Je jette un coup d'œil à ma montre. Bon sang, je me suis endormie à peine dix minutes et j'ai trouvé le moyen de faire un rêve aussi complet ? Je sais que le temps est relatif, mais j'ai du mal à imaginer que mes aventures nocturnes puissent être encapsulées dans des séquences aussi brèves.

Je me frotte les yeux en cherchant du regard la machine à café la plus proche.

- Dis-moi, tu ne viens pas de me réveiller en me parlant de ton transit intestinal ?

Fred a le bon goût de paraitre gêné.

- Euh... Oui... Pardon. Je reviens des toilettes et c'est juste une réflexion que je me faisais.

- Et tu as pensé que ta partenaire de boulot était la première personne à informer de ce genre de détail, c'est ça ?

- Excuse-moi. Je reconnais que c'est abusé... Mais je ne savais pas à qui le dire !

Il s'enhardit et finit même par se trouver des justifications.

- Au moins tu sais que tu peux compter sur moi ! Ton coéquipier ne t'abandonnera jamais au milieu d'une charrette de boulot parce qu'il a mal au bide ou qu'il pète mou.

Je ne veux pas croire qu'on ait cette conversation ! Je surprends le regard curieux de la jeune mannequin sud-américaine dans notre direction.

- Va lui raconter ça a elle, je suis certaine que ça va l'intéresser !

Fred blêmit en espérant que la demoiselle n'a rien entendu de notre échange. Quant à moi, je me rassure en voyant la jeune fille en jean tee-shirt, cramponnée à son mobile. Si l'héroine n'est ni habillée ni maquillée, cela signifie qu'on a encore un peu de temps avant que l'assistant réalisateur ne prononce les mots magiques qui vont lancer le tournage : « Moteur ! Et... action ! »

Le canapé est accueillant et le client ne devrait pas débarquer avant une heure ou deux. Bernard non plus qui, en véritable prince du mal, arrive toujours très en retard et au moment où il pourra déranger le plus de monde possible. Quant à Fred, il ne me calcule déjà plus, son attention toute dirigée vers notre jolie voisine.

Je me laisse aller contre les coussins moelleux. J'ai peut-être le temps de reprendre les choses là où je les ai laissées ?

Bien sûr, il serait préférable que je lise le brief Air France et que je commence à aligner quelques idées laborieuses. Ou que je profite de cette parenthèse pour appeler ma mère qui va me répéter que « C'est tous des fous à Paris » et que « Je sais pas comment tu fais ». Pour la première fois de ma vie, je prends conscience que mes tribulations subconscientes sont bien plus excitantes que tout ce que je peux vivre dans la réalité.

Vous aussi, si on vous donnait le choix entre deux vies à part entières, vous pourriez hésiter. Si on vous garantissait de retrouver, nuit après nuit, le même monde fascinant à explorer, une troupe amicale et chaleureuse pour vous accompagner, et en bonus un guerrier aux épaules de déménageur et un faune au rire insolent... Peut-être que, tout comme moi, vous choisiriez la nuit ?

Tiens ! Si je garantissais à Fred que la coquette qui répond à ses approches avec une moue ennuyée, l'attend gracieuse et consentante dans un simple rêve, je suis certaine qu'il serait déjà en train de ronfler à mes côtés.

C'est bien pour cela que ce choix ne nous est pas offert : nos imaginaires enflammés seront toujours plus exaltants que les routines prévisibles et désolées que nous retrouvons chaque matin au réveil. C'est pour cela que, prudemment, nos rêves s'évanouissent chaque matin dans les limbes de notre inconscient.

Pourtant une petite voix réticente vibre en moi, que je feins de ne pas entendre. Plus je parcours ces mondes oniriques, plus j'ai l'impression qu'ils m'échappent. Qu'est-ce que je sais de la face cachée de ce royaume ? De ses règles et de ses dangers ? Nous allons combattre ce soir : et s'il m'arrivait quelque chose ? Bien sûr, j'ai confiance dans les bras qui vont me protéger, mais si par malheur le rêve devait se transformer en cauchemar, est-ce que je m'en relèverais indemne ?

C'est certain, mes compagnons ne me disent pas tout. Que je me lance à leurs cotés dans cette poursuite hasardeuse, sans connaitre le sens de cette quête ni sa vérité, cela ne me ressemble pas. Mais l'instinct me commande de retrouver Ikvar, Hax, Micham et Flora. Je sens que c'est important. Je le sais.

Alors je me laisse doucement aller contre le bras du canapé.

Et c'est dans ma tête à présent que résonnent les mots magiques :

Moteur.

Et... action.