18 - Le parfum
-Je ne comprends pas, Holmes ! Se décida finalement Brakenrid. Nous avons notre homme, non ? Ce télégramme – il exhiba fièrement le petit bout de papier qu'il avait reçu la veille de Scotland Yard – décrit clairement le sieur « Crowley » comme un ancien membre de la mafia New-yorkaise. Pourquoi ne pas l'arrêter tout de suite ?
-Parce que je me méfie des apparences, inspecteur, répondit le détective en se penchant sur le corps de l'imposteur poignardé.
Sa bouche s'orna soudain d'un sourire de victoire.
-Vous avez trouvé quelque chose ? Demanda aussitôt Watson, qui connaissait bien son homme.
-Regardez par vous-même, répondit son ami en s'écartant pour laisser la place au docteur et à l'inspecteur.
-On dirait un œil, commenta Watson en pointant du doigt le tatouage qui ornait l'avant-bras du macchabée.
-C'en est un, mon cher Watson. « We never sleep » (nous ne dormons jamais). Cela vous rappelle quelque chose ?
-Non... Attendez, si ! Vous m'en avez parlé, il y a quelque mois... L'agence... L'agence Pinkerton ! Aux Étas-Unis !
-Bravo, Watson ! Vous faites des étincelles ce matin ! L'agence nationale de détective Pinkerton ! Une belle bande de lascars sans scrupules, si vous voulez mon avis. Le genre de détective à agir plus sous l'impulsion de la bourse que de la justice.
-Ce détective devait traquer Crowley !
-Jusqu'au fin fond du Sussex ? Depuis l'Amérique ? Sans plan préétablis ? Allons donc ! Il s'agit d'une histoire personnelle. C'est pour ça que j'ai aujourd'hui télégraphié à mon propre réseaux de renseignements, pendant que vous dormiez, mon ami.
-Mais comment pouviez vous savoir...
-Pour l'agence Pinkerton ? Simple conjecture. Crowley était un gros bonnet de la mafia. Qui sont les personnes les plus à même de lui en vouloir ? Ses anciens partenaires, un policier, ou un détective privé. Il aurait immédiatement reconnu un de ses anciens partenaires. Les policiers n'ont pas la latitude nécessaire pour poursuivre leur proie au-delà des continents, à moins d'être à la retraite – et cet homme est trop jeune pour l'être – ou de perdre son emploi – et le billet première classe de notre victime nous révèle un compte en banque un peu trop fournis pour coller à cette dernière exigence. Reste le détective. Et voilà que j'apprends qu'un scandale a éclaboussé l'agence Pinkerton, il y a un an à peine ! Un scandale impliquant Crowley. Il s'est défendu des accusations portées contre lui en prouvant que le détective qui l'accablait – et que voici – était sodomite. Tout son témoignage a été remis en cause. Lui et son compagnon ont échappés de justesse à la peine de mort, leur avocat ayant argué une « amitié un peu trop charnelle et un simple égarement passager ». Ils ont été condamnés à dix ans de prison, et saisi de tous leur biens. Le compagnon du détective est mort en prison. Assassiné. Un mois plus tard, l'homme que nous avons devant nous, qui, si je ne me trompe pas, s'appelle Allan Pietron, s'échappait de sa cellule. Le lendemain, Crowley quittait New-York. Le reste, vous le devinez aisément... Une traque sans merci. La soif de vengeance.
-C'est abominable, souffla Watson, horrifié.
-Oui, acquiesça Brakenrid en adressant au corps une moue dégoûtée. Si j'avais su, je ne me serais pas donné autant de mal...
Watson serra les poings, mais resta coi. Que dire ? Comment même en vouloir à cet homme, si brave dans tous les autres domaines ? Il ne faisait qu'extérioriser ce que sa société avait mis dans sa tête. Le dégoût. Le rejet. La déshumanisation.
-Nous devons toujours trouver le coupable, inspecteur, déclara Holmes d'une voix glaciale en se posant légèrement derrière Watson, comme pour le protéger d'une menace invisible.
-Encore une fois, renchéris l'inspecteur, vous ne m'avez pas expliqué pourquoi Crowley ne pourrit pas en cellule.
-À cause du parfum, répondit Holmes, s'attirant deux regards surpris. Watson m'a confié que la dernière fois que Pietron est venu le nourrir, il sentait outrageusement le parfum de femme. Si fort, en fait, que l'odeur imprègne encore ses vêtements. Un parfum que vous reconnaîtrez certainement, inspecteur...
Le policier fit un signe d'ignorance.
-C'est celui de Miss Anna Grandel, l'éclaira Holmes.
-Et alors ? Rétorqua l'autre. Pardonnez-moi, mais ils ont mangé ensemble le midi même...
-Certes. Mais on ne s'asperge pas de parfum coûteux en vue d'un repas en compagnie d'un homme qui nous est antipathique et d'une petite vieille. Elle s'est parfumée pour une occasion spéciale, qui a impliqué un rapprochement conséquent avec notre victime.
-Mais vous venez de dire, intervint Brakenrid, que cet homme était sodomite...
-Que votre cerveau est petit, rétorqua Holmes, irrité. Ce doit être parfaitement ennuyant d'être vous. N'avez-vous jamais conçu la possibilité d'un être qui aime les hommes et les femmes ?
L'idée déconcerta l'inspecteur.
-Seulement, reprit le détective en excluant ostensiblement Brakenrid de la discussion, il est de notoriété publique dans le village que Pietron -connu comme docteur Watson- a repoussé ses avances. En public, à ce qu'on m'a dit, et plusieurs fois !
-Alors pourquoi a-t-il du parfum jusque dans les cheveux ?
-Excellente question, mon cher Watson ! s'exclama Holmes. S'il a repoussé ses avances, pourquoi sent-il aussi fort le parfum ?
-Il serait revenu sur sa décision ?
-Non, je ne pense pas. Pas alors qu'il était encore hanté par la mort de son compagnon et obsédé par la vengeance au point de séquestrer quelqu'un. Il y a eu corps à corps.
-Une lutte ?
-Oui. Un rendez-vous. Un énième refus. Elle s'accroche à lui. Ils se battent peut-être. Et où se retrouve tous les amoureux du coin, inspecteur ? Demanda Holmes en daignant se souvenir de l'existence de ce dernier.
-Euh... Eh bien, là où le corps a été trouvé... Derrière l'église, dans l'alcôve...
-Ce que, dans son délire, Grandel a dû trouver follement romantique.
Il y eut un silence.
-Mais enfin, Holmes, vous êtes en train de me dire que cet homme a traversé l'océan pour venger celui qu'il aimait et qu'il se retrouve assassiné par une folle à quelques mètres à peine de sa cible ?
-L'amour, docteur Watson, répondit rêveusement Holmes, est au cœur de tous les problèmes...
-Et de toutes les joies, ajouta aussitôt son ami.
-Mmm ? Si vous le dites... Toujours est-il, mon cher Watson, que je n'ai rien affirmé : j'ai simplement expliqué ce qui était possible. Crowley peut avoir tué Pietron. Grandel aussi. Tous les deux avaient un mobile et une opportunité.
-Mais l'arme... osa demander l'inspecteur.
Le détective haussa les épaules.
-Elle aurait pu appartenir à l'un comme à l'autre. C'est un poignard des plus usuels. Inhabituel pour une jeune fille, certes, mais pas totalement impossible à se procurer.
Il se tourna brusquement vers Brakenrid, qui sursauta.
-Vous devriez poster des hommes devant la chambre d'Anna Grandel, comme devant celle de Crowley. Si c'est une meurtrière monomaniaque...
-Compris, répondit l'inspecteur en quittant la pièce.
Watson écouta distraitement le bruit de ses pas s'évanouir. Ses yeux étaient posés sur le corps sans vie d'Allan Pietron, et ses pensées divaguaient.
-Watson ? Demanda Holmes, qui s'apprêtait à sortir et venait de s'apercevoir que son ami ne suivait pas.
L'intéressé releva la tête et, sur une impulsion, s'approcha de Holmes, enferma son visage dans ses mains et l'embrassa a pleine bouche.
-Rassurez-moi, chuchota-t-il, ça, c'est bien de l'amour, pas une maladie, ou une erreur de la nature ?
Holmes le serra contre lui. Il ne savait pas quoi répondre à cela. Ses yeux déjà abîmés par les émotions de ces derniers jours s'humidifièrent à nouveau.
Il rendit son baiser à Watson, un goût de larme caché au creux des lèvres.
Et un espoir.
Un jour, dans une société différente...
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro