Chapitre 2 : Séléné
Le regard de Séléné se perd loin, très loin dans la campagne en mouvement. Sa tête est appuyée contre la vitre du wagon et elle sent les vibrations du train qui la bercent. Heureusement, elle a pu trouver un billet pas trop cher pour Moûtiers à la dernière minute. Tout est plus coûteux pendant la saison d'hiver. Les joies du tourisme ! Alors que sous ses yeux défilent les paysages desséchés du sud de la France, elle repense à la conversation téléphonique qu'elle a eue avec sa mère la veille.
Comme toujours, celle-ci n'a pas perdu de temps en discours inutiles. L'efficacité reste sa qualité la plus redoutable et elle la met à profit en gérant une partie du plus grand domaine skiable au monde : la station de ski des Menuires dans le domaine des 3 Vallées. Sa mère lui a donc demandé de les rejoindre en Savoie pour les funérailles d'Ismène et ne lui a pas fourni davantage d'informations quant aux circonstances de sa mort.
Séléné n'a pas perçu de tristesse dans sa voix, mais elle aurait été étonnée du contraire. Ce n'est pas pour rien que ses employés la surnomment « la Reine de glace », un surnom qui lui va comme un gant, tant pour sa position sociale dans la station que pour son caractère. Néanmoins, elle a senti quelque chose de très subtil dans son intonation, quelque chose qui se glissait entre ses mots y apportant une certaine tension. Oui, c'est exactement ça. En y réfléchissant bien, Séléné se rend compte que sa mère paraissait tendue hier au téléphone.
Elle secoue la tête par pur réflexe, chassant loin d'elle cette idée saugrenue. Sa mère s'est toujours montrée maîtresse de la situation, peu importe la situation en question. Ce n'est donc pas aujourd'hui qu'elle va perdre ses moyens alors qu'elle accède enfin à la position dont elle a toujours rêvé. Sa grand-mère morte, sa mère devient le nouveau chef de famille. Séléné soupire de dépit. Elle sait très bien que, si elle suit ce raisonnement, elle devient alors l'héritière du clan des Lou.
Et c'est la dernière chose dont elle a envie.
Il semblerait qu'accepter ce poste d'enseignant-chercheur à l'université de Bordeaux, c'est-à-dire à l'autre bout de la France, pour échapper à sa famille n'était pas suffisant. Celle-ci trouve toujours le moyen de la rattraper. Ses racines s'enroulent de manière inexorable autour de ses chevilles et la tirent bien malgré elle jusqu'à sa terre natale.
La jeune femme défait avec agacement son chignon. Celui-ci la gêne quand elle repose sa tête contre le siège. Or elle essaie désespérément de s'endormir pour ne plus penser à sa famille. Et puis, il lui reste encore plusieurs heures de trajet, son arrivée n'étant prévue qu'à 21 heures environ. Elle vérifie une énième fois son billet de train qui indique « Moûtiers — 20 h 48 ». Oui, il lui reste encore de nombreuses heures à se laisser bercer par ce train avant de devoir affronter la folie familiale. Séléné s'endort en pensant à ce répit, un léger sourire adoucissant les traits de son visage.
La gare de Moûtiers est envahie par les touristes, engoncés dans leur combinaison de sports d'hiver, les skis et les bâtons sur les épaules, prêts à éborgner quelqu'un. Séléné se faufile entre eux avec sa petite valise à roulettes, après avoir refermé son manteau d'un geste sec. La buée de sa respiration dans l'air nocturne lui indique que l'hiver s'attarde encore dans la vallée. Alors que Bordeaux a déjà revêtu ses atours printaniers et laisse fleurir les terrasses des cafés, la Savoie a toujours un pied dans l'hiver et ce ne sont pas les sommets enneigés des montagnes qui vont démentir cette impression.
La jeune femme avance dans le parking, cherchant un visage familier, espérant que sa mère ne l'a pas oubliée. Ce ne serait pas la première fois... Et, alors qu'elle s'apprête à lui passer un coup de fil agacé, elle sent une présence derrière elle :
— Mademoiselle Lou ? demande un jeune homme aux cheveux bruns.
Séléné le détaille des pieds à la tête. Il semble avoir son âge, mais, elle a beau réfléchir, son visage aux traits fins ne lui rappelle rien. Comment sa mère ose-t-elle envoyer un inconnu la chercher à la gare ? Elle sent une colère bien trop familière naître au creux de son ventre.
— Mademoiselle Lou ? répète-t-il, insistant.
— Oui, c'est moi, répond-elle d'un ton cassant.
— C'est bien ce qui me semblait... Vous avez les yeux des Lou ! ajoute-t-il en souriant.
Séléné est agacée par son ton familier. Elle ne se donne pas la peine de lui retourner son sourire. Elle se souvient qu'elle a retiré ses lunettes en arrivant à la gare. Ici, elles ne lui sont d'aucune utilité, car tout le monde connaît la couleur très particulière des yeux des membres de sa famille. Cela ne sert à rien de les cacher.
— Je vous prie de m'excuser, je ne me suis pas présenté. Je suis Endy, l'assistant de votre mère. Céline m'a demandé de vous conduire directement chez vous. Elle ne vous verra pas ce soir. Elle a eu un imprévu à gérer. Mais elle m'a assuré qu'elle aura plus de temps à vous consacrer demain.
Séléné hoche la tête sans être étonnée. Rien n'a changé ! Si ce n'est que sa mère a ajouté un nouveau jouet à sa collection. Elle suit ce dernier jusqu'au 4X4 noir et monte à l'avant. Elle s'enferme dans un mutisme destiné à décourager toute tentative de discussion de sa part. Après quelques questions restées sans réponses, le jeune homme la laisse contempler en silence les paysages enneigés qui brillent sous la lueur d'un croissant de lune. Séléné sait que la lune est ascendante et, comme les autres membres de sa famille, elle n'a pas besoin de lever les yeux pour le vérifier.
La lune est montante. Elle le sait, c'est tout.
La voiture se gare devant l'immense chalet familial qui semble désert. Pendant que l'assistant de sa mère récupère sa valise dans le coffre, Séléné fait quelques pas dans la neige. Elle la sent crisser sous ses bottes et elle ne peut pas s'empêcher d'être excitée comme quand elle était gamine. Elle avait oublié cette sensation. Elle avait oublié, surtout, à quel point elle aimait cette sensation.
Un immense sourire barre son visage et elle réprime une envie de commencer une bataille de boules de neige avec... Mince ! Tout à la joie de ses retrouvailles avec la neige, elle a oublié la présence de l'assistant. Il est juste derrière elle, bien trop près, un sourire surpris sur les lèvres et une étincelle d'amusement dans ses yeux gris.
— On rentre se mettre au chaud, mademoiselle Lou, ou vous préférez jouer dehors encore un peu ? D'ailleurs, je dois vous appeler comment : mademoiselle Lou ou mademoiselle Séléné ? ajoute-t-il, taquin.
Il ne manque pas d'audace, c'est certain ! Séléné est estomaquée. Elle en oublie de réfléchir avant de parler :
— Mademoiselle Lou, ce sera parfait, dit-elle d'un ton glacial. Maintenant, pourriez-vous m'ouvrir la porte du chalet si ce n'est pas au-dessus de vos compétences, bien sûr ?
Et voilà. Cela fait moins d'une heure qu'elle est revenue en Savoie et elle s'exprime déjà de la même manière dédaigneuse que sa mère. Séléné hésite, l'espace d'un instant, à sauter dans la voiture pour retourner aussitôt à Bordeaux. Elle lève les yeux sur Endy, prête à s'excuser de sa grossièreté, mais celui-ci s'est déjà avancé vers l'entrée de la maison. Il lui ouvre la porte et la maintient ouverte pour elle, sans lui adresser un regard. Séléné s'approche, à moitié gênée, à moitié satisfaite d'être débarrassée de sa sollicitude.
— Merci, dit-elle d'un ton adouci.
Il la salue avec une froideur toute professionnelle et la laisse seule. Elle fait quelques pas dans le chalet et allume la lumière. Un raz-de-marée d'émotions l'envahit alors. Elle est tiraillée entre deux impressions contradictoires. Elle reconnaît le moindre meuble, le moindre objet et il lui semble que toutes ses habitudes sont là, tapies dans l'ombre, prêtes à coller de nouveau à ses pas, à s'ajuster à sa silhouette comme une vieille veste qu'on retrouve par hasard au fond d'un placard.
Mais elle ressent également une fêlure.
Elle est devenue une étrangère dans sa propre maison, celle de son enfance. Elle sent bien que quelque chose s'est brisé.
Harassée par la fatigue du voyage, elle titube jusqu'à sa chambre d'adolescente et s'effondre sur son lit, succombant presque aussitôt à un sommeil sans rêves.
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