Chapitre III : Le Manoir (2) [Première partie]
Dolly ouvrit les yeux en sursaut. Une main froide, posée sur son épaule nue, la Passacaglia venant de s'achever, oh, elle était tant absorbée par la mélodie qu'elle en aurait oublié où elle se trouvait. Sa tête était légèrement penchée vers l'avant, sa joue un peu rosie par la confortable chaleur émanant de la cheminée presque collée au manche du violoncelle. Une main. C'est tout ce qu'elle vit sur l'instant. Une fine main pâle, aussi pâle que les siennes, à tel point que de tortueuses veines bleutées en étaient visibles à travers. Et si rachitique ! Absolument tous les os étaient visibles sous cette si menue membrane morbide, de la surface aux longs doigts fins... Et les ongles, ils étaient taillés comme des griffes ! Tremblante... Dolly... Releva la tête...
Ses pupilles vermeilles parcoururent lentement tout le corps de la personne lui faisant face. L'individu portait une longue robe du même rouge ardent que ses yeux, ce devait donc être une femme. Dolly regarda toujours plus haut... Du prolongement de ce bras squelettique, se suivait un corps à la même image. La robe, serrée, laissait voir sans aucun problème les larges côtes, semblant traverser sa cage thoracique comme de morbides ailes de chauve-souris déployées à même cette chair qui semblait presque inexistante. Cette femme...paraissait d'une fragilité absolue : la moindre brise pourrait emporter un corps si fin, le moindre choc pourrait briser des os si fragiles... Il y avait ensuite ce cou... Maigre comme le reste, blanc comme la cire, et pourtant... Dolly rêva peut-être, mais il lui sembla voir deux petits trous dessus, comme ceux faits par une morsure... Mais au moment ou son regard allait se porter sur le visage de sa visiteuse, la femme à robe matte retira sa main et se retourna vivement, et Dolly ne vit plus d'elle que sa longue et hirsute chevelure d'ébène, légèrement ondulée et descendant avec une rigueur irrégulière et dérangée jusqu'à ses hanches... Mais elle avait de si beaux cheveux ! Cela lui rappelait une nouvelle qu'elle avait lue, par une soirée fraîche comme celle-ci : il y était question d'un homme s'aventurant dans une demeure abandonnée, tombant soudain né à né avec le spectre d'une ravissante femme, celle-ci lui demandant de lui brosser les cheveux. Mais Dolly douta que celle lui ayant brusquement tourné le dos lui demande telle chose. Hésitante, elle n'osa tout d'abord rien dire. Puis, se résignant :
"P-Pardonnez-moi d'être entrée et de m'être imposée de la sorte..." Ses petites lèvres tremblaient un peu, autant en faisait sa voix. Mal assurée, toujours collée au violoncelle, le cœur de Dolly battait plus fort sans même qu'elle ne s'en rende compte. Elle voulut poursuivre, mais la voix de son interlocutrice, à la fois faible, froide, et néanmoins très teintée d'une certaine langueur calme, la devança. Les mots semblèrent s'échapper de ses lèvres comme un souffle délicat venant doucement se poser jusqu'aux oreilles de Dolly. Elle dit :
"Vous jouez divinement bien.
-J-Je m'excuse de ne pas vous avoir demandé la permission pour...
-De ma longue vie, je n'ai jamais entendu pareille maîtrise, à n'importe quel instrument que ce soit.
-Madame...
-Pouvez-vous tendre vos mains ?
-Que... Mes...? Pardonnez ma question, mais pourquoi une telle demande ?
-Il faut que je les voies. Pouvez-vous tendre vos mains ?
-B-Bien... Voilà.
-Ayez maintenant l'obligeance de fermer les yeux.
-Mais...
-Ne vous embarrassez pas de question. S'il vous plaît, je ne vous ferais rien, mais fermez les yeux." Sans trop savoir quoi répondre, Dolly poussa un petit soupir gêné et s'exécuta, ferma les yeux et présenta ses longues mains de porcelaine. Un pas fût avancé vers elle, elle savait que sa mystérieuse interlocutrice était maintenant retournée, face à elle. Si Dolly ouvrait les yeux, alors verrait-elle l'inconnu visage... A quoi ressemblait-il ? L'envie de regarder la démangeait, alors qu'elle sentait les doigts crochus de la femme parcourir ses mains pâles. Seigneur, qu'elles étaient chaudes tout à coup ! Ou est-ce parce que Dolly était glacée ?
"Vous êtes brûlante..." murmura la voix, ses mains s'appliquant à toucher la moindre parcelle de celles de sa visiteuse.
"Et votre cœur...bat si vite..." poursuivit la femme, une main délicate maintenant sur le torse de Dolly, l'autre dans sa main droite. De ses doigts griffus, elle parcourut avec la plus douce habileté l'entièreté de la main de Dolly qu'elle tenait encore : passa son pouce sur la surface, caressa la paume, sentit chaque cartilage, chaque petit os, jusqu'au bout des doigts, légèrement plus durs dû à la pratique quotidienne d'un instrument à corde. La femme porta alors la main examinée à son visage : Dolly sentit une joue creuse et douce, une peau fraîche mais ambiante, des lèvres gercées et pourtant si tendres qui se posèrent alors sur son index et l'embrassèrent, le sucèrent presque, car Dolly sentit le bref contact d'une langue toute chaude contre sa peau froide.
"Ce sont de vraies mains de violoncelliste..." dit la femme, murmurant ces quelques mots dans un soupir aussi profond qu'il parût langoureux à Dolly; qui elle contenait de moins en moins de voir ce visage interdit.
"Depuis combien de temps pratiquez-vous ?" susurra la voix, dont les lèvres commençaient à remonter progressivement sur le bras de Dolly.
"-Depuis que j'ai six ans." souffla Dolly, le souffle lentement accéléré alors que la main griffue posée sur son cœur venait d'effleurer sa poitrine en remontant lentement vers son épaule nue. Les lèvres aussi, étaient maintenant sur son autre épaule.
"Et aimez-vous cela ? Jouer du violoncelle...?" enchaîna la voix, toujours plus faible, soupirante, et pourtant toujours plus proche. Dolly parvenait de plus en plus difficilement à contrôler sa respiration. N'étais-ce qu'une impression, ou son cœur... Qu'étais-ce ? De la panique ? De la peur ? Pourquoi battait-il de la sorte ? Ses lèvres s'ouvrirent légèrement, laissant échapper un petit souffle saccadé. Maintenant, la tête lui tournait. Maintenant, les deux mains étaient sur ses épaules. Les lèvres ? A son cou, cette vampire allait sûrement la mordre ! Non, allons, allons...
"J-Je ne perçois pas ma vie sans..." murmura-t-elle, d'une voix à peine audible. Elle avait si froid !
"-Vous êtes bouillante..." firent remarquer les lèvres qui remontaient son cou blanc. Les mains se serraient avec tant de force que de délicatesse contre sa peau soyeuse, ses épaules laiteuses. Dolly avait chaud, maintenant... Et si froid... Si chaud, si froid, elle voulait tant ouvrir les yeux !
"Ciel, vous tremblez." murmura d'un souffle la voix mystérieuse, si près de Dolly, qu'elle sentit presque les mots pénétrer l'intérieur de sa bouche toujours entr'ouverte. Elle ne contrôlait plus sa respiration ! T-T-Tremblait-elle à ce point ? Avait-elle trop chaud ? Avait-elle trop froid ? Où sont maintenant les lèvres froides ? Les mains sont si chaudes... C'en était trop, elle ouvrit les yeux.
Deux. Lèvres. Blanches comme la Mort se collèrent aux siennes, deux mains remontées autour de son cou caressèrent sa peau albe. La tendre bouche voulut aussitôt se défaire, mais Dolly força l'étreinte à durer quelques secondes de plus. Quelle blague... Elle avait fermé les yeux sur la surprise. Elle les rouvrit aussitôt, mais l'instant était fini, la femme s'était aussitôt retournée; tremblant à son tour. Dolly se leva alors brusquement, et, empoignant le poignet de l'inconnue, la retourna vers elle; et enfin vit-elle son visage.
"Ha !" Dolly ne pût s'empêcher de pousser un grand soupir d'exclamation. Tremblant alors de tout ses membres, elle lâcha le poignet de la femme pâle, son propre visage pétrifié d'une expression faciale qui trahissait tant d'effroi que d'indicible étonnement. Elle recula de plusieurs pas, le souffle court, le cœur cognant férocement à travers sa poitrine, les muscles tendus et la bouche sèche. La grande dame demeurait quand à elle aussi inerte qu'une statue. Le feu dans la cheminé avait constamment diminué au point qu'il n'en restait maintenant plus que de petites braises rougeoyantes écrasées entre les grosses bûches noircies. Les flammes du premier candélabre sur la table s'étaient toutes éteintes, et seules deux sur les six bougies demeuraient encore allumées sur le second. A l'extérieur, le grand vent frappait les fenêtres avec une férocité monstrueuse. L'avant-dernière flamme fût soufflée, puis, soudain ! La dernière. Désormais, il n'était plus aucune source de lumière que la lune, nimbée d'un sombre brouillard nocturne. Silencieusement, la femme s'approcha dans l'obscurité. La panique de Dolly n'en grandit que davantage, autant que sa respiration ne s'en fit que plus saccadée. Elle recula encore, elle était bientôt sortie du salon, mais...? Les portes étaient fermées ! Haletante, elle posa ses mains (glacées) sur les poignées, mais peine perdue ! Force, Dolly Heaventon, ça ne servira à rien ! La grande femme s'approche toujours plus près... Ouvre cette porte, Donaelie Heaventon ! Si proche...! Que va-t-elle lui faire ?! Dépêche-toi pour ta vie, Donaelie Joannah Myrtle Heaventon !!
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro