Chapitre 1
La femme en cuir allume une lampe torche : c'est la seule source de lumière et je prends conscience de l'obscurité alentour. Ça n'arrive jamais dans la vie moderne : il y a toujours un feu, un lampadaire, un panneau publicitaire aux couleurs criardes, des appartements, des maisons... Ici, rien de tout cela. Comme si ces lieux avaient été construits en dehors de toute civilisation.
Un galop dans notre direction et un jeune gars fait irruption en soufflant bruyamment.
- Il y a un trou dans le grillage... cent mètres plus à l'ouest.
Il se rend compte de ma présence et se redresse avantageusement.
- Oh ! On a de la compagnie ? Flora, tu nous présentes pas ?
Son regard soyeux m'enveloppe avec une curiosité plutôt chaleureuse, mais ce sont ses oreilles étrangement pointues que j'observe avec stupéfaction. Elles sont emmêlées dans ses cheveux blonds en broussaille et je ne peux m'empêcher d'y revenir, faisant naitre chez lui un sourire ironique.
- Un quart Elfe.
- Pardon ?
Il bouge comiquement les oreilles dans ma direction, comme pour me saluer, en éclatant d'un rire gamin.
- Un quart Elfe ! Et toi ?
Il m'examine plus attentivement.
- Attends, attends, laisse-moi deviner...
Un petit clin d'œil tandis qu'il me scanne ostensiblement des pieds à la tête, puis :
- Tu me fais l'effet d'une fée... conclut-il avec cet air pas très malin des mecs qui ont appris à draguer en boite de nuit.
Il se prend sur le crâne une claque à assommer un bœuf.
- On n'a pas le temps pour ça, Ikvar ! le rabroue Flora, qui semble être la chef.
Le quart Elfe se tourne vers elle et grogne en se frottant la tête.
- Pardon de me montrer sociable et accueillant, hein !
J'examine la femme à mon tour : la trentaine, peut-être un peu plus, pas très grande mais sèche et musclée, avec un air naturel de commandement, les cheveux noirs rassemblés en un chignon sévère, un corset de cuir brun dans le dos duquel elle a entrecroisé une épée et une arbalète.
Elle se dirige vers la clôture, et je décide rapidement de lui emboiter le pas.
- On sait pas qui c'est mais apparemment ça ne dérange personne, proteste Ikvar derrière nous. Si la damoiselle en détresse se transforme en gorgone maléfique, c'est encore moi qui vais devoir faire le ménage, ajoute-t-il d'un ton dépité qui m'arrache un sourire. Et maintenant je parle tout seul, constate-t-il comiquement avant de nous rejoindre à petites foulées.
Nous progressons en silence sur une centaine de mètres en longeant une muraille constituée de trois ou quatre épaisseurs entremêlées de barbelés aux pics menaçants. Il y a en effet un étroit passage, à hauteur d'homme.
Flora me fait signe de passer rapidement tandis qu'ils couvrent nos arrières.
Je rampe avec précaution à travers la déchirure du grillage qui fait entendre un ronronnement sourd et comme un crépitement : le barbelé électrifié semble me laisser passer à regret.
Je suis accueillie à l'autre bout par une main qui doit bien faire la taille de ma tête.
- Huh ?
Je lève les yeux sur un autre garçon imposant, taillé comme une armoire à glace, des yeux noirs qui brillent même dans l'obscurité, le visage à moitié mangé par une barbe de deux semaines.
- Avance, m'ordonne-t-il d'un ton bref. Et il me tire comme si je pesais une plume avant de me reposer sur la terre ferme à ses côtés.
- Hax, indique simplement le gaillard, en se désignant du doigt.
- Heu... Emily..., je balbutie, un peu impressionnée par la carrure de ce nouveau compagnon.
Heureusement, Flora nous rejoint vite, suivie de près par Ikvar.
- T'as repéré les lieux ?
- Dégagé, confirme le jeune géant en hochant la tête.
Ikvar se charge de faire les présentations. Il effleure la barbe hirsute d'un revers de doigt gentiment moqueur.
- Te laisse pas impressionner, s'amuse-t-il, ça pique un peu mais ça mord pas !
Il se prend en retour une autre baffe sur le crâne, qui lui plie la nuque en deux.
- Bordel ! Chaque fois que vous me frappez comme ça, y'a mon cerveau qui cogne contre ma boite crânienne !
Ikvar fusille Hax du regard et celui-ci affiche un air penaud, hésitant à abattre à nouveau le battoir qui lui sert de main.
- Avec tout le vide là-dedans, je doute que ton cerveau risque quoi que ce soit, observe Flora d'un air entendu, récoltant en écho un ricanement du grand costaud qui me parait soudain bien plus jeune que sa sombre barbe pourrait laisser penser.
Je les observe à la dérobée : Ikvar et lui pourraient avoir le même âge, d'ailleurs ils semblent se comporter en potes plus qu'en coéquipiers. Mais la comparaison s'arrête là. Le quart Elfe est blond comme les blés, avec des prunelles rieuses aussi vertes que les prairies qui nous entourent. Tandis que les iris noirs et glacés de son copain balèze me font frissonner chaque fois qu'ils se posent sur moi.
Flora reprend la parole d'un ton bref, et tout le monde redevient sérieux.
- Allons-y.
Nous nous engageons en file indienne, nous enfonçant dans la nuit noire, en suivant la lumière de la torche électrique dont le halo blanc parait vaciller au souffle du vent.
*****
Au bout de quarante minutes de marche silencieuse, on aperçoit au loin les formes sombres d'un village.
Au fur et à mesure que nous nous approchons, je comprends qu'il s'agit d'une véritable petite ville, mais constituée de tôles, de toiles, et de planches disjointes. Comme ces villes champignons des premiers temps du Far West, ou les favelas miséreuses que nos métropoles modernes s'efforcent de cacher.
Nos yeux s'habituent vite et détaillent les baraquements rudimentaires : des cabanes, dont certaines n'ont pour seul toit qu'une bâche de plastique plaquée par d'épais madriers. Les maisons semblent se soutenir l'une l'autre ; en enlevant une seule, on ferait s'écrouler la ville comme un château de carte. Pourtant toutes ont de lourdes portes et, à leur base, des renforts compacts de pierres et de briques, comme pour empêcher qu'on ne s'en approche de trop près.
Nous pénétrons bientôt dans la localité, par une porte non gardée. Les lieux sont habités. Des ombres nous frôlent à travers les ruelles à peine dessinées : des hommes, des femmes, que la nuit et l'absence d'éclairage font ressembler à des spectres gris. Ils vont d'un pas pressé, n'échangeant pas une parole, ni un salut, ni un sourire. Les villageois semblent fuir leur propre ombre et il flotte dans l'air le sentiment diffus d'une menace.
- Bienvenue à Zombiland, ironise Ikvar à mi-voix.
Puis il se tourne vers son pote qui marche à nos côtés.
- Ça te rappelle un peu la maison, Haxou ? demande-t-il d'un ton malicieux, s'attirant un soupir blasé en guise de réponse.
Le quart Elfe surprend mon regard intrigué et m'explique :
- Hax est né dans les Montagnes Noires. En comparaison, ici, c'est « village fleuri-ville étape » !
- Baissez la tête, ne regardez personne dans les yeux, nous interrompt Flora.
Elle désigne ma chevelure flamboyante.
- Rabat ta capuche, ordonne-t-elle ton sec.
Je n'avais pas remarqué que ma pèlerine se prolongeait d'une capuche, et je m'empresse de la remonter pour dissimuler mon visage.
Mais même engoncés dans nos vêtements, nous ne passons pas inaperçus. Et les regards longs qui nous dévisagent nous disent clairement que nous ne sommes pas les bienvenus.
- Évitons la rue principale, recommande Flora en prenant la tête.
Malgré nos efforts pour rester discrets et les allées et venues d'Ikvar, que Flora envoie en éclaireur à chaque croisement, il faut peu de temps pour que nous nous heurtions à une milice lourdement armée.
Je me courbe pour passer inaperçue, mais les hautes silhouettes et les armes de mes compagnons tranchent dans ce village d'ombres.
- Vous, là-bas !
La ruelle se vide instantanément, nous laissant seuls face à la demi-douzaine de soldats en patrouille.
J'espère encore un simple contrôle d'identité ou quelques questions de routine sur le but de notre visite en ces lieux, mais...
- Serrez les rangs, ordonne Flora d'une voix ferme.
Mes compagnons dégainent d'un seul geste et se placent épaule contre épaule, occupant à eux trois toute la largeur de la petite rue.
Au temps pour notre incognito : le dialogue courtois n'est manifestement pas au programme. J'admire quand même leur manœuvre presque instinctive, qui témoigne d'une longue habitude, et je me réfugie derrière eux en me demandant ce qui va se passer à présent.
La petite troupe parait hésiter devant le front compact, mais ils se reprennent sur un ordre aboyé par leur chef et se lancent brutalement à l'assaut de notre forteresse.
Un combat violent s'engage. Hax fait tournoyer sa hache à coup de moulinets puissants et Ikvar matérialise dans sa main un sabre lumineux et fluorescent, souple comme un fouet.
Les assaillants se bousculent un peu, leur nombre rendu inefficace par l'étroitesse des lieux. Mais leur supériorité numérique n'en est pas moins dangereuse et leurs vagues d'assaut successives témoignent d'une vraie discipline militaire.
J'inspecte autour de moi à la recherche d'une arme ou de quelque chose qui me permette de me défendre si leur mur se divise et que je suis prise à partie. J'avise un tas de bois contre une maison et j'attrape une sorte de buche assez longue et pas trop lourde.
Je me replace derrière mes trois défenseurs, en me demandant comment je pourrais être utile.
- Quand ils sont grands, vise les couilles ! me lance Flora en se déplaçant légèrement sur le côté.
Je m'intercale derrière eux et, tout en fermant les yeux, je propulse un peu au hasard mon rondin dans l'entrejambe de l'adversaire le plus proche tandis que Flora l'occupe dans la partie supérieure.
Le choc sourd, suivi d'un grognement étranglé, me satisfait et m'épouvante à la fois, et je me retire précipitamment pour éviter un retour d'épée, heurtant Ikvar au passage.
- LEURS couilles, pas les miennes ! proteste-t-il d'un ton indigné.
- Pardon, pardon, je me confonds en excuses tout en cherchant une autre opportunité pour frapper.
Le mugissement d'une sirène déchire soudain l'obscurité, laissant percer une plainte lugubre qui me parait sans fin. Elle semble provenir du vaste donjon qui surplombe la ville et dont je remarque à l'instant les murs crénelés et l'ombre inquiétante.
La terreur se lit sur le visage des soldats en entendant le grondement sinistre. Mes compagnons se regardent eux-aussi d'un air préoccupé.
Le temps semble se suspendre un bref instant, un moment de flottement. Puis tout s'accélère. Les soldats, qui hésitaient, se débandent en abandonnant le champ de bataille. Les quelques passants qu'on devinait encore se mettent à fuir à leur tour. Et en quelques instants, nous nous retrouvons absolument seuls dans les ruelles abandonnées.
Nous entendons alors au loin des glapissements furieux, couvert d'aboiements déchainés. Je ne sais pas quel animal peut produire ce genre de vociférations, mais je ne tiens pas à faire sa connaissance de trop près.
- Il faut se tirer de là, commande Flora, et je suis bien d'accord avec elle.
Pourtant quand mes compagnons détalent, je reste figée sur place, pétrifiée, comme si mes jambes en coton refusaient d'obéir à mon cerveau. Je voudrais courir et je ne bouge pas d'un pouce. Bon sang : je fais quoi, là ?
Les aboiements enragés se font plus aigus et presque métalliques. Plus proches aussi. J'ai l'impression de sentir déjà des haleines écumantes sur ma nuque.
Hax revient en arrière et me tire vivement par la main.
- Avance, tu vas te faire bouffer !
J'entends distinctement claquer des mâchoires voraces et racler des griffes d'acier à travers le village. Pourtant, je ne parviens pas à m'arracher du sol : chaque pas me parait peser son poids de plomb.
Ikvar nous rejoint d'un air franchement inquiet tandis que je titube sur mon corps qui ne me porte plus.
- Bordel, qu'est-ce que tu fous ?
Le décor tout entier est en train de fondre et m'empêche d'avancer.
Bip-bip. Bip-bip. Bip-bip. Bip-bip.
Je me redresse brusquement dans mon lit en reprenant ma respiration, et c'est comme si j'émergeais d'une apnée profonde.
Je regarde vivement autour de moi : pas de molosse, pas de bataille rangée, la tranquille quiétude de ma petite chambre parisienne.
Un rêve...
Un cauchemar, oui !
Je ne me rappelle jamais mes rêves d'habitude, mais celui-là je ne suis pas près de l'oublier. Il faut vraiment que j'arrête la viande rouge le soir !
Blottie sous ma couette bien au chaud, j'essaye de me remémorer une dernière fois les visages de mes camarades d'expédition car je sais qu'ils vont s'évaporer dans la journée, comme toujours les songes. Flora. Hax. Et l'autre idiot, là, au nom impossible.
C'était bien sympa de vous connaitre, les gars ! Mais si je pouvais me contenter de rêver que je vais au boulot en pantoufles ou que je suis en retard le jour du bac, ça serait plus reposant.
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