Chapitre 15
Le conduit s'avère plus accessible que nous l'avions imaginé. On n'y tient pas debout bien sûr, mais en se courbant un peu, en marchant sur les genoux et les mains lorsque le boyau se resserre, ça avance tout seul. La seule vraie difficulté est la pénombre mais nous progressons en file indienne et, après quelques ajustements qui nous voient nous cogner les uns aux autres et déclenchent nos rires joueurs, nous finissons par trouver le rythme.
L'atmosphère est absolument silencieuse, étrangement ouatée. C'est déconcertant comme le silence, l'absolu silence, produit dans les oreilles un sifflement qui est déjà un bruit. A moins que ce ne soit le changement de pression, car j'ai le sentiment que nous descendons profondément dans les entrailles du monolithe.
J'ouvre la marche à tâtons. Je ne crains pas l'obscurité. Nous avançons sans un mot pendant une dizaine de minutes, avant qu'Ikvar ne rompe le silence d'une voix sourde.
- A huit ans, je suis resté enfermé pendant trois jours dans un tunnel de ce genre...
Ses paroles me parviennent d'un peu loin mais je ressens une forme de mélancolie dans son ton morne.
- Vraiment ? Qu'est-ce qui t'es arrivé ?
- On s'est perdu avec des copains en jouant aux spéléos. Ça a fait un ramdam de tous les diables. Les gendarmes, les pompiers, les appels à la télé.
- Ils ont mis trois jours à vous retrouver ?
- Oui. En fait, quand ils ont réussi à nous repérer grâce à nos vélos, il s'est avéré qu'ils ne pouvaient pas intervenir pour des raisons d'éboulement ou de coulée de boue, je ne sais plus...
- Waouh ! Mais vous saviez quand même qu'ils étaient là ?
- Ikvar... grogne Hax à mi-voix.
L'Elfe continue sur sa lancée.
- Oui, on est restés vraiment seuls pendant vingt-quatre heures. Quand ils nous ont trouvé, ils nous ont parlé, ils ont réussi à nous faire passer des barres de céréale par un interstice.
Il s'égaie
- Ils nous ont indiqué quelles parois lécher quand on avait soif.
- Ikvar...
- Tu as eu peur ?
La voix du garçon aux oreilles pointues se fait à nouveau hésitante, comme perdue dans ses souvenirs.
- Je sais pas. Peut-être. Pas trop...
Il réfléchit un court instant avant de poursuivre.
- Tu sais, je ne suis pas particulièrement courageux dans la vie ordinaire. Mais bizarrement, dans les moments de crise, je dirai que... je tiens la route.
- Remarque, ça tombe bien ! Vu qu'ici, c'est un peu toujours la crise.
L'Elfe rit brièvement avant de me répondre.
- C'est vrai que ce à quoi on se confronte ici, ça nous endurcit, philosophe-t-il. Mais on va dire que j'avais déjà ça en moi.
Sa remarque me plonge dans une profonde réflexion. Ai-je quelque chose en moi que j'ignore et qui me vaudrait d'être ici, avec eux ? Dans l'aventure, on est tous à égalité.
- Ikvar, putain, gronde Hax d'une voix plus autoritaire.
- Quoi ? on s'exclame tous les deux.
Hax marche juste dans mon dos et je l'entends qui souffle et s'énerve.
- Tu ne dois pas parler de ça. Tu n'as pas le droit de nous donner des... heu... informations. Ça pourrait... Tu pourrais...
L'Elfe comprend aussitôt et je perçois le sourire dans sa voix.
- T'as peur qu'on me vire, mon grand ? Tu ne veux pas risquer de me perdre : c'est choupinou, ça !
J'entends notre coéquipier grommeler pendant qu'une main apaisante se pose à tâtons sur mon épaule gauche.
- Ikvar, c'est mon épaule que tu es en train de malaxer.
- Ah bon ? Mais vous êtes bien collés tous les deux, s'étonne l'Elfe en retirant sa main. Hé, gros, soit t'as peur de te perdre, soit tu abuses un peu de l'obscurité, non ?
Je m'amuse de la méprise.
- Remarques, que tu confondes mon épaule avec celle de ton copain, c'est plutôt vexant pour moi.
- C'est vrai que je me suis dit que tu étais plus costaude qu'il n'y paraissait...
- Hé, j'ai les attaches fines proteste Hax d'une petite voix contrariée qui nous fait nous esclaffer.
- Encore un balèze qui préférerait avoir un physique de rockeur anglais, ironise Ikvar. On n'est jamais content de ce qu'on a !
On continue à cheminer à l'aveuglette en devisant gentiment, mais sans plus aborder de sujet trop personnel. J'ignore si on nous écoute mais personne ne prendra le risque d'enfreindre les règles. Comme j'ouvre la marche, je suis la première à apercevoir au loin une lumière faiblarde qui projette un halo de plus en plus vif au fur et à mesure que nous avançons.
Ce tunnel a donc bien une issue.
Nous accélérons l'allure maintenant que le but est à portée de main, et nous débouchons bientôt sur un vaste espace dont la clarté nous fait cligner des yeux. J'étire mes bras en faisant craquer mes articulations, heureuse de me redresser de toute ma taille après cette pénible randonnée. Mes camarades sont aussi en train de s'ébrouer avec un plaisir manifeste.
Nous nous posons enfin pour examiner notre nouveau terrain de jeu. Il faut imaginer une cavité large et haute, dont la voute arrondie semble nous envelopper. Les parois sont faites d'une matière surprenante, rosâtre et molle, on dirait une membrane. Elles sont parcourues d'influx électriques qui crépitent et éclatent à la surface en petites étincelles dispersées.
- Qu'est-ce que c'est que ce bordel de truc ? soupire Ikvar, résumant assez bien l'avis général.
- C'est ton rêve, tu devrais le savoir !
- Si tu crois que je maitrise tout ce qui se passe là-dedans, gémit-il tout en se tapant sur le crâne.
Hax nous rejoint après un tour rapide des lieux.
- Pas d'autre issue, il n'y a que le souterrain.
- Tout ce... bâtiment, juste pour ça ?
Je perçois soudain un mouvement furtif et je me retourne brusquement.
Rien. Une ombre peut être. Mais j'ai le sentiment d'être observée.
Ikvar et Hax ont également entendu le chuintement, et scrutent avec moi les murs roses.
- Là ! gronde Hax, en désignant une petite silhouette qui se carapate.
On essaye d'observer la chose, même si c'est très furtif. De loin, on dirait un croisement entre un mulot et une araignée. Huit pattes nerveuses et cuirassées, un corps mou et duveteux, étrangement translucide, disproportionné, prolongé d'une petite tête aveugle de forme triangulaire dont la partie buccale, proéminente, s'arme de solides mandibules qui s'ouvrent et se referment convulsivement. La bestiole ne doit pas mesurer plus de dix centimètres de long et nous ne nous sentons pas menacés. Elle non plus d'ailleurs qui reprend rapidement son ouvrage, fouaillant dans la paroi en enfonçant ses crochets dans la matière organique.
- Dégueu, je dis en guise de conclusion.
Hax attire notre attention d'un geste de la main et nous désigne un coin plus obscur de la caverne. Notre nouvelle copine n'est pas seule. Il y en a bien cinquante ou cent de son espèce, et d'autres semblent jaillir de trous invisibles, grouillant en désordre sur le sol et les parois.
J'éclaire prudemment d'autres renfoncements : partout ces bestioles accrochées les unes aux autres, entaillant, labourant, fouillant, déchirant les parois tendres en déclenchant des petites étincelles quand elles mordent trop profondément.
- Dégueu a une grande famille, constate Ikvar d'un air sombre.
Nous sommes subitement aveuglés par un éclair d'une blancheur incandescente, qui embrase la caverne pendant quelques secondes.
- Tu sors encore, tonne une voix masculine qui remplit tous l'espace.
Je porte mes mains à mon oreille pour me protéger, mais la voix se tait et la lumière s'éteint aussi vite qu'elle est apparue.
- C'était dans ma tête ou vous avez entendu aussi, questionne Ikvar d'un ton hésitant.
On lui fait signe que oui, on a entendu.
Nous nous taisons un peu sonnés mais c'est un autre bruit, entêtant, qui nous fait redresser la tête. Le crissement des bestioles rongeant et fouaillant dans la membrane qui prend des teintes plus sombres.
- Tes copines, oui bien-sûr. On sait qui c'est !
Les paroles résonnent furieusement. Les murs de la caverne sont d'un rouge cramoisi à présent, parcourues de crépitements sporadiques, tandis qu'à certains endroits, des trainées plus sombres s'écoulent avec lenteur.
Lumière aveuglante.
- J'en ai marre de tes mensonges.
L'obscurité. Un silence lourd de menaces. La lumière à nouveau.
- Putain ! hurle la voix et nous nous regardons effarés.
- C'est pas un cauchemar à moi ça, se défend l'Elfe en serrant les dents.
Je cherche le regard d'Hax.
- Il n'y a pas d'autre issue, tu es certain ?
Il secoue la tête et je lis dans ses yeux qu'il essaie désespérément de trouver une logique à ce que nous affrontons.
- Bordel, tu me prends la tête ! aboie l'homme tandis que la caverne est secouée d'un tremblement qui manque de nous renverser.
Les parois sont couvertes à présent de larges coulées de sang qui semblent exciter les rongeurs qui s'attaquent avec frénésie aux parties les plus fragilisées.
Lumière.
- Ne me pousse pas à bout, sale pute.
La voix à présent n'a plus rien d'humain. C'est un mélange bestial de colère et de douleur sourde.
Un autre fracas épouvantable. Un autre embrasement aveuglant. Une déflagration.
- Celle-là tu l'as méritée !
Le silence retombe brutalement avec la pénombre. Le calme qui suit est aussi angoissant que la tempête qui a précédée. Nous nous regardons affolés et, pour la première fois, je lis la frayeur sur les visages de mes coéquipiers. Pas la peur face à un ennemi plus puissant, non, la terreur qu'on éprouve quand on se sent impuissant.
Les murs de la caverne perdent progressivement leur teinte rubis et se violacent peu à peu, en tirant vers le bleu. De l'humidité commence à suinter, rendant la membrane plus spongieuse, avant de ruisseler le long des parois.
- Pourquoi tu me provoques comme ça ? gémit la voix, très assourdie à présent.
Un temps.
- On est pourtant bien tous les deux.
Un autre silence, qui s'étire douloureusement. Les murs bleus sont détrempés.
- Tu sais que c'est pas bien ce que tu me fais...
Et c'est presque une plainte à présent.
- Je t'aime, moi. C'est toi qui ne veux pas comprendre.
- Il parle à quelqu'un, je chuchote comme si l'être qui nous abrite pouvait nous entendre.
Ikvar hoche doucement la tête, en signe d'assentiment.
- On croirait bien.
- Vous avez déjà vécu une situation de ce genre ?
- Première fois. Je pense qu'on est passé dans le cauchemar de quelqu'un d'autre, répond-il d'un air inquiet.
Hax regarde autour de nous les murs dégoulinants.
- A moins qu'on ne soit dans sa tête.
Les rongeurs qui s'étaient recroquevillés pendant l'orage sortent peu à peu de leur léthargie et se dispersent à nouveau sur les parois. On entend bientôt les petits crissements insupportables et c'est comme des milliers de craies qu'on frotterait sur un immense tableau.
- Si c'est sa tête, j'ai mal pour lui, observe Ikvar en montrant les centaines de petits parasites occupés à creuser et à gratter dans les plaies à vif.
- Tu vas le rejoindre ? reprend la voix.
Les bestioles infernales s'acharnent dans une ronde sans fin.
- Tu me prends pour un con, hein ? Vous rigolez quand vous parlez de moi ?
Obscurité. Lumière. Les parois de la caverne se corrodent, se désagrègent. Certains morceaux de membrane se déchirent en lambeaux.
- Tu crois que j'ai pas compris votre petit manège ?
Les murs recommencent à flamboyer, inlassablement rongés, harcelés par des milliers de griffes et de crocs minuscules.
- Putain mais tire-toi ! Sors de ma tête !
Une lumière aveuglante.
- Tu vas où ? Arrête de chialer, je te fais même pas mal !
La caverne, à présent, luit à nouveau d'un rouge sang.
- Il va la tuer, souffle Hax dans une intuition désespérée.
Nous sommes tétanisés. Nous assistons à cette scène effroyable et il n'y a rien que nous puissions faire.
Hax se reprend le premier et franchit avec rage les quelques pas qui nous séparent du mur.
- Ces trucs-là, il faut les arrêter !
Il sort un couteau et le plante dans un des parasites. La lame s'enfonce sans difficulté dans l'enveloppe translucide. La bête pousse un cri strident et agite désespérément les pattes avant de se crisper dans un dernier spasme.
Les autres semblent prises de frénésie. Je me jette à mon tour sur le rongeur le plus proche, tandis qu'Ikvar s'attaque à une autre paroi.
- Les femmes comme toi, c'est même pas des femmes ! rugit la voix dans nos têtes.
La fureur qui s'empare de moi me transporte dans un état second. J'abats mon arme dans les chairs molles, j'éclate des têtes, des pattes, des corps sans faire dans le détail. Il faut les décrocher de là, le plus possible, encore, encore, avant qu'il ne soit trop tard.
- A tes pieds, me prévient Hax qui a l'œil à tout.
Des bêtes mal en point commencent à ramper sur le ventre, sur deux pattes, pour tenter de se raccrocher à la paroi. Je les écrase sous ma botte avec une férocité que je ne me connaissais pas.
C'est une course contre l'horreur.
Je ne sais plus si c'est un cauchemar ou bien la réalité.
Ce type laisse ses monstres le dévorer de l'intérieur.
On doit absolument réussir à...
Bip-bip. Bip-bip. Bip-bip. Bip-bip.
Je me redresse dans mon lit en hurlant de rage. Mes mains tétanisées cherchent encore à agripper le vide. Il me faut quelques minutes avant de calmer les convulsions qui m'agitent.
J'inspire profondément avant de me laisser aller sur mon oreiller détrempé.
Bon Dieu. C'était quoi, ça ? C'était si réel.
Pour la première fois je prends conscience que ce que je considérais comme une aventure excitante, avec deux beaux gosses au caractère bien trempé, est peut-être bien plus que cela.
Nous sommes en mission. La nuit est notre bataille.
Sur les murs de ma chambre, je vois se dessiner des bottes brunes, des drapeaux, des mains qui se tendent. Et puis je vois des visages émaciés, des barreaux, des mains qui se tendent.
Je crois que je rêve encore mais le vacarme me convainc que je suis réveillée. Les cris, les ordres, les hurlements.
Et cette rengaine qui vient de loin, plus forte, plus violente, et ressasse jusqu'à l'écœurement :
« Heil Hitler » ; « Heil Hitler» ; «Heil Hitler»
Note de l'auteur : Bon sang, j'espère que je sais où je vais...
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