Trois fois !

Trois fois ?

Trois fois.

Une partie de moi se réjouit mais, quand même, il y a quelque chose de profondément anormal dans cette récurrence.

Deux fois c'était encore une coïncidence acceptable, trois nuits de suite, ça commence à tourner au cauchemar. Normalement, un rêve, ça n'est pas un truc en épisodes. Ça s'autodétruit tous les matins, un rêve !

Heu... en même temps, je vais attendre un peu avant de me poser des questions existentielles.

Ikvar est torse nu au-dessus d'un abreuvoir en train de s'asperger à grande eau, tandis que Hax, un peu plus loin, se rase minutieusement avec un engin qui hésite entre le sabre et le couteau de cuisine, laissant apparaitre une peau mate et une mâchoire dessinée sur lesquelles on pourrait laisser une main s'attarder.

Dans un autre coin du jardin, Flora tresse soigneusement ses longs cheveux en les faisant sécher au soleil du matin.

- Le petit-déjeuner est bientôt prêt, les enfants, annonce notre hôtesse en passant une tête par la porte entrouverte.

Ikvar lui renvoie un sourire lumineux. Et finit de s'ébrouer en projetant de l'eau à trois mètres à la ronde. Mon regard s'attarde un instant sur son torse athlétique et nerveux, où perlent des gouttes d'or. Le quart Elfe surprend mon coup d'œil inquisiteur et je vois son sourire se nuancer d'une teinte d'ironie. Je me détourne vivement... posant les yeux sur Hax dont la tunique légère peine à contenir le corps très découplé, et qui me dévisage à son tour d'un air interrogateur.

Soudain, je comprends, et le rouge de la honte me monte au front. Bon sang, je suis en train de faire un rêve érotique ? C'était donc ça le message refoulé de mon inconscient : « Trouve-toi un petit ami et vite » ?

- J'espère qu'il reste du haricot au lard ? s'inquiète Ikvar dont le ventre gargouille en écho.

Ah, ben non, ce n'est pas un rêve érotique.

*****

J'ai fini par fuir le jardin des tentations pour donner un coup de main en cuisine. Tout le monde s'étant rhabillé, on se retrouve autour du foyer avec un thé très noir et un bol généreusement garni.

Flora donne quelques directives.

- Je pense qu'on devrait faire un tour là-haut, dit-elle en désignant du menton la forteresse qui surplombe le village.

La Mère acquiesce, de sa voix douce et posée.

- Je vais prévenir Micham...

- Qui est Micham ?

Personne ne me répond tandis que Hax demande d'un ton sombre.

- Par où ?

- J'ai repéré une sorte d'échappée à flanc de montagne, indique Flora. Peut-être des égouts ou des canalisations.

Hax hoche la tête et jette un regard rapide vers l'extérieur.

- De nuit.

Flora le fixe et ils se comprennent à demi-mot.

- Oui, c'est aussi ce que je pensais, reprend-elle. En plein jour, on va se faire tirer comme des lapins.

- On reste encore un peu, alors ? conclut Ikvar en tassant une peau de mouton sur le sol pour s'en faire un petit coussin. Il s'allonge avec un soupir d'aise.

Heu. J'ai envie de leur dire que c'est maintenant la nuit... dans mon monde. Mais bon, ils me prendraient surement pour une folle, vu que le soleil est à peine levé.

- Je vais en profiter pour entrainer la petite, propose Flora.

Qui ? Moi ?

Elle désigne deux longs bâtons dans un coin de la pièce.

- Secourir les demoiselles en détresse ne fait pas partie de la mission. Tu apprends à te battre... ou tu devras nous quitter.

Allons bon. J'ai l'impression de me retrouver au collège quand on faisait les équipes en sport et que j'étais toujours choisie la dernière. Même mon rêve ne veut pas de moi, c'est vexant !

- Je vais me battre ! je réplique avec un air de fierté outragée.

Flora approuve et me rassure gentiment.

- Juste les basiques. Attaque. Défense. Apprendre à parer.

Ikvar lève une oreille intéressée.

- Mmh ? Combat de filles ? Je peux venir voir ?

Flora lui lance un regard torve qui le refroidit immédiatement.

- C'est juste un entrainement au bâton, Ikvar. Tu peux te rendormir.

Il hausse les épaules.

- Prévenez-moi quand vous vous roulerez dans la boue.

Puis il se retourne vers le mur pour une petite sieste digestive.

Hax déplie son grand corps et s'étire amplement.

- Repérage, dit-il sobrement.

Flora lui fournit quelques indications.

- Falaise nord-ouest. Une grille à mi-hauteur, tu verras. Essaie de nous trouver un accès discret.

Il hoche simplement la tête, se penche au-dessus d'Ikvar, l'attrape par le ceinturon, et le soulève d'une main.

- Hé ! fait celui-ci en gigotant pour retrouver ses appuis.

- Repérage, se contente de répéter Hax.

L'Elfe en suspension se dégage d'un roulé-boulé qui le remet sur pieds.

- Et t'as vraiment besoin de moi pour ça ? s'insurge-t-il.

Hax ne se donne pas la peine de répondre et se dirige vers la porte. Ikvar m'adresse un petit clin d'œil.

- Il me prend pour sa nounou. C'est épuisant !

Il baille et suit son pote d'un pas désinvolte.

- Bon entrainement, me lance Hax avant de sortir.

- Te fais pas trop de bleus, renchérit Ikvar en m'adressant un petit salut d'encouragement.

*****

Quelques minutes après, je comprends ce qu'il a voulu dire.

Flora est un professeur... comment dire... exigeant. Ses petits coups secs quand je ne pare pas assez rapidement ou quand ma contre-attaque trop floue ne rencontre que le vide, me constellent le corps de petits bleus qui tournent rapidement au violet.

- Il n'y a que comme ça qu'on apprend, m'explique-t-elle sur le ton de l'évidence, et je ne doute pas qu'elle ait le sentiment de bien faire.

Elle ajoute d'un ton convaincu :

- Chaque mouvement doit s'inscrire profondément dans ta chair.

Heu... oui, si on s'apprête à pénétrer dans un donjon SM ! Mais sinon, il n'y aurait pas une méthode plus douce ? Un genre de Montessori pour la baston ?

Je passe deux heures à baigner dans ma sueur et mon incompétence. Avec quelques rares moments de répit ou je m'effondre sur le banc devant la cabane.

- C'est beau, commente Flora en me rejoignant.

Je la regarde sans comprendre. Son regard paisible embrasse tout le village qui s'étend devant nous. J'ai l'impression de ressembler à la Schtroumpfette a force de bleus sur mes bras et mes jambes, et mon bourreau admire le paysage ?

Bon, c'est vrai que c'est beau. Vu de loin, on ne remarque plus l'aspect précaire des habitations. Le village se fond dans un ensemble paisible, dont les nuances de gris et de beige clair contrastent avec le vert profond des forêts qui nous entourent.

Tiens ? Je rêve en couleurs ! C'est vrai ça. Je viens d'en avoir la confirmation. C'est le genre de détail dont on aimerait se souvenir au réveil.

Je soupire d'épuisement mais Flora n'est pas du genre à se laisser attendrir.

- On va s'y remettre. Il faut absolument que tu renforces ta défense. Et que tu commences à maitriser quelques attaques...

Je fais lentement craquer mes articulations meurtries. Bon sang, ce rêve est tellement réaliste que ça en devient douloureux.

- Je n'ai pas l'intention de devenir vingt-troisième dan, ou bâton d'Or, ou championne-je-ne-sais-quoi, en une seule après-midi !

Elle sourit d'un air indulgent.

- On en est loin, rassure-toi...

Avant d'ajouter plus sérieusement.

- Mais tu dois pouvoir te défendre. Si tu es prise à partie et que tu peux gagner ne serait-ce que quelques secondes, le temps que l'un de nous te vienne en aide, ça fera toute la différence.

Elle se renferme un instant, son esprit absorbé par de sombres pensées.

- Ce monde est dangereux, conclut-elle d'une voix sourde.

Je hausse les épaules. Viens donc vivre dans le mien, au milieu des épidémies, des menaces thermonucléaires et du réchauffement climatique. Tu verras si tu es prête à échanger !

Flora regarde nerveusement autour d'elle, puis me dévisage d'un air incertain.

- Il y a un truc important, que tu devrais savoir...

Je me rapproche insensiblement, car je sens bien qu'elle s'apprête à me donner une pièce importante du puzzle que je construis depuis trois nuits sans vraiment le comprendre.

Bip-bip. Bip-bip. Bip-bip. Bip-bip.

Nooooon !

Je me réveille, et c'est à nouveau le matin. Le vrai.