CHAPITRE DIX
Rédacteur : M. Ian Midas
Des flashs lui vinrent à l'esprit : une course sans fin dans des bois denses, des cris d'allégresse, d'autres d'agonie. Jeanne tressaillit : c'étaient des souvenirs du soir de la Libération, où tous les fous avaient quitté l'asile Saint-Laurent-les-Abats-Jours. Le soir où Gribourg avait été assiégé par une centaine de tarés. Il y a onze ans. Avant cela, tous ses souvenirs apparaissaient comme piégés dans une brume insondable... Avant cela, elle ne se remémorait que de souffrances interminables. Puis la madre Dolores avait tout changé. Mais elle n'était plus là, et Jeanne plongeait à nouveau dans les abysses de la folie. Comme tout le reste des habitants du village. La réalité la frappa, cinglante.
Les gribourgeois avaient tué Eli C. Les paupières tremblantes, Jeanne tentait de reprendre son souffle, la voix cassée. L'atmosphère humide se transforma en une fine bruine. Tous les villageois contemplaient leur œuvre avec satisfaction. Tous avaient la tête levée vers le clocher, le point le plus haut du village, sur l'une des aiguilles duquel avait été embrochée la tête blafarde du condamné. De son vivant, des expériences impies l'avaient rendu intolérant aux rayons du Soleil. Désormais, son cadavre trônait en plein air ; la lumière semblait s'éclipser et fuir ce monde.
Marc E. souriait de toutes ses dents, sur le muret qui faisait office d'estrade.
« Amis gribourgeois ! dit-il en arborant un rictus triomphal. Voyez ce que nous avons fait de cette charogne d'albinos ? C'est le signe de notre toute-puissance ! »
La foule en liesse acquiesça.
« Le monstre de Gribourg a été définitivement abattu ! »
Des hourras incontrôlables déchirèrent l'air poisseux. Jeanne sentait une intense boule de rage monter en elle. Sans plus attendre, elle se posta en contrebas du démagogue aux favoris roux, et piailla :
« Et si ça n'était pas le cas ?! Quelles preuves as-tu à avancer que le carnage est réellement fini ? »
Le rhéteur s'esclaffa avant de répliquer :
« Si ça n'est pas le cas, si l'albinos n'est pas l'atroce charogne qui pourrit nos jours depuis une semaine... et bien le réel assassin saura à qui il a affaire ! Vous avez entendu : le monstre de Gribourg, s'il est encore vivant, pisse actuellement dans son froc en imaginant toutes les jolies grimaces qu'on pourrait faire faire à son cadavre ! »
Puis, comme à un enfant grincheux, avec le ton le plus condescendant possible, il s'accroupit face à Jeanne, et lui susurra :
« Et rien que pour obtenir cet effet sur le coupable, ce sacrifice ne valait-il pas la peine ? »
La moutarde monta au nez de l'adolescente :
« Mais en faisant son travail, vous avez juste aidé le meurtrier ! En provoquant la mort d'Eli, Marc, tu es devenu le monstre ! C'est toi qui mérites le sort de chacun des pauvres fous qui sont morts pour rien ! Tu es la pire des... »
Le sophiste n'en pouvait plus souffrir. Il se devait d'être digne devant son audience pour conserver sa mainmise. Aussi décida-t-il de gifler Jeanne. La frappe fit un petit son sourd contre la joue de la donzelle. Des larmes poignaient sur les coins de ses yeux. Quelque chose s'était brisé en elle. Soudain elle leva le menton, poussa un intense cri de rage. Marc ne la vit pas foncer sur lui. Il fut projeté en arrière. Sa tête cogna contre un pavé. Sonné, il ne put réagir quand l'anorexique se releva et abattit son pied contre son crâne endolori. Sept fois. Le premier coup se contenta de pâmer un peu Marc. Au troisième, on entendit le premier craquement. Quatre, on ne distinguait plus les différents éléments du visage. Cinq, la mâchoire se décrocha avec un bruit de plastique. Six, la boîte crânienne s'affaissa. Sept, la cervelle gicla un peu partout autour. Jeanne s'enfuit, mais on pouvait la suivre à la trace.
Édouard, le tenant du bar, sifflait du whisky jusqu'à pusoif. Il se répétait : « Il existe pas, et c'est p'têtre pas si mal », déversant tout ce qu'il avait d'alcool au sol. Il s'enfuit à l'étage, attrapa tous les objets de valeur, les fourra dans une brouette. Il sortit, puis mis le feu au bâtiment central de Gribourg : le bistrot. Puis il entama son chemin en poussant sa brouette. Gribourg, après tout, n'était qu'une longue route qui se terminait par une impasse. Il était trop longtemps resté coincé dans ce cul-de-sac bouché par l'église. Aujourd'hui, Édouard J. quitte Gribourg. La pluie battait les sols. Il attrapa au vol un chapeau échappé des flammes. Ainsi coiffé, il partit. Il traversa la grand-place, où les cendres de la maison du shérif crachaient leurs braises. Il devança les fermes et habitations sans fermiers ni habitants, jusqu'à la grange de la vieille Capucine G. C'est là que pleurait Amande A., à laquelle on avait récemment enlevé le frère, Joaquim A. Entre deux sanglots, elle s'inquiéta :
« Tu pars, Édouard ? »
L'interpellé se tut. Son regard vide se projetait en avant. Puis, longuement, il humecta ses lèvres sèches, et dit :
« Oui. »
Elle soupira.
« Pourquoi ? »
Le tenant du bar ne s'étonna pas de la question.
« Tu vois une raison de rester ?
- C'est ici qu'on vit, depuis onze ans...
- Et encore avant, nous vivions autre part.
- On y a nos maisons...
- En ce qui me concerne, plus maintenant.
- Nos amis...
- Tu veux parler de ceux qui lynchent au moindre soupçon ; dont l'un est très certainement le monstre ? »
Édouard ne retenait ses tremblements qu'avec peine, ses pathologies et l'alcool ne faisant pas bon ménage.
« Je veux venir avec toi, souffla Amande.
- Alors viens, fut-il laconiquement reparti. »
Mademoiselle A. acquiesça doucereusement, puis demanda un instant, juste un instant, pour dire adieu à son frère, qui avait été déplacé dans la grange. Elle y pénétra. Les trois victimes du monstre de Gribourg avaient été alignées : Prune F., recouverte d'argile et de clous, actrice principale d'un dramatique spectacle de danse macabre. Rita A., désarticulée, gorge tranchée, yeux désorbités ; laissée seule dans la brume à l'extrémité du village. Joaquim A., yeux sur le torse, jambes sur le crâne, exsangue ; fraîchement déterré par Amande en pleine forêt. Adieu frangin. Le traitement des cadavres différait : le premier avait été pudiquement plaqué d'argile, pour qu'on ne vît pas la peau décomposée. Le deuxième avait subi des modifications sommaires, et avait été découvert par hasard. Le troisième, son frère, semblait l'œuvre d'un fantaisiste aimant mélanger les éléments anatomiques. Des crimes si singuliers qu'ils paraîtraient avoir été conçus dans trois esprits différents. Un bipolaire ? Un schizo ? Amande reprit ses esprits : il n'était plus temps de chercher le tueur. C'était trop tard, il avait déjà fait son œuvre. Il avait simplement actionné une machine, et désormais, le sang coulait à flots sans qu'il eût besoin de bouger le petit doigt.
C'est alors qu'Amande perçut des petits chuchotis, en provenance d'un tas de foin. Elle se mit à y fouiller, et les sons devinrent de plus en plus clairs :
« J'suis caché ils me voient pas j'suis caché ils me voient pas j'suis caché ils me voient pas... »
Le visage du jeune Fernand H., un pyromane appréciant consumer de la chair humaine, apparut. Fernand s'était brûlé les yeux. En sentant l'air frais lui parvenir, il poussa un petit cri aigu. Amande le rassura :
« Ce n'est que moi.
- J'avais peur que les spectres soient revenus pour moi. Ils m'ont forcé à courir, à me cacher... ils soulevaient mes paupières dans mon sommeil. Alors je me suis assuré qu'ils ne puissent plus m'obliger à les voir. Désormais, je ne vois plus que des étoiles. Mais chut ! Il faut être discret, sinon ils vont revenir pour me hanter avec leurs cris... Bientôt ce ne sera plus un problème. »
Fernand mit son doigt devant sa bouche pour s'intimer le silence, et s'enfouit plus encore dans le foin. Amande sortit de ce musée de l'horreur. Édouard ne l'avait pas attendue.
Quand Melvin Q. entra dans le clocher, Jeanne D. ne le remarqua pas. Elle pleurait, les jambes branlant dans le vide, et serrait la tête tranchée de son ami Eli. Quand Melvin Q. fit glisser ses bras le long des épaules de Jeanne D, et l'enlaça, elle le remarqua. Ses larmes cessèrent de couler, et la tête rebondit le long du toit de l'église, finit sa course en bas. Elle laissa son amant prendre place à côté d'elle.
« C'est moi, dit-elle.
- C'est toi quoi ?
- Le monstre de Gribourg. »
Il la considéra un moment, puis répondit :
« Non. »
Jeanne se rebiffa :
« Mais puisque je te le dis !
- Qu'est-ce qui t'amènerait à croire de pareilles billevesées ?
- Tu sais très bien que j'ai toujours eu des moments d'absence : j'agis ; je n'en retiens aucun souvenir. Rien ne m'aurait empêchée de tuer Prune ou Rita, durant ces périodes. Je sais que j'en suis capable, maintenant. »
Elle fixait sa bottine ensanglantée. Melvin s'en empara nonchalamment, et la jeta au loin.
« C'est moi, dit-il.
- Le monstre de Gribourg ?
- Oui.
- Tu es sérieux ?
- Si tous ceux qui en sont capables le sont, alors je suis le premier sur la liste.
- Je suis sérieuse !
- Moi aussi. Honnêtement : qu'est-ce qui serait le plus satisfaisant d'apprendre ? »
Sur ces mots, Melvin se leva.
« Je ne comprends pas où tu veux en venir, l'interrompit Jeanne.
- Enfin, on n'a tout de même pas suivi notre histoire depuis le début pour des prunes, non ? Si à la fin de l'enquête, il s'avère que l'assassin est la jolie damoiselle qui a des pertes de mémoires, ce sera décevant. On se dira : tout ça pour ça, en plus tu n'as même pas de motif pour foutre un tel boxon !
- Ce n'est pas la qualité de l'excitation provoquée par la révélation du tueur qui définit la vérité.
- Dans les romans, si : il faut garder le lecteur éveillé, constamment apporter de nouveaux rebondissements. Alors, si on était dans un roman, qu'est-ce qui serait le plus satisfaisant d'apprendre ? Comment est-ce que tu aimerais te faire surprendre ?
- Je ne sais pas moi... le monstre serait quelqu'un à qui on ne s'attend vraiment pas. Par exemple, un mort. Mais ça ferait trop artificiel. Un des habitants, ça serait la solution de facilité : tout le monde est fou, on pourrait chacun entrer dans une folie meurtrière sans aucun motif. Oh ! Un ancien habitant venu se venger du vol de son village ! Ça c'est une bonne idée. Mais ça n'explique pas pourquoi il aurait procédé ainsi. C'est tout, je crois.
- Non, il reste la solution cul-de-sac : tiens-toi bien sur tes deux oreilles, j'y réfléchis depuis le début de cette aventure...
« En réalité, ce qui fait l'asile, ce n'est pas le bâtiment ; c'est la concentration d'individus en difficulté mentale. En quittant Saint-Laurent, nous n'avons fait que changer de prison, et ne sommes jamais vraiment sortis de l'illucidité générale. Le monstre de Gribourg ne serait que Gribourg : la ville nous enrobe d'une atmosphère propre à dégénérer au moindre dérèglement. Il n'y a pas un tueur, mais une nébuleuse de facteurs qui ont causé cet exact déroulement : Eli ne serait pas mort sans l'hystérie générale, l'hystérie n'aurait pas eu cours sans le sacrifice d'Alban (et celui, plus indirect, de Gaston), le sacrifice n'aurait pas dû avoir lieu si l'on ne s'inquiétait pas de subir le même sort que Rita, Rita serait encore vivante si Loïc avait été le tueur, et Loïc si Prune était toujours dans sa chaise...
- En ensuite ?
- Je ne sais pas. Je ne connais pas la cause fondamentale de l'affaire, tout semble trop complexe : je me réveille chaque matin avec l'impression que des mains différentes filent mon destin. Des mots de natures étrangères s'organisent de diverses façons au sein même de mes pensées, et je n'y peux rien changer ! Incapables de se coordonner d'une étape à l'autre, et à trop vouloir que tout le monde enquête, personne n'a enquêté, ou alors avec une inconstance remarquable ! Mais au final, tout cela n'est en rien une explication, juste une présentation des faits. »
Melvin se rapprocha peu à peu de son amante :
« Nous nous sommes embarqués sur un fleuve à bord d'un navire sans fond. On ne peut faire que nager jusqu'à l'épuisement. Et je suis épuisé, Jeanne. Veux-tu partir avec moi ?
- Partir ? Du village ?
- Oui ! Tout le monde part. Nous irons hanter d'autres histoires, tu verras !
- Et le monstre ?
- Est-ce qu'on a jamais eu envie de le retrouver ? »
Jeanne D. et Melvin Q. quittent le récit : c'est une course sans fin dans des bois denses. Ils traversent les marécages d'Alban, retrouvent leur ancien asile. Ce qu'ils y font ? Les épisodes onze à quinze vous le diront bien. Et encore après ? Oh, ça, je pense qu'on ne le saura jamais.
Philibert B., maire de Gribourg, voyait défiler tous les personnages du livre. Le nom de certains ne lui revenait pas en mémoire. Pourtant, les villageois ne sont que quatre-vingt, et il les connaît depuis des années. Mais c'est que certains ont été si peu développés ! Les anonymes s'en vont, et lui, il reste, avec sa banderole trifrangée. Le monstre a gagné.
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