vacilla.
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiéta Asmodé.
S'ils continuaient à trainer comme ça, il ne rentrerait jamais à temps pour son petit café journalier.
La main sur la bouche, Luc émit un son entre le rire et le sanglot.
— Ce n'est rien, souffla-t-il, si bas que le démon l'entendit à peine. Je... Je suis juste un peu ridicule... Je...
Il pouffa, plein d'amertume, et écrasa une larme du dos de sa main.
— Vous pensez qu'il aurait pu m'aimer, moi ? demanda Luc sans oser le regarder.
— Je ne suis ni Dieu, ni Lucifer, regretta Asmodé, embêté. Je n'en sais rien. Probablement pas. Tu sembles un peu trop... gentil. Pas trop son style.
Luc renifla en hochant la tête.
— Pas trop son style, répéta-t-il à mi-voix. Le style de personne.
Asmodé ne releva pas – il n'était pas psy, après tout.
— Allons-y, soupira-t-il en se remettant en marche.
Quelques secondes plus tard, Luc prit sa suite, les yeux de nouveaux rivés sur les pavés.
Des bâtiments finirent par apparaitre à droite et à gauche de la route, de grands immeubles noirs, si haut que leurs toits se perdaient, alignés à l'infini des deux côtés du chemin. Des numéros étaient inscrits en rouge sombre sur le sol, devant l'entrée, comme des flaques de sang frais.
— Je suis censé te faire une petite visite, lança Asmodé, mais nous avons pris du retard et, honnêtement, j'ai la flemme. Quelqu'un de la RD, ceux qui gèrent les Ressources Damnées, te donnera les détails avant de t'assigner quelque part, de toute façon. En résumé, contrairement à la croyance populaire, on ne torture pas grand monde en Enfer, du moins pas avec des flammes et des broches. On est juste là pour travailler au service de Lucifer jusqu'à la fin des temps. Pas de week-end, pas de congés payés, pas de sommeil, puisque les démons ne dorment pas, et pas d'absence maladie, puisqu'ils n'attrapent pas de virus non plus. Le cauchemar de Marx.
Il jeta un regard à Luc, qui scrutaient les façades des immeubles d'un air perturbé.
— Une question ? demanda Asmodé.
— Combien y a-t-il de fen... Non, non, rien.
Le Collecteur lui jeta un regard suspicieux. Drôle de bonhomme, tout de même.
— L'Enfer, reprit-il, est divisé en de très, très nombreux départements plus ou moins hiérarchisés. Le but, grosso-modo, est de gérer le bon fonctionnement du plan matériel. On ne dirait pas, mais la Création demande un énorme travail d'entretien pour ne pas s'autodétruire. On a carrément dû créer un département spécialisé dans l'empêchement d'une catastrophe nucléaire au siècle dernier. Tiens, c'est cet immeuble, là. Durant la guerre froide, cinquante pourcents des âmes que je ramenais allaient là-bas et le département de Recrutement, dont je fais partie, à dû mettre les bouchées double. Une sale période.
— Les démons protègent les humains ? s'amusa Luc, qui n'était pas le premier damné à souligner l'ironie de la situation.
— Les démons sont au service de Lucifer, lui-même au service de Dieu, qui, oui, protège le monde, acquiesça Asmodé. Nous sommes les agents de maintenance, en quelque sorte.
— Et Dieu ne peut pas s'en charger tout seul ? Je pensais qu'il était surpuissant...
Le Collecteur haussa les épaules.
— On ne m'a pas envoyé de mémo sur les intentions du Grand-Divin, figure-toi. Ah, nous y voilà ! L'Immeuble Soixante-Six.
Ils s'arrêtèrent devant un bâtiment exactement semblable aux autres.
— Je vais t'inscrire auprès de la RD, expliqua tranquillement Asmodé en avançant vers la double porte sans battants, et tu te retrouveras assigné à un service. J'espère pour toi que ce ne sera pas le recensement. On raconte que ceux qui se retrouvent là-bas dépérissent en moins de cent ans.
Le hall était vide, si ce n'était le chiffre « soixante-six » écrit en lettres rouges sur le mur noir et la secrétaire qui se tenait dessous, l'air éteinte, derrière un bureau si design que ses arêtes semblaient tranchantes (et elles l'étaient, puisque Asmodé l'avait déjà vu aiguiser ses ongles et ses ciseaux dessus).
— Ada, salua nonchalamment le Collecteur, j'ai un nouveau.
— Il n'était pas prévu, s'étonna la femme en écartant les cheveux frisés qui lui tombaient sur le front.
Son ton suggérait que c'était, d'une façon ou d'une autre, la faute d'Asmodé.
— C'est un suicidé, se défendit le démon en levant les mains devant lui.
Ada jeta un regard suspicieux à l'arrivant, qui lui fit un signe hésitant. Ses cicatrices étaient toujours aussi visibles sur ses avant-bras et ses yeux encore rouges témoignaient des larmes versées. Il avait tout à fait l'air d'un chiot battu.
— Pardon de déranger... s'excusa-t-il, penaud.
Ada ne sourit pas, mais à la manière renfrognée dont elle leur désigna l'ascenseur, Asmodé devina qu'elle l'appréciait. Le fait assez rare pour être souligné : il avait dû lui rapporter illégalement des donuts du plan matériel pour qu'elle daigne seulement lui remettre son courrier. La secrétaire générale du département de recrutement était si peu commode qu'elle avait probablement inspiré le mythe de Cerbère.
Luc hocha poliment la tête et marcha vers l'ascenseur, dont les portes – évidemment rouges – s'ouvrirent sans bruit. Tout était fonctionnel en Enfer. Il s'agissait d'une usine gigantesque après tout, où chacun avait sa place. On était productif où l'on était plus rien.
La cabine, qui s'adaptait aux besoins, avait juste assez de place pour deux personnes. Asmodé s'y glissa à sa suite et déclara distinctement :
— Bureaux des Collecteurs.
Les portes se refermèrent silencieusement, les enfermant dans un espace parfaitement éclairé, malgré l'absence d'ampoule ou de fenêtre. Les lois d'ici n'étaient pas celles de la Terre.
Luc regardait autour de lui d'un air nerveux, ses doigts frottant inconsciemment les cicatrices écarlates de ses poignets. Elles ne devaient plus lui faire mal, normalement : en Enfer, on ne ressentait la douleur que si on le voulait où que certains supérieurs hiérarchiques l'ordonnaient.
— Je vais prendre mes dossiers en passant, lança-t-il au suicidé, comme ça je pourrais les déposer chez la RD en même temps.
Le nouveau venu hocha la tête en arborant l'air affable de celui qui ne comprenait pas tout, mais ne voulait pas déranger.
Ce serait sympa s'il était affecté dans le bâtiment, songea distraitement Asmodé. Trop de ses collègues étaient des brutes sadiques et sans cervelles. Et puis, un peu de sang frais ne ferait pas de mal. Les RD ne leur avait alloué aucune nouvelle âme depuis une éternité.
Les portes s'ouvrirent sans bruit dans le dos de Luc, qui sursauta en sentant un courant d'air froid, se retourna et se figea.
Les bureaux des Collecteurs étaient immenses, bien plus que ce que l'extérieur du bâtiment, ou même le hall d'entrée, laissait présager. Sous un éclairage légèrement rouge, un quadrillage gris s'étendaient à l'infini, seulement perturbé par les chiffres qui s'alignaient sur les allées. Dans chaque case se trouvait un bureau et derrière chaque bureau la silhouette affairée d'un Collecteur ou de son secrétaire. Des éclats de voix fusaient d'un peu partout, soulignés par le grattement des plumes, des crayons et des stylos ou le cliquettement des claviers d'ordinateurs et de machines à écrire, pour ceux qui préféraient les nouvelles technologies. Quelqu'un avaient allumé une radio, diffusant un air de musique indienne. Il se ferait probablement tabassé dans quelques heures, s'il ne l'éteignait pas.
Une démone à la peau pâle et aux yeux fardés leur fit signe de libérer l'ascenseur. Asmodé était presque sûr qu'elle occupait un bureau à quelques mètres du sien, ce qui signifiait qu'il aurait probablement dû connaître son nom. Ou, en tout cas, qu'il l'aurait connu s'il passait plus que le minimum de temps permis dans cet endroit littéralement infernal.
Il jeta un coup d'œil à Luc et le trouva en pleine panique, ses yeux allant et venant à toute vitesse entre les rangés de bureaux.
— Impressionnant, non ? s'amusa le Collecteur en commençant à avancer sur la passerelle principale.
— Combien y en a-t-il ? demanda nerveusement Luc.
— De quoi ? s'étonna Asmodé.
Il emmenait rarement des tout nouveau damnés à cet étage – c'était contraire à la procédure –, mais lorsqu'il le faisait, il avait généralement droit à des « aaaaah », des « c'est impossible ! », des « on dirait mon open space » et des « bordels de merde ». C'était la première fois qu'on lui demandait « combien il y en avait ».
— Des bureaux, clarifia Luc. Est-ce qu'ils sont... Infinis ?
La notion semblait à la fois l'intéresser et le perturber. Drôle de bonhomme, songea Asmodé pour la quatre ou cinquième fois de la journée.
— Aucune idée, admit-il nonchalamment en tournant sur sa droite. Probablement pas. Est-ce important ?
Luc rougit en regardant ses pieds.
— Non, pas vraiment... Je... J'aime bien savoir, c'est tout.
Asmodé haussa les épaules, tourna une nouvelle fois et s'arrêta devant son bureau. Où, du moins, l'endroit où devait logiquement se trouver son bureau, mais où se dressait à la place une masse informe de papiers froissés, de carnets, de pots à crayons, de tasses vides et de dossiers.
Il siffla. La tête de Tobias, son secrétaire, jaillit derrière, l'air passablement ennuyé. Des miettes indéfinissables parsemaient sa barbe grise, mal taillée, qui compensait pour son crâne dégarni. Son visage strié de rides évoquait un vieux journal froissé. Il plissa les yeux, comme s'il avait du mal à reconnaître son patron, puis hocha la tête d'un air entendu et s'appliqua à emplir une grille de mots croisés en l'ignorant complètement.
La peste soit de ce vieillard. L'unique raison pour laquelle Asmodé ne l'avait pas viré, c'est qu'il avait peur de tomber sur pire – ce qui lui était déjà arrivé deux fois.
— Tobias, lança-t-il sèchement, tout est-il près pour le rapport de fin de mois ?
— La fin du mois ? s'étonna le vieillard en se redressant brusquement sur sa chaise, qui faillit céder sous le poids.
Asmodé soupira bruyamment en lui désignant le bout du calendrier dépassant au coin du bureau. Tous les secrétaires avait une manière de marquer les jours qui passaient, réveil, ordinateur, portable, calendrier... Et ce moyen choisit se mettait automatiquement à jour, afin qu'aucun employé ne rate une date fatidique.
Tobias rougit puis blêmis à si grande vitesse qu'on aurait pu le croire sur le point de faire un arrêt cardio-vasculaire, s'il avait encore été de chair et de sang.
— Évidemment, patron, balbutia-t-il en poussant sa chaise pour fouiller dans un tiroir. Évidemment. Tout est prêt. Plus prêt que prêt, même. Tout est... Heu... Ah !
La dernière exclamation avait trahi un tel soulagement qu'Asmodé leva les yeux au ciel, ou ce qui le remplaçait ici.
— Voilà ! s'exclama joyeusement Tobias en sortant une pile de dossiers, qu'il posa avec un entrain suspect sur une pile de papier bancale. Tous les contrats que vous avez terminés ce mois-ci ! Vingt-deux âmes récoltées ! C'est pile dans votre moyenne. Enfin... Je crois. Je vais vous trouver les nouveaux contrats aussi, ils sont, heu...
— Vingt-trois, corrigea une petite voix à côté d'Asmodé.
Surpris, le démon se tourna vers Luc, qu'il avait plus ou moins oublié.
— Comment ça, « vingt-trois » ? s'irrita-t-il.
Il avait dû paraître menaçant d'une quelconque manière, car le jeune homme rentra la tête dans les épaules en se mordant la lèvre.
— Il pense peut-être que je ne sais pas compter, railla Tobias. Comme s'il comprenait quoi que ce soit à ce qui se passait ici ! Quand on est assez con pour se trancher les veine, on évite de critiquer ceux qui font leur boulot !
Luc baissa les yeux sur ses bras, qu'il frottait d'un air absent depuis son arrivée, et les croisa sur sa poitrine, comme pour les cacher.
Asmodé jeta un regard meurtrier à son secrétaire. En temps normal, il aurait dit à Luc de ne plus faire de remarque et se serait dépêché d'aller chez la RD, mais il n'appréciait pas la méchanceté gratuite de Tobias. Ses collègues avaient raison, il avait le cœur trop tendre...
— Que voulais-tu dire, Luc ? demanda-t-il en invoquant toute sa patience.
— Je suis désolé, bredouilla le jeune homme, je comprends peut-être mal... Mais... Il a dit vingt-deux... Et il y a vingt-trois dossiers.
Quelque chose de froid s'infiltra dans le cœur d'Asmodé, qui baissa les yeux sur les dossiers qu'il tenait à la main.
Il les compta lentement.
Vingt-trois.
Il releva les yeux sur Tobias.
Le vieillard était plus pâle que le jour de son décès, qui s'était pourtant produit dans un moulin à farine.
— J'ai collecté vingt-deux âmes ce moi-ci, dit lentement Asmodé, laissant ses mots résonner autour d'eux-trois. Pourquoi y a-t-il vingt-trois contrats arrivés à échéance ?
Tobias se contenta de le fixer, l'air terrorisé. Mais son regard était une confession en elle-même : il avait oublié un contrat. La faute la plus grave qu'il aurait pu commetre.
Non, non, ce n'est pas possible, songea Asmodé en éparpillant frénétiquement les dossiers au sol. Il y a peut-être un double !
Ses yeux parcoururent les noms griffonnés sur la tranche. Nguyen... Li... Dupont...
Dupont.
Il n'avait pas collecté de Dupont ce moi-ci.
Il ouvrit le dossier. Le contrat de l'humain se terminait hier. Et son secrétaire, dont c'était pourtant la tâche principale, ne le lui avait pas rappelé.
Asmodé sentit une colère noire se glisser en lui, ravivant des zones d'ombre et de violence dans son âme millénaire. Il y avait une chose, une seule chose à laquelle il tenait au monde, et c'était son travail. Non seulement manquer la date de collecte d'une âme dénotait d'un manque de professionnalisme qui le dégoutait au plus au point, mais en plus, s'il s'était présenté à la RD avec une âme en moins... Il aurait pu perdre sa place, sa raison d'exister, se trouver relégué dans le pire service de l'Enfer, dépérir et partir hanter le Grand Vide, comme tous les démons réduits à des ombres d'eux-mêmes.
— Je suis désolé, bafouilla Tobias, je suis désolé... Je ne comprends pas comment une telle chose... Ce n'est pas... C'est peut-être une courant d'air, ou... Ou...
Asmodé claqua des doigts.
Il y eu un claquement sourd, qui résonna dans l'air comme un bruit d'arme à feu, et durant une longue seconde, tout le monde se tut dans l'immense salle. Même la radio indienne s'était arrêté.
La chaise de Tobias était vide. Une légère effluve de soufre flottait dans l'air.
Puis la seconde s'écoula et le silence se déchira, défait par les milliers de conversations qui reprenaient en même temps.
— Où... Où est-il ? balbutia Luc d'une voix blanche.
En tournant la tête vers lui, Asmodé vit qu'il avait l'air terrorisé. Il s'était écarté de quelques pas et serrait ses bras sur son torse à s'étouffer. Mais le Collecteur s'en fichait cette fois, il n'était plus d'humeur accommodante.
Il claqua de nouveau des doigts. Une chaine noire apparue autour de la cheville de Luc, juste assez grande pour le lier au bureau.
— Attends là, lâcha-t-il durement. Fais-toi oublier. J'ai une erreur à réparer.
Et il partit, sans un regard en arrière, droit sur terre.
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