Chapitre X : L'Asile (3) [Seconde partie]
Finalement, Kelly se décida à l'attraper par le col, et la jeta d'un geste violent vers Julie. Toutes les patientes frissonnèrent, à la fois horrifiées et très attentives au spectacle qui prenait place sous leurs yeux alertes et apeurés au cœur du hall vide. Les deux vilaines infirmières échangèrent un regard. Celui de Kelly semblant dire "Allez, fais-le.", et celui de Julie répondant "Puisque tu insistes..." Julie leva alors son poing, aussi fort que celui d'un homme, et le dirigea droit dans le ventre de Sally; quoique l'on vit bien que, d'une certaine manière, elle avait retenu son coup.
"Mais que faites-vous ?!" s'écria Dolly, effarée, bien qu'elle savait ce qu'une réaction aussi intempestive allait lui coûter. Pourtant, Kelly fit mine de ne pas l'entendre, et Julie frappa à nouveau Sally, qui s'effondra au sol sans un bruit. "Arrêtez ! Elle n'a rien fait !" s'exclama à nouveau Dolly, si choquée qu'elle s'en leva de son banc. Le temps sembla s'arrêter une seconde, et toutes les patientes retinrent leur souffle. Kelly sourit. Julie sourit. Assurément, leur petit plan sordide avait fonctionné à merveille.
"Hé bien, qu'est-ce qu'il y a ?" demanda Kelly d'une voix encore plus insupportable et provocatrice qu'à l'accoutumé. Dolly articula ce qu'elle pût, mais seuls quelques borborygmes inintelligibles parvinrent à sortir de sa bouche. Milles images traversèrent sa tête en une fraction de seconde, et elle comprit avec effroi que par une simple phrase et un simple geste, elle venait devenir la véritable victime du jeu malsain de Julie et Kelly. Ses membres se mirent alors à trembler, aussi visiblement que lorsqu'elle se retrouvait attachée dans le cabinet d'Edmond. La même crainte qui hurlait en elle et la paralysait en ces moments et la saisit dès lors, et Kelly ne s'en délecta que davantage.
"Alors ? Tu as perdu ta langue ?" réitéra l'infirmière, en s'approchant toujours plus de Dolly. "C'est ballot, ça... Qu'est-ce que tu veux qu'on arrête, au juste ?" Elle tourna la tête vers Julie et lui lança un clin d'œil. Sally se prit alors un coup de pied dans les jambes.
"Ç-Ça !" parvint à articuler Dolly, en se forçant de ne pas baisser la tête malgré ses lèvres tremblantes et sa voix chavirante.
"-Quoi ça ?" insista Kelly, plus garce que jamais, tandis que Sally prit un coup supplémentaire de la part de Julie. Ne résonna dans l'espace rien d'autre que le son de la chair battant la chair. La victime ne dit pas un mot, recroquevillée sur elle-même, le visage entièrement enfoui dans sa large chevelure. Quand aux patientes, aucune d'entre elle n'était assez demeurée pour oser s'opposer aux manigances de Julie et Kelly... Évidemment, il fallût que Dolly soit l'exception; et elle se maudit bien vite pour cela. Pourquoi, au grand pourquoi, était-elle intervenue ?! Maintenant, quoi qu'il puisse lui arriver, Dolly ne savait que trop bien qu'elle était sur le point de passer un sale quart d'heure... Et tout ça pour Sally ! Sally qui ne lui avait jamais rien dit, qui n'avait jamais manifesté ni amitié ni sympathie à son égard, Sally dont le contact avec Dolly avait toujours été inexistant, en dehors du fait d'être assises côte à côte lors des longues sessions d'attente dans le hall vide ! Mais quelle stupide idée lui avait traversé la tête ?! Que lui importait le sort de Sally la Silencieuse ? Pourquoi n'avait-elle pas fermé les yeux et attendu en silence comme toutes les autres ? Dans le seul but de se protéger de la cruauté des infirmières et de garder un semblant d'intégrité, il fallait donc laisser un bouc émissaire endurer toute la méchanceté de ces deux là ? Oh, Dolly était bien stupide de penser que non, comme elle le savait ! Maintenant, elle était là : à trembler devant Kelly Baker, à supplier intérieurement pour qu'il ne lui arrive rien ! Pauvre optimiste ! Pauvre idiote ! Où la mènerait cet héroïsme ? Nul part ! Nul part ! Sur le sol de l'Asile germent les loques et les cadavres, pas les héroïnes !
"A-Arrêtez de la frapper !" parvint-elle à murmurer, à la fois ferme et terrifiée. Sally se prit un nouveau coup.
"-Pourquoi ? Je vois pas le problème ! On essaye juste de la faire communiquer un peu, cette pauvre fille !" argumenta Kelly en agrémentant ses paroles d'un sourire narquois. Elle reprit, notant avec un malin plaisir l'effroi de la patiente C54F qui grandissait à vu d'œil chaque fois qu'elle prononçait un mot : "Tu veux qu'on arrête de communiquer ? Très bien, mais à une condition !" Le visage de Dolly pâlit encore plus qu'il ne l'était déjà, et toutes les patientes étaient dès lors pendues aux lèvres de Kelly. Quelle idée tordue allait-elle mettre en application dans le simple but de satisfaire sa vilenie ? Pire : dans l'unique objectif de palier l'ennui ?!
"Tu l'aimes bien, notre petite Sally, non ? Toi, la saphique..." commença Kelly, pesant chacun de ses mots et faisant durer un insoutenable et terrible suspens. Les dents de Dolly s'entrechoquèrent et son souffle s'accéléra. Quoi que Kelly se préparait à dire, elle présageait le pire. "Embrasse-la." acheva-t-elle sèchement, son visage déformé par un rictus méchant et stupide. Un silence plus mortel que jamais se leva dans le hall vide. Durant un instant, même les mouches n'auraient oser voler. Dolly... Figée... Comment... En cette situation... Figée... Figée... Sally se prit alors un coup de pied dans la tête, et Dolly, vive d'intenses émotions contradictoires, bougea la sienne de droite à gauche. "Embrasse-la, et on arrêtera de...communiquer." répéta calmement Kelly.
La grande idée ! Embrasser Sally ! Alors qu'on l'avait mise en ce lieu précisément pour avoir embrassé une femme ! Elle ne pouvait tout de même pas être sérieuse... Mais Kelly nota bien que Dolly hésitait encore. Un regard échangé avec sa collègue suffit, et Julie se remit à frapper Sally, bien qu'avec retenue; et Kelly se plaça derrière Dolly pour la forcer à regarder. "A ce rythme là, la pauvre, elle pourrait mourir sous autant de coups..." souffla-t-elle dans son oreille droite. "Vraiment... Tu n'as pas envie d'empêcher ça ? Juste avec un petit baiser... C'est une femme, alors ça ne devrait pas te poser de problèmes !" poursuivit-elle plus fort, attendant à ce qu'au moins quelques rires ne s'échappent de l'assemblée de patientes abasourdies qui les observaient plus attentivement que jamais. Mais il n'en fût rien. En dépit des paroles de l'infirmière et des protestations de Dolly, le hall était encore plus silencieux qu'à l'accoutumé... Ah, mais n'oublions pas le bruit des poings colossaux de Julie, s'enfonçant machinalement et allègrement dans le corps mou de sa victime, dans un bruit vif et fouettant de viande battue.
"Non ! Vous... Vous ne pouvez pas ! Vous ne pouvez pas me forcer à faire cela ! Vous rendez-vous compte que vous maltraitez des êtres humains ? Quelles genres d'infirmières êtes-vous ?!" clama finalement Dolly, surprise de sa propre audace, bien qu'elle tremblait maintenant très visiblement. Les détenues restèrent muette, et Kelly éclata d'un grand rire glacial. "Ma petite..." commença-t-elle en passant une main autour du cou de la patiente récalcitrante : "Toi, et les autres, vous êtes folles. Il n'y a pas grand chose d'humain en vous, peut-être juste le physique. Dans la tête, non non non, il n'y a rien... Il n'y a rien de sain. C'est comme ça qu'on finit ici avec des nymphomanes... Des saphiques..." articula-t-elle dans un souffle lent et terrifiant d'assurance. Sa main effectua soudain une intense pression contre le cou de Dolly, bientôt suivie par l'autre, et serra, serra, serra... "Allez, embrasse-la ! Embrasse-la, je te dis ! Embrasse ou je t'étrangle ! Embrasse ou elle meure ! Allez ma petite tribade, va, va ! Embrasse !" Monstre. M...Monstre...!
Et elle poussa Dolly vers Sally, que Julie avait relevé au préalable. Pétrifiée, la patiente C54F fixa avec dépit ce corps tout fin et saccagé de coups, ne sachant que trop peu quoi faire. Et elle tremblait. Le visage déformée par une moue aussi plaintive qu'attristée, elle regarda successivement, désespérément, les deux infirmières; puis les patientes, puis Sally, puis revint aux infirmières, qui poussèrent et menacèrent encore. Et elles continueraient, jusqu'à ce que Dolly se soit pliée à leur jeu malsain... Dolly poussa un soupir faible et asservi, passa ses deux mains blanches dans le nid chevelu broussailleux et hâlé de son infortunée compagne, et posa ses lèvre fantomatiques craquelées de petites gerçures sur ce qu'elle devina être la joue de la Silencieuse. Et aussi vite, comme si elle eût baisé le visage d'un cadavre, elle se retira vivement, toute secouée d'étranges sensations.
"Oh non ma petite, tu ne vas pas t'en tirer aussi facilement !" s'exclama alors Kelly, appuyée dans son propos par un "Humhum." affirmatif de la part de Julie. "Tu sais ce que veux dire embrasser, tout de même, non ? Sur la bouche, petite saphique, sur la bouche !" renchérit-elle avec une nervosité exécrable et languissante dans sa voix. Un tel comportement! Dolly ne comprenait tout simplement pas... Et c'était à se demander qui était le pire dans cet établissement, entre les infirmières et les docteurs ! Car à devoir choisir entre Kelly et Julie ou Edmond, Dolly n'était pas bien sûre de savoir quel choix effectuer...
"Je ne peux pas..." souffla-t-elle d'une faible voix. Aussitôt, Julie se précipita vers Sally, dont elle s'était un peu éloignée entre temps, tel un taureau lâché dans une arène, la saisit entre ses grandes mains cornées, et la frappa cette fois-ci sans retenue. Une fois, puis deux, puis...
"Non ! Arrêtez ! Pitié, arrêtez !" gémit Dolly en cachant partiellement son visage dans ses mains. "Arrêtez ! Arrêtez ! J-Je vais le faire..." Silence, à nouveau. Julie resta près, mais Kelly se rapprocha pour ne rien perdre du spectacle. A nouveau alors, Dolly se retourna face au corps molesté et contorsionné de douleurs silencieuses de la pauvre Sally. Ses hésitations furent multiples, et sa crainte et sa honte d'autant plus prononcées... Grand Dieu, embrasser Sally... Ce n'était même pas elle le problème, bien que les relents pestiférés de la Silencieuse y étaient peut-être pour un petit quelque chose dans la révulsion de Dolly. Mais plus que tout, jamais depuis ses quatorze ans, âge auquel elle était pour la première fois tombée amoureuse, n'avait-elle embrassé quelqu'un d'autre que sa belle Rosy... Dolly fit bien de son mieux pour imaginer donner un baiser à sa chère et tendre lorsque ses lèvres craquelées, gercées et froides comme deux glaçons se posèrent sur celles sèches et dure de la Silencieuse. A peine ce contact intervenu, la jeune albinos se dégagea aussi vite que possible de Sally. Ciel, même avec tous les efforts du monde que Dolly mettait à, un instant seulement, se persuader du contraire, Sally ne pouvait pas être Rose, trop les différenciaient! Rose avait de grandes lèvres douces et charnues, parfois même un peu humide... Et elle sentait bon les prés verdoyants et les forêts musquées... Mais Sally... Sally... En l'embrassant, Dolly eût comme la sensation d'embrasser une macchabée. Ou peut-être bien la Mort elle-même, car l'odeur décomposée qui s'échappait de sa bouche et de son souffle froid ne pouvait rappeler rien d'autre que cela... Et curieusement, bien que surprise, elle n'en fût pas terrifiée.
"Non, non ! Mieux que ça !" s'exclama Kelly en tirant Dolly de ses réflexions.
"-Oh, mais quoi encore ?" gémit piteusement celle-ci en se retournant. "Ne l'ais-je pas embrassée comme vous l'aviez demandé ? Maintenant, pitié, l-laissez-nous tranquilles..." Dolly ne parvint à dire ces mots la tête haute. Elle se sentait être redevenue une petite fille, lors d'une époque ou les enfants du village se moquaient de son apparence. Que pouvait-elle demander à part une pitoyable supplication pour un peu de clémence et de tranquillité ? Rien, mais c'était là une époque ou Earl venait prendre sa défense. Dans huit jours... Courage Dolly, encore huit petits jours, et ton calvaire prendra fin...!
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