Chapitre X : L'Asile (3) [Quatrième partie]
"Earl... Earl n'est pas venu ?" demanda Dolly d'une voix toute chétive à l'infirmière qui la raccompagnait à sa cellule (une certaine Lucy).
"-Earl ?" répéta celle-ci d'un ton désintéressé en pensant que la patiente C54F devait faire allusion à un personnage imaginaire.
"-Oui, Earl. Mon frère. Il devait venir, il n'est pas venu. Il devait venir me chercher. Est-il venu? Je devais sortir d'ici aujourd'hui. C'est important.
-Il n'y a pas eût de visites aujourd'hui, navrée." répondit évasivement Lucy en la reconduisant dans sa cellule. Dolly resta sans voix. La porte qui se referma devant ses yeux lui sembla avoir été claquée à même son cœur. Soudain, elle se précipita contre la lourde entrée d'acier rouillé, et se mit à tambouriner furieusement dessus :
"Il y a forcément eût des visites !" s'exclama-t-elle, au bord d'une colère naissante et croissante.
"-Non, je te dis qu'il n'y en a pas eût..." répliqua avec froideur l'infirmière, qui s'était retournée.
"-Mais si ! Earl est forcément venu ! Il est forcément venu, comprenez-vous ? Earl ! Mon frère adoré ! Est-il encore ici ?
-Il n'est pas là. Tais-toi, maintenant..." marmonna Lucy, qui avait bien plus de gêne à donner des ordres et des mauvaises nouvelles que ses collègues. Mais Dolly fit tout à fait le contraire, et cogna deux poings furieux contre le porte :
"Vous mentez ! Earl ne peut pas ne pas être venu ! Il me cherche, j'en suis sûre ! Il va me faire sortir d'ici ! Enfin, je vous en prie ! Dites-moi : où est mon frère ?!
-Je ne sais pas, mais il n'est pas ici. Reste tranquille, maintenant.
-Pas ici ? Petite menteuse !" Quelle voix déchirée elle avait ! "Earl ! Où est-il ?! Répondez, répondez si vous avez une âme ! Je suis à l'agonie sans mon Earl... Il me faut mon frère ! Pitié, je veux juste savoir ! Dites-moi et je me tairai ! Dites-moi et je serai tout ce que vous voudrez ! Est-ce donc un mal de seulement désirer voir sa famille ? Ah, je vous en supplie; pour l'amour de Dieu, je vous en supplie...!" Elle continua de marteler la porte, mais rien n'y fit. Lucy était partie. Et Earl n'était pas venu. Il ne lui resta alors plus rien qu'un grand vide désolant au fond du cœur, et, l'âme encore toute étripée de détresse, elle s'écroula à terre en sanglotant doucement.
Mercredi 27 novembre 1897 :
Earl viendra. Son voyage a été retardé, mais il viendra. Aujourd'hui, peut-être demain, Earl va venir.
Lundi 2 décembre 1897 :
Aujourd'hui, il neige. Earl n'est pas venu. Mais cela ne saurai tarder.
Jeudi 5 décembre 1897 :
A l'Ouest, rien de nouveau.
Samedi 7 décembre 1897 :
Earl n'est pas venu.
Lundi 9 décembre 1897 :
Earl ne viendra pas.
Mardi 10 décembre 1897 :
"Je ne suis pas malade, je ne suis pas folle."
Vendredi 13 décembre 1897 :
"Je ne suis pas malade, je ne suis pas folle. Je ne suis pas malade, je ne suis pas folle. Je ne suis pas malade, je ne suis pas malade, je suis folle, je ne suis pas, je suis malade, folle, je suis, je ne suis pas..."
Dimanche 15 décembre 1897 :
Voici un mois que Dolly était maintenant emprisonnée. Deux semaines seulement auraient dû la séparer de sa liberté, la priver de son Riverhive natal, de son violoncelle, de sa Rosy chérie, et de la tendre compagnie de son frère. Voilà un mois que se succédaient les méthodes, plus horribles de jour en jour, propres au traitement instauré par Edmond, les tortures des infirmières, et le froid éternel des gris couloirs de misère. Dolly n'était plus sûre... De quoi ? De rien. Elle errait entre ses propres pensées tel un fantôme aux complexions mortifères, au teint cadavérique, et aux émotions atterrées; comme si elle fût devenue son propre fantôme. Les innombrables heures passées dans le hall vide avaient vidé son esprit de toute notion temporelle, de toute notion de sa propre elle. Elle ne savait plus que penser, car penser seulement lui était devenu un exercice étrange et douloureux où des espoirs côtoyaient autant de désillusions, d'interrogations sans réponses, et de réponses délurées sans qu'il n'y ait eût une interrogation préalable. La raison lui faisait défaut, et tout ce que le hall ne lui avait pas aspiré, les séances de bain l'avaient récuré à même son corps. Quand à Earl, il ne viendrait pas. Muette, recroquevillée sur elle même, le visage perdu entre ses boucles blanchâtres qui avaient avec les semaines adopté un reflet cireux, Dolly attendait. Comme toujours. Et maintenant, c'en était fini. Elle ne sortirait pas d'ici. Personne, pas même Earl ne viendrait la délivrer. Elle ne sortirait pas d'ici, si ce n'est pour rejoindre le petit cimetière établi derrière l'Asile. Et rien ne la guérirait. Elle mourrait en ce lieu. Elle mourrait de sa guérison imposée !
Mais alors...
"Dolly ? Dolly ?" Une voix ?
"Dolly ! Où est-tu, ma Dolly ?" Ciel ! Cette voix !
"-Earl ? Earl...?" chuchota la jeune fille du bout de ses lèvres bleues.
"Dolly ! Où est-tu, ma Dolly ?" répéta la voix dans un lointain écho. La pâle albinos bondit alors de son banc, malgré les risques qu'elle encourait, et se précipita hors du hall vide, en direction de celui où l'on accueillait les visiteurs et les nouvelles patientes.
"Earl ? Où est-tu ?! Earl ! Je suis là ! Earl !" se mit-elle à crier alors qu'elle courait à pleines jambes, comme si tout ses muscles s'étaient réveillés d'un coup. La porte du hall des visiteurs se dessinait de plus en plus proche face à elle, et Dolly courait plus vite qu'elle n'avait jamais couru ! Comme si l'espoir lui donna des ailes, elle accéléra davantage, son visage orné d'un immense sourire soulagé et euphorique. Elle ne se retourna même pas, ne prêta aucune attention aux médecins et infirmières qui la poursuivaient comme un fauve échappé de sa cage. Elle était ! Là ! Oui ! Encore un peu ! Si proche de la porte ! De sa poignée ! Oui ! Si proche ! D'Earl ! Earl, Earl, Earl !!!
Mais une main furibonde ! Longue ! Crochue et sèche ! Celle d'Edmond, à tous les coups; agrippa et tira ses cheveux avec tant de force que Dolly en tomba à la renverse !
"Earl ! Earl ! J'arrive ! Je suis là !" cria-t-elle en tentant de se remettre debout ! C'est qu'on la plaqua par terre !
"Earl ! Par ici, Earl! Earl !" elle rampa comme une forcenée ! Se débattit contre tout et tous, mais trop de bras et de mains vinrent bientôt se mettre en travers de sa route ! Qu'importe ce que tous disaient, qu'ils lui ordonnent de se taire, qu'ils ne la traitent de malade mentale, EARL était derrière cette maudite porte ! Que quelqu'un l'ouvre ! Mais qu'on la laisse l'ouvrir ! Qu'on la laisse; qu'on la laisse !
"EARL ! EARL !" Dolly s'égosillait autant ce peut; et qui aurait crû à son arrivée que la demoiselle apeurée et tremblante des premiers jours aurait pu entrer dans un tel état de furie ? Deux médecins et deux infirmières, parmi lesquels Edmond et Julie, étaient maintenant agglutinés autour d'elle et tentaient par tous les moyens (y compris les plus violents) de la maîtriser.
"Laissez-moi ! Je vous en conjure, laissez-moi voir mon frère ! Mon Earl ! Pitié, pité ! Earl ! EARL ! JE SUIS LA !" hurla Dolly de plus belle, alors qu'elle sentit ses bras ses faire emprisonner dans une camisole de force. Parmi ses quatre bourreaux, des chuchotements s'élevaient, notamment plusieurs opinant que l'on était dimanche. L'Asile n'ouvrait pas ses portes ce jour là. La salle d'attente était complètement vide...
"EARL ! EARL ! EARL ! AU SECOURS ! A MOI ! EARL !" Dolly n'était plus capable de contrôler quoi que ce soit d'elle-même. Son esprit et son cerveau n'étaient pointés que vers une seule idée, unique, claire et précise : Earl était là. Derrière la porte. Edmond ne fût pas de cet avis lorsqu'il demanda à Julie de frapper Dolly si fort dans le ventre que son souffle en fut coupé l'espace de plusieurs secondes. Après quoi, il la traîna par les cheveux jusqu'à son cabinet, insistant que malgré la vivacité de sa patiente, il serait capable de la maîtriser seul. Et surtout, qu'il voulait rester seul avec elle. Dans l'ordre du traitement.
"NON ! EARL ! LÂCHEZ-MOI, HOMME INFÂME ! EARL ! EARL ! LAISSEZ-MOI VOIR MON FRÈRE ! MON FRÈRE ! JE VEUX LE VOIR ! EARL ! OÙ EST-TU ? IL VA ME TUER ! IL VA ME TUER !!! EAAAAAAAARL !!!"
Earl n'est pas venu.
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