Chapitre VII : Le Manoir (4) [Première partie]
Au détour d'un couloir si sombre qu'on n'y vit rien, Gwendolyn mena Dolly par la main jusqu'à une petite porte en bois dur et sec, qui semblait bien lourde, et rongée de végétation par endroits. La frêle vampiresse n'eût qu'à la pousser légèrement, et aussitôt celle-ci s'ouvrit, révélant à Dolly un paysage qu'elle n'avait jusque là vu que dans les illustrations des livres de contes de fées qui avaient bercés son enfance. Les yeux écarquillés, elle hésita presque à poser les pieds dans cet Eden qui semblait hors du temps et de l'imagination. Un si beau jardin! Merveilleux, et précieux, et, oh, si romantique! Au coeur de ce grand manoir sombre ne résidait ni plus ni moins qu'un grand jardin intérieur, à ciel ouvert, et à corps déployé. Il y avait dans cette nature mourante, ces feuilles rougies par l'automne, ces arbres tortueux et ces herbes nouées, une forme de beauté macabre, douce, froide et figée. Il en allait d'autant plus qu'à cela s'ajoutaient, par delà les dalles en pierre foncées enfoncées sous le sol et maintenues prisonnières par les racines des arbres environnants, un sombre et pourtant magnifique tombeau. Inerte il demeurait, à quelques mètres seulement d'un gigantesque cyprès plus noir que la plus vile des âmes, entouré de ses grosses racines semblables à d'immenses bras forts et veineux. Les branches se courbaient en son dessus, formant comme une fragile voûte de milles et uns longs doigts de bois ayant perdus touts bourgeons et toutes feuilles. Et par les côtés du grand tombeau, noir, ouvert, tel une porte vers les Limbes, avaient fleuris en abondance de splendides lys aussi blancs que la peau et la chevelure de Dolly. Qu'ils étaient jolis, les petits lys tout pâles... A croquer...!
"Gwendolyn, que c'est beaux!" s'exclama Dolly, en se promenant à travers les allées avec l'innocence d'une jeune enfant dans un jardin fleuri par un beau jour de printemps. Mais bien sombre était ce jardin là... Qu'en était-il des jolies fleurs, qu'en était-il des beaux jours de printemps? La Mort régnait ici en maîtresse intransigeante, et aucun corps ne pourrait résister à son emprise. Fleurs, fleurs! Elles n'ont ici que deux couleurs : le mystérieux rouge automnal, le malheureux rouge... Sanglant... De... Fleurs, fleurs! Fanées, fanant... Seuls blancs, les petits lys demeuraient sous la gigantesque ombre du funèbre cyprès... Lys, lys! Allons voir si le lys sous le cyprès a bien grandi...
"Et ces lys! Ne sont-ils pas tendres?" poursuivit Dolly en se baissant devant le tombeau. L'ombre du cyprès la recouvrait. "Pardonnez-moi pauvres petits, l'amour rends cruel..." dit-elle en en cueillant un le plus doucement possible. Se retournant alors vers la vampiresse, qui avait observé d'un oeil attendri ses exaltations en ce macabre lieu :
"Pour vous, j'ai pris la vie de cet être. L'honoreriez-vous en l'acceptant comme présent, mon amour?" demanda Dolly en tendant des deux mains le lys à Gwendolyn. La vampiresse attarda son regard sur sa Dolly, qui elle fixait toujours la fleur qu'on lui avait cueillit.
"Il est trop beau pour moi. Je ne le mérite point." dit Gwendolyn en esquissant un léger sourire. Alors que Dolly leva un visage légèrement déçu, elle perdit le siens dans la contemplation du lys. Elle prit les mains de Dolly, encore plus froides qu'à l'accoutumé, dans les siennes, et baisa la fleur à l'intérieur.
"Vous seule méritez ce lys." acheva-t-elle en le prenant, et le plaçant dans les cheveux de son amour. Elle constatait, d'ailleurs, que pour une personne ayant appris il y a peu qu'elle était condamnée à rester en ce lieu, jusqu'à en mourir ou devenir vampire, Dolly avait un comportement plus frivole et détendu que jamais. Mais peut-être étais-ce sa manière de dissimuler les noires réalités teintant son pauvre esprit...
"Voyez ce cyprès?" demanda-t-elle, plus lentement et gravement soudain, passant un bras à la taille de Dolly. Elles firent quelques pas, Gwendolyn continua : "Il n'est que grâce à lui que j'ai pu survivre aussi longtemps sans chair pour me contenter..." dit-elle. Dolly la regarda, sans rien dire. Il est vrai que ses pensées étaient dès lors occupées d'une question qui curieusement ne l'avait pas frappée plus tôt : Gwendolyn était une vampiresse. En dehors de toute exception, sa nature l'obligeait à se nourrir de sang. Comment était-elle seulement parvenue à survivre deux cent cinquante ans sans 'réserve' à proximité? Les deux poursuivirent leur marche jusqu'à parvenir face au long sempervirent torturé. D'un geste qui semblait presque attristé, Gwendolyn se défit de l'étreinte de Dolly et passa derrière le tombeau, évita les lys, et marcha sur les grosses racines de l'arbre, déployées comme les larges tentacules d'un vieux Kraken terrestre, jusqu'à parvenir à l'immense tronc; triste et sombre, que les années ne semblaient guère avoir épargné... En s'approchant légèrement, Dolly pût constater que l'écorce de cette solide mais bien mélancolique créature était comme abîmée, tailladée et cruellement marquée par les cicatrices du temps. La vampiresse tâta alors de ses grandes mains fines et crochues les parois de ce corps autrefois fort et puissant, passa ses doigts entre les rainures qui étaient comme de pauvres rides sur ce bois trop malmené par les années. A corps contre corps collé, une main près de sa propre joue, Gwendolyn, de ses cinq autres doigts griffus, planta ses ongles tranchants dans la chair du macabre cyprès, que l'on aurait pu entendre gémir de cette douleur trop souvent subie... Alors s'échappèrent de sa plaie ouverte cinq filets d'un liquide aussi rouge que le sang humain, tous se regroupant et se confondant en un seul flot, que la vampiresse recueillit dans sa main prédatrice avant de porter le fruit de sa récolte à sa bouche.
"Lui seul m'a nourrie durant tout ce temps..." murmura Gwendolyn d'un air aussi las qu'asservi, continuant de récolter le sang et de le boire lorsque sa main était pleine. Toutefois, son regard resta centré sur Dolly. Le sourire de la belle albinos avait alors fondu comme neige au soleil, et en ses yeux semblait s'être logé la même complexion de douleur que celle éprouvée par la vampiresse. Elle joignit ses deux mains. Pourquoi? En ce creux semblaient se matérialiser d'invisibles émotions... Elle ne semblait qu'à peine se soucier que le sombre cyprès soit gorgé de sang et non de sève, ses préoccupations étaient autres.
"Mais... Ne vous faut-il pas consommer du sang... Animal?" demanda-t-elle timidement, faisant quelques pas vers l'avant.
"-Il n'est nulle âme qui vécut en ces murs deux siècles et demi durant hormis la mienne..." expliqua tristement la vampiresse en léchant ses doigts et sa main ensanglantés sans aucune gourmandise. Elle repris : "J'ignore... Combien de temps encore il pourra... Me sustenter..." Sa voix prit une teinte rauque et soudainement plus affaiblie que jamais. Son corps écharpé, effilé par la faim comme la solitude n'en parût alors que plus marqué encore par le poids des années solitaires, du désespoir sentimental, et de ce régime forcé. Il y avait dès lors en son visage pointu et osseux, une sorte de vieillesse intérieure éternelle qui semblait lui peser comme une épée de Damoclès. Dolly trouva soudain qu'à bien y regarder, Gwendolyn et le cyprès n'étaient pas si différents l'un de l'autre... Alors la vampiresse s'effondra à terre.
"Gwendolyn!" s'écria Dolly en se précipitant vers elle, écrasant même malencontreusement quelques lys dans ses foulées hardies. Elle s'agenouilla près d'elle et prit son visage froid, plat et coupant comme une plaque de verre entre ses deux mains tendres, et demanda d'un air inquiet en couvrant son front de petits baisers mignons.
"Allons Gwendolyn , que vous arrive-t-il? Ne me faîtes pas de mauvaises surprises comme cela! Gwendolyn? Amour! Oh, dites-moi donc ce qui peut accabler votre corps de la sorte! Ma tendre, vous semblez si veule et triste! Que j'aimerais faire quoi que ce soit pour vous soulager de ces tourments qui vous rongent! Pitié, expliquez-moi tout et trouvons une solution ensembles!
-Pauvre Dolly, il n'y est pas de solution..." soupira lentement Gwendolyn en se laissant aller aux embrassades de son humaine.
"-Allons, ne répliquez pas cela!" rétorqua celle-ci. "Le sang de ce cyprès ne vous nourrit-il pas convenablement?
-Il n'est sensé être qu'un moyen de survie aux vampires n'ayant plus d'accès à de la chair fraîche durant un temps... Comprenez que sans visiteurs quels qu'il soient, j'ai dû..." Elle se mit à tousser gravement. "...J'ai dû me contenter de ces... Rations de secours deux siècles et demi durant. Mais je n'en peux plus..." Elle n'en toussa que davantage, tandis que Dolly caressait ses cheveux lisses d'un air de plus en plus désemparé en écoutant sa complainte. "Son goût m'est devenu insupportable, et pourtant...! J'ai déjà tenté de me laisser mourir de faim par le passé, mais mon immortalité me ramena bien vite à la désolante réalité... Alors voici : je suis condamnée à me nourrir éternellement du sang de ce pauvre arbre de mort, et chaque jours je le saigne de la sorte pour subvenir à ma maudite éternité..." Elle tourna alors des yeux aussi désespérés que désolés vers Dolly. "Ma pauvre petite Dolly, je suis si faible et lasse! Voyez donc quelles terribles choses vous attendent si par malheur vous devenez comme moi à votre tour?" Dolly ne sût trop quoi dire. Son regard indiquait une réflexion perdue vers des divagations aussi brumeuses que douloureuses.
"Aussi, n'avez-vous jamais goûté de sang humain?" dit-elle finalement en la fixant profondément, les yeux sanglants de l'une se perdant alors dans ceux de l'autre. Gwendolyn secoua la tête de droite à gauche en seule réponse. Dolly soupira légèrement d'un petit air attristé aussi sincère que touchant. Elle se mit alors à inspecter vivement les alentours du regard, à tâter le sol, l'arbre, pour y trouver quelque chose qui satisferait la pensée et accomplirait l'idée qu'elle venait d'avoir. Gwendolyn observa d'un air interloqué ce curieux manège, n'ayant aucune idée de ce que Dolly avait en tête. Finalement, celle-ci parut au bout d'un petit moment trouver ce qu'elle cherchait tant, et saisit entre ses mains frêles une pierre fine et pointue qui avait dû appartenir au chemin de dalle, mais s'était retrouvée ici. En hésitant d'abord quelque peu, Dolly tendit son bras gauche face à elle. Toute tremblante, elle frotta alors la pointe aiguisée de la pierre sur sa peau laiteuse, appuya et força, jusqu'à la percer vilainement. Un mince file de sang chaud et brillant se mit alors à couler sur son avant-bras, qui prit rapidement une teinte rouge épouvantable. Dolly gémit de douleur, mais poursuivit encore son action. Alors elle élargit sa plaie, criant presque sous les horribles souffrances qu'elle s'infligeait, et tremblant maintenant de tous ses membres. Sous le regard complètement abasourdi de Gwendolyn, elle continua, s'arrachant toute seule des cris et des râles douloureux. Elle faillit en pleurer! Mais enfin, quand son ouvrage lui parût suffisamment travaillé, elle posa alors la pierre mutilatrice qu'elle tenait entre ses doigts rougis, et porta son bras sanglant sous le visage de la vampiresse.
"Je vous en prie, buvez." dit-elle faiblement en souriant avec plus de douceur que n'importe qui d'autre ne le pourrait dans une telle situation.
"-D-Dolly..." articula Gwendolyn d'un air penaud. Mais elle fût devancée dans sa parole et ses réflexions :
"-Il vous faut du sang humain, mon amour. Pour vivre, il vous faut mon sang, alors buvez-le généreusement : je vous l'offre avec plaisir. Je ne deviendrai pas vampire car vous n'aurez même pas à me mordre. Buvez, je vous en prie! Prenez tout ce qu'il vous faut, mon sang est à vous; mon corps tout entier est à vous!
-Dolly, pourquoi vous être infligée de telles souffrances?! s'exclama alors Gwendolyn, la mine horrifiée; horrifiée que Dolly ne se soit mise dans un tel état rien que pour elle. "Voyez comme vous saignez! Vous n'êtes pas immortelle, voyons! A perdre tant de sang, vous allez...
-Non, Gwendolyn, non. Cette douleur là n'est rien de plus qu'un léger chatouillement comparé à la vôtre. Ce que j'éprouve là ne sera jamais qu'une infime part de tout ce que vous avez pu endurer au cours de ces longues années; et je veux vous voir savourer mon sang. Amour, ma jolie vampiresse, prenez ce sanglant nectar qui coule en mes veines mortelles : je le fais vôtre. Faîtes-moi l'honneur de vous en sustenter, ce serait pour moi la plus belle chose que vous puissiez me faire! Nourrissez-vous de mon sang, sucez et aspirez-le jusqu'à en devenir ivre, jusqu'à ce que l'anémie me gagne! Buvez, bel amour, buvez donc!" Gwendolyn ne sût que dire face à une demande aussi passionnée. Jamais n'aurait-elle souhaité que Dolly s'égratigne seulement pour elle... Pour la nourrir... Cette idée l'emplissait autant de honte que de tendresse amoureuse envers son aimée; et aussitôt eût-elle humé le parfum suave et enivrant du sang de Dolly, aussitôt se jura-t-elle de succomber à la tentation cette fois seulement, et jamais plus pour le reste de sa vie.
Toutes deux étaient assises côtes à côtes contre le tronc du grand cyprès, Gwendolyn sur une grosse racine et Dolly près des lys. Légèrement plus bas, Gwendolyn se hissa sur ses deux mains, puis les frotta contre sa longue robe rouge. De là, elle saisit le plus délicatement possible, le bras ouvert à sang que Dolly lui tendait, en commença par baiser sa main. Ses lèvres, elles-mêmes maculées du sang du cyprès, parurent plus douces qu'elles ne l'aient jamais été à Dolly par ce seul contact. Elle embrassa longuement et tendrement ces tendres mains diaphanes, comme si elle cherchait à les pomponner du sang déjà à moitié séché maculant ses lèvres. Sa langue râpeuse vint alors doucement lécher les filets les plus gros, sur la paume, au creux, et elle se mit à sucer lentement les doigts rougis de Dolly. Sa petite langue, après quoi déjà un peu moins sèche, remonta ensuite doucement sur le poignet, se confondit en petits baisers amoureux et mal assurés, jusqu'à parvenir à la large entaille. Le sang de Dolly était d'un rouge si étincelant, si vif, si pur, qu'on aurait pu le croire une rivière de rubis fondus. Sa rougeur n'était que plus marquée et sublimée de part la blancheur spectrale de la peau sur laquelle il se déversait. Avec le plus de délicatesse dont elle pouvait faire preuve, Gwendolyn colla alors sa bouche contre la plaie de chair et de sang de Dolly, et, telle une grande sangsue, commença à pomper, à aspirer et à sucer.
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