Chapitre III : Le Manoir (2) [Seconde partie]
"Pardonnez les frayeurs que je vous cause..." murmura la voix d'un souffle.
"Q-Q-Qui êtes-vous ?" bredouilla Dolly, peinant à retrouver un rythme respiratoire correct.
"-Je m'appelle Gwendolyn Thrall. Je suis l'unique propriétaire et habitante des lieux." répondit la femme très simplement.
"-Miss Thrall, je vous en supplie, qui êtes-vous ?" supplia Dolly en agrippant la poignée avec toujours plus de ferveur.
"-Mais...je viens de vous le dire...
-Non, Miss Thrall, non, vous ne m'avez pas tout dit..." Ravalant sa salive, passant brièvement sa langue sur ses lèvres toutes sèches, articulant avec grande difficulté : "Êtes-vous humaine ?" Gwendolyn ne dit rien pendant un instant.
"-En presque touts points, oui." dit-elle finalement.
"-Mais vos...vos dents... Ais-je bien vu ce que j'ai vu ?
-...Oui.
-Oh ! Malédiction !" Dolly s'écroula au sol, lâchant la poignée. Plus pâle encore que d'habitude, sa peau ! Seigneur, l'on aurait dit une morte ! Dos à la porte, présentée dans toute sa faiblesse, elle tenta une dernière fois, vainement, de la pousser. Évidemment qu'elle ne bougea pas, petite sotte ! Elle préféra alors enfouir ses mains dans son visage.
"Alors c'est ainsi ? Il n'y a pas d'issue, je vais mourir ici... Pardieu ! Si j'avais su... Oh, si j'avais su !" En désespoir de cause, elle dégagea finalement deux mains lasses de sa frimousse d'outre-tombe, les laissa mollement tomber au sol. "Qui suis-je pour lutter ? Je sais quels combats sont les miens, et lesquels je ne peux mener... J'ai perdu d'avance, finissons-en ! Soyez rapide ! Oh, qu'on me pardonne mes péchés si j'en ai un jour commis... Adieu à moi !" Et elle pleura doucement.
"-Mais enfin...?" murmura Gwendolyn, troublée. "Je crains ne même pas savoir où vous voulez en venir...
-Créature de la nuit ! Vous aviez sans doute tout prévu, et maintenant je suis à votre entière merci... Oh, mais comment ais-je pu être aussi bête... Que je tente, que je veuille m'enfuir, je ne pourrai vous échapper; je ne puis lutter contre des forces si obscures...
-Miss...
-Oh, vampiresse ! Si j'ai péché, pauvre mortelle, suis-je dans ton purgatoire ? Ta fatale morsure m'emmènera-t-elle en Enfer ?" s'écria Dolly en se relevant soudainement, écartant des bras désespérés face à Gwendolyn, qui elle la fixait d'une mine dépitée. Ce visage...si...si triste ! Que de malheur se reflétait entre cette pâleur cadavérique, plus encore que celle de Dolly, ces joues creuses, ce nez pointu, ces cernes protubérantes, ces lèvres et ces yeux sanglants, et ces... Ces canines pointues ! Voilà ce qui effraya Dolly. Les longues canines acérées de Gwendolyn Thrall. Mais comment étais-ce possible ? Aucun humain ne pouvait disposer de telles dents...
"En dépit de ma nature, croyez bien que jamais je n'oserai ne serais-ce que lever le doigt sur vous." dit Lady Thrall en s'approchant de Dolly.
"-Comment vous croire ?" soupira tristement Dolly en lui tournant la tête. Son frêle corps nacré drapé de noir plaqué contre la porte en bois de noyer s'offrait presque, inconsciemment, à la créature de sa terreur. Le cou exposé, une large boucle blanche retombait délicatement dessus, et Gwendolyn la chassa d'un doux geste, du bout de ses doigts griffus. Les mains de Dolly se serrèrent davantage contre la porte, et tout son corps, brûlant, tremblait tant que c'en était inquiétant...
"Vous n'êtes pas humaine..." poursuivit Dolly en peinant à rester audible. Elle le pensait et s'en désespérait, car elle se savait impuissante : son heure était venue. Oh, fallait-il vraiment que sa vie se termine de la sorte ? Mordue à vif, vidée de son sang par un vampire dans un mystérieux manoir au fin fond de la campagne anglaise ? Quelle tragédie...
"-Je ne puis le nier." répondit doucement Gwendolyn en s'approchant du cou tendu de Dolly, soulevé sans cesse par ses halètements.
"Je veux l'entendre de votre bouche... Qu'êtes-vous ? Si vous n'êtes pas humaine dites-moi quelle est votre vraie nature !" demanda Dolly, terrifiée de la réponse qu'elle connaissait, mais à laquelle elle allait devoir faire face. Elle ferma les yeux. Ses lèvres se tordirent de peur.
"Vous l'avez déjà deviné. Et déjà dit..." murmura Gwendolyn, ses lèvres glacées maintenant toutes proches du cou chaud de Dolly.
"-Dites-le ! Que ceci ne soit qu'un cauchemar me paraît tout aussi surréaliste que ce que vous semblez être... Alors dites !
-Je suis un vampire.
-Ha ! Cruelle réalité ! Je ne rêve donc pas, et vous allez maintenant vous...vous repaître de mon sang !
-Non. Je ne vous ferai pas le moindre mal. Jamais je ne porterai la main sur vous. Et si tel est votre désir, jamais même je ne vous regarderai dans les yeux." Dolly ouvrit les siens, intriguée, bien que mal assurée. Le visage entier de Lady Thrall n'était éclairé qu'à la mince lueur d'une flamme timide, au bout d'une bougie qu'elle tenait entre ses longs doigts crochus... Son ombre se confondait avec les ténèbres absolues derrière elle. Toute lumière exception faîte de la bougie semblait avoir disparue, et sans la flamme, il n'aurait été rien d'autre que de terrifiantes limbes en cette pièce... Le corps squelettique, osseux, écharpé, maigre, pointu, tordu, fantasmagorique de Gwendolyn ne trouvait de semblable nul part ailleurs qu'en l'infini obscurité qui elle seule pouvait cacher d'aussi inquiétants atours... Contre la porte en revanche, demeurait la douce Dolly : un visage et une âme d'ange, mêlés en un corps dans lequel se reflétait une beauté des plus surnaturelles; une peau nacrée et laiteuse, des lèvres plus douces que la soie, des cheveux qui sentaient bon les fleurs sauvages, un regard et une voix si tendres, même sous l'effroi le plus absolu...
"-Pourquoi devrais-je vous croire ? Cela pourrait être une de vos ruses !" souffla Dolly.
"-Nay. Je suis sincèrement désolée d'animer tant de crainte et de méfiance en vous, loin de moi fût cette idée..." De ses lèvres fraîches, Gwendolyn posa un chaste baiser sur le cou tout chaud de Dolly, lui arrachant un soupir craintif. Elle se retourna ensuite, allumant une à une les bougies éteintes sur les deux candélabres avec sa petite flamme.
"-Alors si vous ne désirez me...me tuer...quelles sont vos intentions envers moi ?" Un peu de cire fondit sur le sol, mais Gwendolyn n'en fit aucun cas. Elle s'arrêta face à la cheminée, et ranima le feu à l'intérieur en y jetant la bougie qu'elle tenait. Les bûches s'enflammèrent alors en un véritable brasier ! Si bien que Dolly crût un instant que le feu allait s'attaquer au mobilier, mais il n'en fût rien. La pièce retrouvait d'un seul coup toute la chaleur et la sensation de confort qu'elle avait perdu il y a peu, et même Gwendolyn semblait moins effrayante, désormais.
"Aucunes." répondit-elle placidement. "Je brûlais simplement de l'envie de voir qui était celui ou celle me faisant l'honneur d'une telle maîtrise au violoncelle en ces murs.
-Est-ce vous qui jouiez du viola ?
-Oui.
-Dans ce cas, permettez-moi de vous retournez votre compliment." répliqua Dolly en se forçant d'esquisser un sourire (quel intérêt puisque Gwendolyn avait le dos tourné ? Oh, comme elle était maigre ! Tous ses os se dessinaient à travers sa robe, l'on voyait chaque pointe de sa colonne vertébrale, chaque côte de sa cage thoracique...). La vampiresse se retourna lentement. Dieu, elle sourit ! Légèrement certes, mais Dolly pensait bien un visage aussi mélancolique incapable d'esquisser le plus infime signe de joie ! Sa respiration se faisait maintenant plus contrôlée, sa peur retombait progressivement. Elle avait encore du mal à concevoir, encore plus à croire tout ce qui lui arrivait... Réveillée dans un lieu inconnu, seule, et maintenant dans un sombre manoir en discussion avec une authentique vampiresse ? Allons! On en aurait mit en asile pour des propos moins abracadabrants !
"Maintenant, qu'allons-nous faire ?" demanda Dolly après un silence, son regard toujours fixé sur la mystérieuse Lady Thrall.
"-Maintenant... ll faut que vous partiez..." répondit celle-ci d'une voix glaciale et mélancolique. Son grand regard cerné dans lesquels se reflétaient les flammes de la cheminée se posa en celui de Dolly. Inertes, aucune des deux femmes ne parvenait à détacher ses yeux rouges de l'autre.
"-J'ignore complètement où je suis. Et même si je partais, où irais-je en une nuit si fraîche et venteuse ?" fit remarquer Dolly, quand bien même elle n'était pas totalement rassurée à l'idée de rester en compagnie d'une vampiresse. Et pourtant, il est vrai que Gwendolyn semblait incapable, dans sa morale, de lui faire le moindre mal... C'en était presque touchant.
"Vous êtes chez moi. A Dartmoor, dans les Cornouailles." dit Gwendolyn, la lèvre inférieure légèrement avancée par rapport à l'autre. Dolly prit une expression pensive, sans pour autant détacher son regard de Lady Thrall. Autant qu'elle s'en souvienne, l'attelage sensé l'emmener à Port Isaac devait traverser l'Angleterre presque de nord en ouest, et se rendre ainsi du Yorkshire au South West. Les Cornouailles étaient l'un des derniers territoires à passer jusqu'à arriver à destination. Étrange... Et si...comme elle l'avait supposé plus tôt, le cocher était-il parti à sa recherche, et aurait fini ici comme elle ? Dolly finit par demander :
"-Je vois... Lady Thrall, quelqu'un est-il venu ici plus tôt ?" Le visage de Gwendolyn vira au sombre, ses mains crispées, se resserrèrent sur sa longue robe rouge, qui à vu d'œil était à la mode d'il y a au moins deux siècles passés... Dolly crût qu'elle n'avait importuné son hôte et s'en effraya quelque peu, car sans cesser de la fixer, Gwendolyn baissa légèrement la tête et dit, rauquement :
"Nulle âme hormis la mienne n'est venue ici depuis deux-cent-cinquante ans. En deux siècles et demi... Vous êtes ma première visiteuse, miss... Il me semble d'ailleurs que vous ne m'ayez pas appris votre nom...
-D-Donaelie, mais je préfère que l'on m'appelle Dolly." souffla celle-ci, tant intriguée que peu rassurée face à la réponse dont venait de lui faire part la vampiresse. Mais au fond, réfléchit-elle rapidement, si Gwendolyn était bel et bien ce qu'elle semblait être, cela expliquait une telle longévité...
"-Dolly... Ha... Cela vous va bien. Je ne puis vous offrir mon hospitalité, très chère. J'aimerai, mais je ne le puis... Il faut que vous partiez." dit tristement Gwendolyn, le cœur soulevé par une sorte de gros chagrin dont Dolly n'arrivait pas à comprendre la nature. Faisant quelques pas vers la pâle vampiresse, elle demanda, la voix doucereuse :
"Puis-je seulement vous demander pourquoi ?
-Il en va de votre sécurité...
-Ma sécurité ?
-Dolly, chaque instant en votre présence est une bataille entre deux moi...
-J-J'ai bien peu de ne pas saisir où vous voulez en venir...
-Partez ! S'il vous plaît ! Si vous le pouvez encore, partez, partez !" Gwendolyn lui tourna le dos dans un grand mouvement, faisant trembler ses cheveux d'ébène. Dolly n'avait cessé de s'approcher. A chaque phrase, un nouveau pas, ses mains 'de violoncelliste' étaient maintenant tendues vers Lady Thrall, l'une des deux femmes froide comme milles cadavres, l'autre bouillonnante d'une fièvre ravageuse...
"Ne me forcez pas à vous supplier !" gémit la vampiresse en n'osant regarder Dolly.
"-Pourquoi ? Chère Lady, je ne demande qu'un pourquoi et je m'en irai. Je braverai le vent et la nuit si vous m'en donnez l'ordre avec une telle ferveur, mais dites-moi !
-Dolly, belle Dolly, je crains ce que vous craigniez il y a encore peu de cela ! De plus...
-De plus ? Allons !" Doigts liées, mains partagées, Dolly avait maintenant bravé sa crainte de la sombre vampiresse. Deux corps macabres ainsi unis, l'un avait les relents d'un vieux cyprès et l'autre d'un jeune lys... Mais peut-être n'est-ce là que divagations métaphoriques. Les yeux de Gwendolyn étincelaient comme d'épaisses gouttes de sang sur un joyau; se perdaient dans ceux de Dolly, plus brillants que des rubis. Elle tourna la tête de droite à gauche, faiblement et misérablement, comme voulant se défaire d'une pensée qu'elle n'osait admettre. Puis, elle regarda à nouveau Dolly.
"Amour, allons voir si le lys, sous le cyprès a bien grandi..." murmura-t-elle en respirant un peu plus fort.
"-Que me dites-vous là ?" demanda Dolly d'une voix désolée, passant une main angélique sur une joue froide et dure, dans laquelle ne se découpait aucun charme; tout au plus une froide et déprimante beauté macabre...
"-Vous me torturez...!" gémit Gwendolyn en cherchant à se défaire de l'étreinte que Dolly resserrait de plus en plus.
"-Comment ? Mais en quoi ? Oh Gwendolyn, vous êtes une femme bien mystérieuse !" soupira tristement Dolly en caressant les sombres cheveux de la vampiresse, lisses et droits, effrayants d'austérité malgré leur beauté. Ils étaient moins doux qu'elle ne l'avait imaginé. Semblant affaiblie, luttant contre d'invisibles démons, Gwendolyn poursuivit sa lancinante récitation...
"A ta mort, j'étendrai ton corps sans vie...
-Lady !
-Sous ce cyprès plein de lys...
-Vous m'effrayez à nouveau...
-Pour que jamais...notre passion...ne périsse..." Et elle se tût. Tremblante. Un vent plus violent que jamais vint s'écraser avec une force phénoménale contre les fenêtres; il en aurait emporté le manoir tout entier ! Les mains, ces mains tordues, cartilagineuses, froides, posées une derrière le cou, une autre dans le dos de Dolly, Gwendolyn serra fort, fort à étouffer. Et, la tête enfouie contre le torse de la jeune fille...
"-Qu'on me pardonne mes faiblesses..." articula-t-elle si faiblement que Dolly l'entendit à peine. Alors leurs lèvres se rencontrèrent de nouveau.
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