Chapitre VII : Le Manoir (4) [Seconde partie]
Quel étrange contact... Dolly eût l'impression d'être progressivement vidée de ses forces, comme si l'on aspirait son sang, mais aussi son souffle, son âme, à travers cette blessure. Elle était bien large, et le sang coulait de plus belle. Quelle cicatrice cela lui ferait d'ici quelques jours...! Gwendolyn continuait de presser ses lèvres contre la plaie ouverte et buvait à grandes lampées, comme si elle n'eût jamais goûté quelque chose d'aussi bon en deux siècles et demi. Dolly pouvait sentir ses dents... Ses deux longues canines protubérantes et acérées qui l'avaient tant effrayées lors de leur première rencontre, voilà qu'elles étaient contre sa peau; elle ne sentait rien d'autre ou presque que cela... Bien que la vampiresse, légèrement réticente au début, ne boive maintenant son sang à pleines gorgées, Dolly savait que celle-ci faisait en même temps de son mieux pour que la pointe de ses crocs ne l'atteigne et ne la blesse davantage.
La tête de la belle albinos commençait à lui tourner, les forces à lui manquer. Gwendolyn buvait avec plus d'appétit qu'elle ne l'eût espéré au départ, mais Dolly se satisfaisait au fond bien de cela. La tête de la vampiresse, enfouie dans son bras, bougeait légèrement au rythme de ses succions affamées. Elle aspirait plus férocement, buvait plus goulûment... Il y avait maintenant comme quelque chose d'animal en cette scène, de bestial et pourtant de... Presque naturel. Tel le vieux loup affamé dévorant lentement son petit agneau, car il n'y aurait pu, à ce moment, avoir de comparaison plus parlante. Aah...! Soudain, Dolly sentit le contact de la langue à même sa chair vive, lécher encore et encore le sang qui en coulait. Jusqu'aux tissus, jusqu'aux os, jusqu'à la moelle... De deux doigts, Gwendolyn écarta la plaie, plus grandement qu'elle ne l'était déjà. Sa langue impétueuse et maintenant adoucie par le sang léchait à l'intérieur même de la blessure, profondément, toujours plus profondément; sous les gémissements douloureux de Dolly. Les tremblements vifs de celle-ci, de voix comme de corps, ne firent aucunement réagir la vampiresse, qui buvait, buvait, buvait ! La douceur du début s'était perdue progressivement... Il en était fini des petits baisers tendres, des gestes imprécis corrigés par la charmante maladresse de l'amour, désireux de faire le moins de mal possible... Non. Gwendolyn Thrall ne s'embarrassait plus de tout cela, sa faim insatiable semblait avoir prit le contrôle de son esprit; et ni les gémissements plaintifs, ni les vaines tentatives de recul de Dolly ne semblaient y changer quoi que ce soit... La voix de Dolly, langoureuse dans sa faiblesse et sa douleur, ne parvenait à murmurer rien d'autre que des petits cris, petits sons; des gémissements tout doux et tout frêles... Qu'aurait-elle dit de toute façon, si la parole lui était venue ? Elle seule avait incité Gwendolyn à boire son sang, mais jamais n'aurait-elle imaginé que ce fût si concluant... Presque trop...
"A-Amour...hhhh... Vous... Vous me faîtes mal...hhhhh... AH !" souffla Dolly entre deux expirations pénibles, ponctuées d'un cri de douleur quand sa chair ne fût écartée que davantage.
"Hhh... Gwendolyn ! A h! A-Arrêtez...hhh... S'il vous plaît, arrêtez...Ah ! Vous me...hhhh... Vous me faîtes... Ah ! M-Mal !" articula-t-elle de plus en plus douloureusement. On ne l'écoutait plus. Qu'elle crie, supplie, parler dans le vide aurait eût le même effet. Pourquoi Gwendolyn ne réagissait-elle pas ?! Jamais, de sa vie, Dolly n'avait enduré de telles douleurs, et son corps se débattait presque maintenant, dans un incontrôlable désir de mettre fin à sa souffrance. Mais la faim terrifiante de la vampiresse semblait tout aussi incontrôlable, pour preuve qu'elle ne laissa pas Dolly partir... Avec cette fois-ci plus de brutalité que de caprice romantique, elle s'appuyait désormais lourdement sur le corps de l'humaine, l'empêchait de partir, voire même de bouger. Et pour peu qu'elle n'avait pas aspiré tout le sang de son bras, peut-être aurait-elle mordue sa chair... De plus en plus effrayée, de plus en plus faible, Dolly tenta tant bien que mal de se défaire de Gwendolyn... Peine perdue ! Elle crû, pauvre innocente, que son supplice était terminé lorsque enfin, la bouche de la vampiresse se décolla de sa plaie béante, affreusement ouverte. Mais c'est tout à coup une seconde douleur, plus lancinante encore car plus brutale, qui la saisit immédiatement : de ses longs doigts griffus, la vampiresse avait creusé une autre entaille, large et cruelle, sur l'autre bras de Dolly. Sans même que sa victime ne puisse apercevoir son visage (qui avait sans doute pris la complexion d'une horrible créature affamée ne répondant plus que par ses désirs), Dolly sentit alors à nouveau cette bouche, affreuse, douce et sanglante, cette langue, affreuse, rêche et sanglante, s'introduire sur sa blessure et parmi elle. On la saignait. Ses forces la quittaient progressivement, et rien ne pouvait arrêter la faim bestiale et incontrôlable de Gwendolyn Thrall... A nouveau, Dolly sentit sa nouvelle plaie se faire écarter plus qu'elle ne l'était déjà, lui arrachant des cris glaçants et des supplications vaines...
Elle supplia, à nouveau. Sa voix se perdit entre deux cris et des gémissements, à nouveau. Elle voulût, par tous les moyens, arrêter la fureur affamée de celle qu'elle aimait, mais chacune de ses tentatives, de ses plaintes, se révéla vaines. Elle tenta de repousser Gwendolyn, de dégager son bras de ses crocs, de rouler sur le côté, mais ne le pût... Soudain, les lèvres de la vampiresse lâchèrent subitement sa plaie, dans le même bruit immonde que ferait une sangsue lâchant d'elle-même sa proie une fois toute grassée de sang bien frais... La vampiresse souffla. Gutturalement. Un souffle... D'outre-tombe. Horrifique et rauque. Infernal. Aussitôt, Dolly n'attendit pas : elle recula du mieux qu'elle le pût, bien que s'appuyer sur ses bras blessés lui arracha de vives douleurs. Mais alors ! Gwendolyn ! Dont elle ne vit même pas le visage, se rua sur elle, grognant, soufflant, ahanant plus férocement que jamais ! Un monstre on la croyait devenue ! Effrayée, Dolly poussa un cri et son bras trébucha sur une racine; elle tomba dans les lys ! Mais elle le savait, la monstrueuse vampiresse s'approchait d'elle et réclamait du sang. Encore, toujours plus de sang, jusqu'à ce qu'il ne reste de Dolly Heaventon qu'une grande mare de chair vidée et fripée...
"Ton sang... Ton sang... Il me le faut !" grogna Gwendolyn en adoptant une démarche aussi désarticulée que terrorisante. Sa tête demeurait penchée vers le sol, cachée entre ses longs cheveux d'ébènes. Ils semblaient maintenant avoir la même couleur que le bois dans l'entrée du manoir : un... Noir. Terriblement profond... Un affreux et ténébreux, abyssal noir infâme... Elle se mouvait pareille à une créature que Dolly elle-même n'aurait pu décrire : ses longues mains squelettiques se tendaient au sol, et elle était mi à quatre-pattes, mi dans une autre position indéfinissable qui tordait ses chairs et contorsionnait ses muscles. Sa cage thoracique, plus pointue et écartée que jamais, semblait s'ouvrir à travers son corps à tel point qu'elle en modifiait son apparence. Les côtes se déployaient toutes sans exception comme deux larges ailes osseuses et démoniaques surgies à même sa poitrine... Sa peau semblait devenue encore plus spectrale, son teint d'autant plus cadavérique ! Et elle avançait, violait de sa présence impure et monstrueuse le beau petit champ de lys qui avait poussé sous le grand et macabre cyprès... Plus la vampiresse avançait, plus toute trace de celle que Dolly avait côtoyée auparavant semblait avoir disparue. Qu'était cette chose ? Dolly n'était pas tombée amoureuse d'un monstre, aussi violent et inopiné que puisse être un coup de foudre. Où était Gwendolyn ? Où était sa vampiresse ? Ce n'était pas ça qui lui faisait face et la poursuivait, affamée de sang. Et quand Dolly eût finalement compris que Gwendolyn Thrall avait abandonné à son terrible péché de gourmandise tout ce qui fit d'elle la Gwendolyn Thrall qu'elle aimait, alors eût-elle le courage de se relever et de s'enfuir.
Le visage déformé par la peur et les pleurs, Dolly courut à en perdre haleine. Le jardin avait beau être intérieur, il était si grand qu'il était facile de s'y perdre. Ses jambes lui semblaient si légères, portées par les ailes de la crainte, qu'elle aurait pu s'envoler ! Alors elle courait, elle courait comme une dératée, écartant sauvagement toutes les branches d'arbres sur son chemin, enjambant les racines en soulevant impudiquement sa longue robe ! Elle courait, elle courait, comme elle n'avait jamais couru, car, ciel ! PEUT-ÊTRE ne le pourrait-elle plus jamais si la Créature la rattrapait. DOLLY sentait qu'elle était poursuivie, son cœur n'aurait pu battre avec plus d'intensité qu'à ce moment. ET si la Créature mettait la main sur elle, qu'adviendrait-il de Dolly Heaventon ?
Sans se soucier de la direction empruntée, Dolly était parvenue jusqu'à ce qui semblait être un souterrain. Ne se préoccupant guère de ce qu'elle pourrait y trouver, elle jugea qu'il valait mieux s'y réfugier pour le moment, en priant pour que la Créature ne devine pas sa cachette. Dégageant quelques fougères et les replaçant ensuite de sorte à ce que l'entrée soit moins visible, Dolly plongea dans le long couloir lugubre. Alors, elle avança à pas de loup, le cœur encore tout retourné, et l'âme toute chamboulée. Une quantité non négligeable de sang coulait toujours de ses bras, et elle se sentit soudainement bien stupide de s'être mise en danger de la sorte, en ravivant l'appétit sanglant de Gwendolyn... "Oh, à cause de moi !" se lamenta-t-elle tout bas pour qu'on ne l'entende de nulle part. "A cause de moi, ma chère n'est devenue rien d'autre que la terrible manifestation d'un mal pernicieux qui attendait d'être réveillé ! Oh, que j'exècre mes choix irréfléchis !" Et elle pleura doucement. Seule dans le noir, un monstre à sa recherche, Dolly ne voyait pas comment elle pourrait se sortir vivante de cette affaire, et une telle révélation dans un moment pareil n'aurait pu être plus malvenue. La tête lui cognait, comme si l'on donnait des coups de marteaux à l'intérieur même de son crâne. Son souffle était irrégulier, et ses bras saignaient abondamment sans qu'elle n'ait quoi que ce soit pour refermer ses blessures... Elle pensa, abandonnée à de sordides réflexions : son sang avait-il si bon goût pour que Gwendolyn n'ait pu s'en détacher que par la force ? Cette idée l'amusa autant qu'elle l'inquiéta, mais l'envie de vérifier cela était trop forte. Dolly porta alors son bras droit devant elle. Affreux, il l'était; tout de sang maculé, une vue plongeante donnée sur la chair largement ouverte, et qui laissait voir tout ce dont l'intérieur d'un bras était composé... Aussi répugnée que curieuse, Dolly crû qu'elle allait s'évanouir à la vue de sa propre chair dévastée et dégoulinante, mais la porta tout de même à ses petites lèvres innocentes, qui jamais n'avaient goûté de tel met jusque là. Avec sa langue, Dolly lécha un peu de son propre sang, puis la fit tourner dans sa bouche pour en analyser le goût. Elle ne savait trop quoi en penser. Vrai, c'était là un parfum qu'elle n'avait jamais expérimenté auparavant : il y avait en son sang des nuances de salé comme de sucré, auxquelles se mêlaient également des parfums tantôt doux tantôt amers; le tout avec un arrière goût de vin. Étrange ivresse...
Soudain, un bruit de pas résonna dans les ténèbres. Complètement... Saccadé, bizarre, et : terrifiant... Rien d'humain, non, rien d'humain ne se reflétait dans ces pas... Monstrueux, les pas, ils étaient... Le cœur de Dolly bondit si fort à l'intérieur de sa poitrine qu'elle crû qu'il allait s'en échapper ! Et, dans ce silence bruyant, une voix déformée, détraquée, dérangée, murmurait...
"Du sang... Du sang... Ma mignonne, donne-moi tout ton sang... Du sang... Du sang... Ma mignonne, donne-moi tout ton sang... Du sang..." psalmodiait-elle dans les limbes.
AUSSITÔT surgit une effroyable silhouette ! BLANCHE comme un cadavre et déformée par la mort, alors apparût Gwendolyn ! TERRIFIANTE comme elle ne l'avait jamais été, son visage était d'un effroi épouvantable ! SANGLANTE, ses pupilles enflammées se révulsaient vers l'Enfer, ses crocs pointus avaient adoptés une taille démentielle, ses mains griffus et son corps squelettiques une horreur dantesque ! DOLLY hurla face à ce monstre qui, même d'apparence, n'avait plus rien d'un tant soi peu humain, et elle fuit; elle fuit en criant ! MAIS sa poursuivante fût plus rapide que jamais et la rattrapa, la saisit, la fit tomber ! ALORS Dolly ne pleura et hurla que plus fort, car maintenant elle savait son heure venue ! HORRIFIQUE, la terrifiante Créature la saisit par les bras, appuyant de ses paumes dures et coupantes contre les larges blessures de Dolly ! PRÊTE à mordre, la monstrueuse vampiresse rugit démentiellement ! HORS de tout ce qui avait été un jour Gwendolyn Thrall, elle respira bruyamment, rauquement, tel le ferait un démon; et s'approcha du cou de la pauvre Dolly ! DÉSESPÉRÉE et terrifiée, Dolly tenta de se débattre, en vain ! ET alors que la vampiresse ouvrit sa large bouche infernale vomissant des petits coulis de sang, Dolly, en désespoir de cause, n'eût d'autre choix qui lui vint à l'esprit que de faire ce qu'elle fit.
AINSI, elle...
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