Chapitre 9
- Tiens fermement le fourreau d'une main et sort l'épée d'un geste sec, comme si tu l'arrachais. Puis tu te mets en garde...
Flora a décidé que l'épée serait mon arme. Une épée souple, forgée d'un bon métal, qu'elle m'a présentée dans un léger fourreau de cuir ciselé.
Les leçons s'enchainent méthodiquement, mais avec Flora la simple action de dégainer fait l'objet d'un entrainement rabâché cent fois.
- Tu seras bien contente si tu dois parer à une attaque surprise, ou à une embuscade dans une ruelle obscure !
Bon sang, elle a l'art de trouver les mots qui rassurent.
Je me concentre sur les conseils de mon maitre d'arme. Campée sur mes deux pieds, je saisis la garde de l'épée avec ma main droite et avec l'autre l'étui, et j'arrache pour la énième fois la lame dans un geste aussi énergique que déterminé.
Nous observons tous d'un même air stupéfait l'épée vol-planer à travers la pièce et se planter en vibrant dans le plancher à quelques mètres, tandis que j'agite un peu bêtement le fourreau resté accroché à ma main gauche.
- Je crois qu'elle confond avec le tir à l'arc, raille Ikvar en prenant un air faussement affligé.
Il suspend un instant le bras de fer qui l'oppose à Hax dans un coin de l'auberge et me sourit malicieusement par-dessus leurs poignets crochetés.
- En même temps si tu fais ça devant un ennemi, ça va tellement le faire marrer que tu as une chance de t'enfuir !
- J'ai besoin d'entrainement, c'est tout ! je réplique le visage fermé.
Le grognement de son adversaire lui indique qu'il vient de perdre dix bons centimètres et l'oblige à se reconcentrer sur sa paume qui s'approche dangereusement du bois de la table.
Je vais décrocher ma lame toujours plantée entre deux lattes sur le sol de la taverne où nous sommes bizarrement seuls en ce début d'après-midi. Les murs sont bas, grossièrement chaulés, et les poutres noircies par la fumée des cheminées forment un couvercle âcre au-dessus de nos têtes. Sur une table à l'écart, Ikvar et Hax grondent et ahanent en tentant chacun de prendre l'avantage, tandis qu'à califourchon sur un banc Micham arbitre le match et s'assure qu'Ikvar ne triche pas trop. Soudain, la tenue de mes compagnons me saute aux yeux : nous sommes tous vêtus de kimonos de couleur sombre, gris ou bleu nuit, rehaussés par un obi plus clair.
Flora surprend mon regard circonspect et hausse les épaules.
- On n'allait pas débarquer en pleine ère Keichō en jean-baskets !
- Ère Keichō ?
- 1600 environ, confirme la chef d'un ton laconique.
J'informerais bien mon subconscient qu'il n'y avait probablement pas d'avion durant l'air machinchō, et encore moins d'aéroport dans le Kansai. Mais il a un peu tendance à n'en faire qu'à sa tête ces derniers temps.
J'entends dans mon dos un ultime rugissement, suivi du claquement un peu effrayant d'une main qu'on écrase sur le bois et je lève les yeux sur Ikvar en train de se masser le biceps tandis que Hax attrape sa chope d'un air satisfait.
- Tu m'as démonté l'épaule, brutasse, se plaint l'Elfe en remuant son bras avec précaution comme s'il craignait qu'il ne soit disloqué.
Son pote l'examine aussitôt d'un air penaud.
- Je t'ai fait mal ? s'inquiète-t-il.
- Pff ! Il te faudrait un peu plus de punch que ça mon petit montagnard, sourit le garçon aux oreilles pointues, satisfait d'avoir repris l'ascendant. J'aurais pu te mettre la pâtée si j'avais vraiment essayé !
Hax se contente de secouer la tête, toujours patient quand il s'agit d'Ikvar, mais Micham n'est pas de celles qui laissent passer ce genre de fanfaronnade.
- Ça te fait quoi, Ikvar ? demande-t-elle d'un ton goguenard. Deux mille défaites, trois victoires ? Essaie avec les deux mains la prochaine fois !
- Hein ? s'insurge l'Elfe. Je l'ai aplati au moins vingt fois depuis qu'on compte !
- Je ne valide pas les fois où tu as triché, rétorque la jeune fille. Je suis quasiment certaine qu'un coup de pied par-dessous la table, ne fait pas partie des règles du bras de fer !
- Il n'y a que le résultat qui importe ! riposte Ikvar.
Il pose alors la main sur l'épaule de son pote d'un air solennel, tout en feignant une grande lassitude.
- Hax, explique-lui, toi ! Moi elle me fatigue...
Le guerrier aux yeux noirs se contente de siroter paisiblement sa bière sans tenir compte des deux coquelets qui l'entourent, montés sur leurs ergots, et dont la dispute lui fait dans les oreilles une stéréo dont il semble avoir l'habitude.
Et puis Ikvar change de sujet tout à trac, avec une désinvolture toute elfique.
- C'est bien Keiko ça, de nous faire atterrir en plein Moyen-âge, grommelle-t-il en attrapant sur le comptoir deux chopes dont il tend une à Micham.
- Techniquement, 1600, ce n'est pas exactement le Moyen-Âge, corrige Flora toujours précise.
- Tu vois un distributeur de Coca ? Une antenne 5G ? C'est le Moyen-âge !
- C'est Keiko qui choisit le terrain, pas nous, conclut Flora sans rien lâcher.
- Au fait, elle nous rejoint quand ? demande Micham avec enthousiasme. Ça fait si longtemps qu'on ne l'a pas vue !
Ikvar et Hax acquiescent avec chaleur et je ne peux m'empêcher de ressentir une pointe de... En fait, je ne sais pas trop ce que je ressens vu que je ne vais pas me donner le ridicule d'éprouver des sentiments pour des personnages que mon propre cerveau invente à son gré.
Je veux bien me laisser porter par ces rêves étranges, mais faudrait pas oublier qui est aux commandes !
- Qui est Keiko ? je m'enquiers sur le ton le plus indifférent.
- Notre correspondante. Tu feras sa connaissance ce soir, me répond Flora.
- Elle est cool... Et elle a une super technique en combat rapproché, renchérit Micham en mimant un mouvement de karaté qui manque d'envoyer valser une partie de la vaisselle sur la table.
C'est manifestement la seule échelle de valeur dans ce monde : la capacité à en découdre. Cogner un ennemi. Le démolir, le bastonner, le pilonner, le pulvériser jusqu'à ce qu'il s'écroule sans demander son reste. Ce constat ravive mon inquiétude.
- Alors, on va se battre ?
Je les observe tous les quatre : leurs regards brillent d'excitation à la perspective de la baston à venir. Même Hax le flegmatique échange un coup d'œil vibrant avec son acolyte et on devine, dans leurs prunelles enflammées, l'imminence de l'ouragan qui va nous tomber sur la tête. Ce sont eux qui squattent mon rêve mais j'ai l'impression qu'ils s'amusent plus que moi !
- Tu es prête, plus que tu ne le penses, me rassure Flora. Et de toutes façons ces deux-là ne te perdront pas de vue pendant le combat, ajoute-t-elle en désignant les garçons.
- Protection rapprochée, tu vas adorer ça... susurre Ikvar en haussant les sourcils d'un air narquois.
Je soupire et me tourne vers son comparse.
- Hax, je compte plutôt sur toi !
Le grand baraqué plonge ses yeux tranquilles dans les miens et cela suffit à me rasséréner, tandis que son pote se plante devant moi, inspectant de tout côté, la main à l'oreille comme pour mimer le parfait garde du corps.
- Ok, la voie est dégagée sur trois cents mètres : tu peux essayer à nouveau de dégainer ton épée !
- Fais attention à tes oreilles je ne voudrais pas m'accrocher dedans ! je riposte, récoltant en écho un petit rire solidaire de Micham.
Je sais, ça ne se fait pas d'attaquer le physique. Mais je ne vais pas me laisser tourner en ridicule, et dans mon propre rêve !
L'Elfe m'envisage des pieds à la tête, sans paraitre affecté le moins du monde par ma répartie.
- Tu sais que tu es déjà très jolie ; tu n'as pas besoin d'avoir en plus le sens de l'humour, rétorque-t-il du tac au tac.
- Bon, ça suffit tous les deux, nous coupe Flora d'un ton impatient. Jeune fille, on a encore quelques parades à mettre au point, me dit-elle avant de se tourner vers les trois autres. Et vous, essayez de trouver nos chambres ! Je suis sûre que Keiko nous a laissé des tenues plus adaptées au combat.
Elle est promptement obéie et les garçons filent vers l'étage, suivis par Micham. Je distingue la voix d'Ikvar qui grommelle tandis qu'ils s'éloignent.
- J'espère qu'elle a prévu des combinaisons de ninja ! Je ne me bats pas dans cette robe de chambre !
- Ça s'appelle un yukata, idiot, réplique Micham.
Je me retourne vers Flora pour reprendre l'entrainement là où nous l'avons laissé, mais elle semble avoir soudain disparue elle-aussi. J'examine avec circonspection la salle autour de moi : j'imagine que c'est une de ces feintes habituelles, ce moment où l'instructeur vous saute dessus en hurlant quand vous vous y attendez le moins. Mais j'entends une voix satisfaite dans mon dos.
- Putain, j'ai un transit de compétition !
Je me retourne et sursaute en voyant Fred planté là, se tapotant le ventre d'un air béat.
- Hein ? Quoi ?
Il me regarde, gêné
- Pardon. Tu dormais ?
Merde, oui. Je suis crevée, moi, avec toutes ces vies.
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